Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 26

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 112-114).



Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

Jeudi matin, 9 mars.

M Lovelace ne se rebute pas de mon silence. J’ai reçu de lui une autre lettre, quoique je n’aie pas répondu à la précédente.

Quelque moyen que cet homme ait l’art d’employer, il est instruit de tout ce qui se passe dans notre famille. Ma prison, le départ d’Hannah, plusieurs circonstances que j’ignore moi-même, du ressentiment et des résolutions de mon père, de mes oncles et de mon frère, il est informé de tout, au moment que les choses arrivent. Ce n’est point par de bonnes voies, ma chère, qu’il peut se procurer ces informations. Son inquiétude paraît extrême. Il me parle de sa passion pour moi et de son ressentiment contre ma famille dans les termes les plus violens. Il me presse beaucoup de lui engager ma parole que je ne serai jamais à M Solmes. Je crois qu’honnêtement je puis lui faire cette promesse. Il me prie " de ne pas croire qu’il cherche à se faire un mérite aux dépens d’autrui, puisqu’il se propose d’obtenir mon cœur par le sien, ni qu’il pense à m’attirer dans ses intérêts par la crainte. Mais il déclare que le traitement qu’il reçoit de ma famille est si insupportable, que tous ses amis, sans excepter milord M et ses deux tantes, lui reprochent perpétuellement de ne pas s’en ressentir ; et s’il a le malheur, dit-il, de ne recevoir de moi aucun sujet d’espérance, il ne peut me répondre des extrémités où son désespoir est capable de le porter ". Il ajoute " qu’à la vérité ses proches, sur-tout les dames, lui conseillent d’avoir recours aux loix ; mais quel moyen pour un homme d’honneur, de répondre par cette voie à des injures verbales, de la part des gens qui ont droit de porter une épée " ?

Vous voyez, ma chère, que ce n’est pas sans raison que ma mère appréhende comme moi quelque nouveau malheur et qu’elle m’a offert indirectement le ministère de Chorey pour porter ma réponse.

Il s’étend beaucoup sur les sentimens de bonté dont les dames de sa famille sont remplies pour moi. Je n’en suis pas connue personnellement, excepté de Miss Patty Montaigu, que je me souviens d’avoir vue une fois chez Madame Knolly . Il est naturel, je m’imagine, de chercher à se faire de nouveaux amis, à proportion qu’on voit baisser l’affection des anciens. Mais j’aimerais mieux paraître aimable aux yeux de ma propre famille et aux vôtres, qu’à ceux de l’univers entier. Cependant les quatre dames de sa famille ont une réputation si bien établie qu’il doit être agréable pour tout le monde d’avoir quelque part à leur estime. N’y aurait-il pas quelque moyen, par l’entremise de Madame Fortescue, ou par celle de M Hickman, qui connaît milord M de s’informer (secrétement néanmoins) qu’elle est leur opinion sur les circonstances présentes, et sur le peu d’apparence qu’il y a désormais que l’alliance qu’elles ont autrefois approuvée, puisse réussir. De mon côté, assurément, je n’ai pas assez bonne opinion de moi-même pour m’imaginer qu’elles puissent souhaiter de voir persévérer leur neveu dans ses vues, malgré tant de rebuts et de mépris. Non que je prenne beaucoup d’intérêt aux conseils qu’elles peuvent lui donner là-dessus ; mais il semble que milord ayant signé sa lettre précédente, et toute leur famille me faisant assurer de leur amitié, je ne dois pas être mal dans leur esprit. Je ne serais pas fâchée que ces assurances fussent confirmées par quelque personne indifférente, d’autant plus qu’ils mettent, comme on le sait, un fort haut prix à leur alliance, à leur fortune et à leur noblesse, et qu’ils se plaignent, avec raison, d’être surpris dans le traitement que M Lovelace a reçu de ma famille.

Jusqu’à présent, la curiosité est mon seul motif ; et je me promets bien de n’en avoir jamais de plus fort, malgré les prétendus battemens de cœur dont vous m’avez soupçonnée ; oui, ma chère ; quand il y aurait moins de reproches à lui faire qu’il n’y en a effectivement.

J’ai fait réponse à ses lettres. S’il me prend au mot, ma curiosité n’aura pas besoin d’être si vive, pour savoir ce que ses parens pensent de moi, quoiqu’il soit toujours fort doux d’être estimé des honnêtes gens. Voici la substance de ma réponse.

" je lui marque mon étonnement, de le voir si bien et si-tôt informé de tout ce qui se passe ici. Je l’assure que, quand M Lovelace ne serait pas au monde, je ne serais jamais à M Solmes. Je lui dis que rendre, comme j’apprends qu’il le fait, défis pour défis à mes proches, c’est me donner une fort mauvaise marque de sa politesse, et de la considération qu’il prétend avoir pour moi ; que si j’apprends qu’il se présente à la porte d’aucun de mes parens, pour leur rendre une visite sans leur consentement, je prendrai la ferme résolution de ne le voir de ma vie, si je puis l’éviter ".

Je lui apprends qu’on a fermé les yeux sur l’envoi de ma lettre (quoique personne n’ait vu ce qu’elle contient), à condition que ce sera la dernière qu’il recevra jamais de moi ; que s’il veut se le rappeler, il m’a entendu dire plus d’une fois, avant même que M Solmes eût été présenté à notre famille, que mon inclination me portait au célibat ; que M Wyerley et d’autres prétendans peuvent lui rendre témoignage que c’était mon choix avant que je l’eusse connu lui-même ; que rien n’aurait été capable de m’engager à lui écrire sur le sujet présent, si je n’avais cru reconnaître qu’il en avait usé assez généreusement avec mon frère, et qu’il n’avait pas été bien traité par mes amis : que, dans la supposition même qu’ils eussent embrassé ses intérêts, et que j’eusse pu renoncer à mes projets de célibat, j’aurais eu de grandes objections à former contre lui, et je les lui aurais déclarées naturellement si j’avais reçu ses assiduités sur un autre pied que les visites ordinaires. Enfin, je lui déclare que, par toutes ces raisons, j’espère que la seule lettre que je veux bien recevoir de lui sera la dernière, et que je ne l’attends que pour y apprendre qu’il se rend à mes désirs, du moins jusqu’à des conjonctures plus heureuses. J’ai cru devoir ajouter cette restriction, pour ne les pas pousser tout-à-fait au désespoir. Mais s’il me prenait réellement au mot, je serais délivrée en effet d’un de mes persécuteurs.

Je vous ai promis de vous abandonner toutes ses lettres et mes réponses. Je renouvelle ma promesse, et cette raison m’empêche de donner plus d’étendue à mes extraits. Mais je ne puis assez répéter combien je souffre de la nécessité où je suis de répondre aux lettres d’un homme dont je n’ai jamais eu dessein d’encourager les prétentions, et contre lequel j’ai mille choses à objecter, sur-tout à des lettres qui ne respirent qu’une ardente passion, accompagnée d’un air d’espérance. Car, ma chère, vous n’avez jamais connu d’homme si hardi dans ses suppositions. Il ressemble aux commentateurs, qui trouvent, dans leur original, des beautés auxquelles l’auteur n’a peut-être pas songé. De même, il me remercie souvent dans les termes les plus vifs, de diverses faveurs, et d’une considération que je n’ai jamais pensé à lui accorder ; de sorte que je suis quelquefois obligée de donner leur véritable explication à de prétendues bontés, que je n’aurais pu lui marquer sans m’avilir à mes propres yeux.

En un mot, ma chère, c’est un cheval rétif, qui fatigue la main, qui disloque le bras pour le tenir en bride ; et lorsque vous verrez ses lettres, il ne faut pas croire que vous en puissiez porter de jugement sans avoir lu mes réponses. Si vous n’observez pas cette précaution, vous aurez souvent l’occasion de reprocher à votre amie des illusions d’amour propre et des battemens de cœur. Cependant, cet animal contradictoire se plaint, dans d’autres tems, que je marque aussi peu de bonté pour lui, et que mes amis lui portent autant de haine, que s’il avait été l’agresseur, ou que si la catastrophe avait été aussi fatale qu’on pouvait le craindre.

Que direz-vous d’un homme qui semble affecter successivement de se plaindre de ma froideur, et de se réjouir de mes faveurs imaginaires ? Si le but de cette conduite étoit, tantôt de me faire acquiescer à ses remerciemens, tantôt de m’inspirer plus de sensibilité pour ses plaintes, et si cette contradiction n’est pas l’effet de sa légèreté et de son étourderie, je le regarderai comme un des plus profonds et des plus artificieux mortels qu’on ait jamais connus, exercé peut-être au même degré dans ses dangereuses pratiques ; et si jamais j’en étois sûre, je le haïrois, s’il est possible, encore plus que je ne hais Solmes.

Mais c’est assez parler aujourd’hui de cet être inexplicable.