Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 267

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 376-377).


M Lovelace, à M Belford.

lundi, 26 de juin. Tu jugeras des termes où je suis avec Miss Harlove, par trois de mes lettres, dont je t’envoie la copie sous cette enveloppe. Je suis trop méprisé pour avoir obtenu un seul mot de réponse aux deux premières ; et je n’espère pas que la troisième, qui part avec celle-ci, obtienne plus d’attention. Cependant, si l’on s’obstine dans ce malheureux silence, le jour de grâce, le jour de paix et de réconciliation passe sans retour. On s’imaginerait qu’après une si longue contrainte, elle aurait pu se croire satisfaite du triomphe qu’elle remporta vendredi ; triomphe d’autant plus glorieux pour elle, qu’il a eu la force d’humilier mon orgueil et ma vanité, et de me faire presque haïr jusqu’aux mots d’inventions, de ruses et de stratagêmes. Ce sentiment va si loin, que je me défierai de moi-même, à l’avenir, lorsqu’il naîtra dans ma tête féconde quelque extravagance de cette nature. Mais tu conviendras que je suis forcé de la retenir chez Madame Sinclair, et de lui interdire toutes sortes de correspondances. à présent, Belford, comme je suis réellement disposé à la célébration, si sa mauvaise étoile et la mienne ne nous font pas manquer le jour de jeudi, je souhaiterais que, suivant le plan dont je t’ai fait l’ouverture dans ma dernière lettre, tu prîsses la peine de lui rendre une visite ; et que, répondant de mon honneur par des promesses, par des sermens, et par tout ce que l’amitié t’inspirera de plus persuasif, tu pûsses me procurer une réponse qui ne demande pas, comme tu vois, plus de quatre mots. Alors je suis résolu de quitter Milord M dans quelque danger qu’il puisse être, et de me rendre à l’église pour courber la tête sous le joug. écris toi-même les quatre mots. Qu’elle les signe seulement de Cl H. Je n’en demande pas plus ; car, après tout, je ne veux pas me couvrir d’un ridicule éternel aux yeux de ma famille et de tous mes amis. Si le jour passe, je suis un homme désespéré et pris dans mes propres piéges : je ne puis soutenir l’idée que mes complots soient découverts. Que n’ai-je pris tout d’un coup le parti de l’honnêteté ? Ah Belford ! Que ne l’ai-je pris ! Mais comptant sur tes bons offices, j’écarte ces chagrinantes idées. Qu’elle m’écrive une ligne, une seule ligne. Qu’elle ne me traite pas comme un malheureux qu’elle juge indigne de son attention, sur-tout lorsqu’elle n’est pas encore délivrée de mes mains. C’est ce qu’il me serait impossible de supporter. Milord n’est pas mieux. Les médecins l’abandonnent. Il se croit lui-même au terme. Ceux qui souhaitent de le voir vivre ne jugent pas sa mort éloignée. Moi je suis dans le doute. Ces longs et violens combats entre la force du tempérament et celle de la maladie, malgré le secours que le mal reçoit de trois médecins et d’un apothicaire, tous d’opinion différente, et partagés dans leurs prescriptions, comme dans leurs sentimens, marquent une constitution des plus robustes, et m’annoncent moins sa mort qu’un prompt rétablissement. Ajoute qu’il n’y a rien à craindre de la vivacité de ses esprits, pour élever sa fièvre au-dessus des bornes ordinaires. Tu ne saurais croire combien je suis embarrassé à dépêcher une légion de messagers, qui sont continuellement en course, et qui se relevant de cinq en cinq milles, forment une chaîne jusqu’à Londres. à la vérité, ils sont chargés en même tems de quelques autres commissions, pour le banquier et les gens d’affaires de milord, qui me mettront en état, s’il a la bonté de prendre son vol pour une autre vie, de confondre les espérances de quelques-uns de mes autres parens. Je ne parle point de Charlotte et de Patty, qui sont deux filles d’un caractère très-noble. Mais j’en connais d’autres qui ont profité de mon absence pour s’ouvrir un chemin sous terre comme autant de taupes, et que j’ai découverts, depuis mon arrivée, aux sales traces qu’ils ont laissées dans leur marche. Ne tarde pas, cher Belford, à me rendre compte de ta commission.