Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 268

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 377-378).


M Belford, à M Lovelace.

à Londres, mardi, 27 de juin. Vous me dispenserez, cher Lovelace, de m’engager dans l’entreprise que vous me proposez, jusqu’à ce que je sois un peu mieux assuré qu’enfin vous pensez réellement à prendre une conduite honorable à l’égard d’une femme que vous avez fort outragée. Je me flatte que vous connaissez trop votre ami Belford, pour le croire capable de souffrir tranquillement que vous, que tout autre au monde, lui fît promettre, de sa part, ce qu’il n’aurait pas dessein d’exécuter ; et, pour te parler naturellement, Lovelace, je n’ai pas beaucoup de confiance à l’honneur d’un homme qui, par des suppositions de personnes et de lettres, a marqué si peu d’égards pour l’honneur de sa propre famille. Si je ne te connaissais plusieurs de ces qualités suspectes, je te croirais touché d’un véritable remords, et parvenu heureusement à rougir de tes malheureuses inventions, depuis que la dernière t’a si mal réussi. Je t’en féliciterais de tout mon cœur. ô divine, divine Clarisse !… mais je ne veux pas aggraver tes peines. Tu m’écris que, dans l’humeur qui te domine à présent, tu es réellement disposé au mariage, quoiqu’avec la connaissance que j’ai de ton aversion pour cet état, j’aie peine à comprendre que tu aies pu changer si facilement d’humeur. Tu ajoutes que quatre mots de ta belle suffiraient, comme cent, pour tes vues, parce qu’ils prouveraient qu’elle est capable de pardonner le dernier outrage qu’une femme puisse recevoir. Et moi, lorsque je fais réflexion combien il te serait aisé de trouver des couleurs pour donner une autre face à tes intentions, je crois devoir exiger de toi des explications un peu plus nettes ; car je me défie d’un remords passager, qui vient moins de quelque principe, que du chagrin d’avoir vu manquer tes desseins, et qui ressemble à quantité d’autres dont tu as si souvent triomphé. Si tu peux me convaincre assez tôt pour le jour, que tu es résolu de lui rendre une justice honorable, dans le sens qu’elle attache elle-même à ce terme ; ou supposé qu’il soit trop tard pour le tems, si tu veux fixer quelqu’autre jour, que tu dois faire dépendre de son choix, (d’autant plus que tes prétextes pour en user autrement, n’ont été qu’une fiction), j’embrasserai volontiers ta cause, de bouche, si ma visite est acceptée ; ou par écrit, si l’on ne consent point à me voir. Mais dans cette supposition, tu dois permettre que je me rende garant de ta foi ; et tu peux compter qu’alors je soutiendrai le caractère d’un garant, avec plus de constance et d’honneur que la plupart des princes. J’ajoute que mon cœur saigne des cruelles injustices que cette femme angélique a souffertes ; et si tu ne l’épouses pas lorsqu’elle y voudra consentir, ou si tu ne deviens pas le plus tendre et le meilleur des maris après l’avoir épousée, j’aimerais mieux être un ours, une vipère, ou tout autre animal féroce, que toi. Donne-moi des ordres que je puisse exécuter avec honneur ; et tu ne trouveras dans personne plus de chaleur à t’obliger, que dans ton sincère ami.