Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 250

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 338-339).


M Lovelace, au même.

à présent que l’action s’échauffe, je serai bientôt délivré de l’engagement où je me suis mis de te rendre un compte si exact de toutes mes démarches. J’ai la permission ecclésiastique. Madame Towsend, avec tous ses matelots, doit être à Hamstead mercredi ou jeudi prochain. Il peut arriver une autre lettre, ou peut-être un nouveau messager de Miss Howe, pour s’informer de la santé de son amie, sur le rapport du paysan, et pour lui marquer son étonnement de n’avoir rien reçu d’elle. Tu vois qu’il n’y a plus d’instans à perdre : il faut que la belle saute, ou moi. Aussi je me dispose à partir pour Hamstead avec Miladi Lawrance et ma cousine Montaigu, dans une berline à quatre ou à six chevaux ; car miladi ne ferait pas un voyage de deux ou trois milles autrement ; c’est une partie assez connue de son caractere. à l’égard des armes sur la berline, ne sais-tu pas que pendant que ma tante est à la ville, elle profite de l’occasion pour faire redorer la sienne, et qu’elle en prend une de remise ? On ne fait rien à son gré dans les provinces. La livrée approche beaucoup de la sienne. Tu as vu plusieurs fois Miladi Lawrance, n’est-ce pas, Belford ? Jamais, me réponds-tu. Tu l’as vue, te dis-je, et tu as même eu part à ses faveurs, ou la renommée te fait plus d’honneur que tu ne mérites. Ne connais-tu pas son autre nom ? Son autre nom, t’entends-je répondre. En a-t-elle deux ? Oui, Belford. Tu ne te souviens pas de Miladi Barbe Wallis ? Du diable ! T’écries-tu. C’est elle-même. Tu sais que Barbe Wallis, élevée dans une abondance dont il ne lui reste que l’orgueil, ne paraît et ne se produit guères que dans les occasions extraordinaires, c’est-à-dire, lorsqu’il est question, suivant le prix, de passer pour une femme de qualité. On a toujours admiré son air de grandeur, qui ne s’est jamais démenti dans tous les rôles qu’on lui a fait jouer. Et qui crois-tu que soit ma cousine Montaigu ? Comment le deviner ? N’est-ce pas ? Eh bien, je t’apprends que c’est ma petite Jeannette Golding , une petite créature fort vive, qui ne laisse pas d’avoir le regard modeste. Jeannette Golding est ma cousine Montaigu. Voilà, graces au ciel, une tante et une cousine, toutes deux avec de l’esprit, accoutumées à faire les personnes de qualité, maîtresses d’elles-mêmes, et fort bien élevées, revenues néanmoins de la tendresse de cœur et de la pitié ; de vraies dames de Sparte, qui ne craignent que d’être connues pour ce qu’elles sont, et par conséquent si attentives à se déguiser, qu’elles se croient réellement ce qu’elles imitent. Et sous quels habits crois-tu que je les présente ? Je vais te l’apprendre. Miladi Barbe est en drap d’or, avec des joyaux d’un grand prix. Ma cousine Montaigu, en petit jaune à fleurs d’argent, qui sont l’ouvrage de ses propres mains. Elle n’est pas si bien en diamans que ma tante ; mais les pendans d’oreille et le nœud sont très-riches, et lui siéent à merveille. Jeannette, comme tu sais, a le teint admirable, la gorge belle, et les oreilles d’une beauté singulière. Charlotte a les mêmes avantages, et la taille à-peu-près la même. Je n’ai rien épargné pour les dentelles. Tu ne t’imaginerais pas ce que me coûtent les diamans, quoiqu’ils ne soient loués que pour trois jours. Cette chère personne me ruine. Mais ne vois-tu pas que son règne est court, et qu’il doit l’être ? Madame Sinclair a déjà tout préparé pour la recevoir une seconde fois.