Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 249

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 335-338).


M Lovelace, au même.

dimanche au soir, et lundi matin. Rappelle-toi les circonstances. Je suis descendu avec la vengeance dans le cœur, uniquement rempli de la lettre de Miss Howe ; mais le visage néanmoins aussi doux, aussi tranquille, aussi serein que j’avais pu le prendre dans mon miroir, et les manières aussi polies qu’un homme aussi impoli que moi, comme on me l’a souvent reproché, est capable de les avoir. On était venu rappeler Miss Rawlings presque aussitôt qu’elle était arrivée, pour quelques personnes qui lui rendaient chez elle une visite imprévue. J’ai remarqué, dans les yeux de ma charmante et dans les siens, que ce contre-tems leur déplaisait ; et j’ai su qu’effectivement elles s’étoient proposé d’aller prendre l’air sur la colline, si je partais pour Londres, comme j’en avais marqué le dessein : et dieu sait quel aurait été le fruit de cette promenade, si la curiosité de l’une s’était rencontrée avec l’esprit communicatif de l’autre. Miss Rawlings a promis de revenir promptement. Mais ensuite elle a fait faire ses excuses, parce que la visite était pour toute la soirée. J’ai regardé ce message comme un coup de fortune pour moi ; et j’ai tourné tous mes soins à me ménager quelques momens de conversation avec ma déesse. Quoique je l’aie trouvée inébranlable dans ses résolutions, et qu’elle m’ait renvoyé constamment à la réponse de Miss Howe, je n’ai pas tiré peu d’avantage de cette conférence. Elle a consenti du moins à voir ma tante et Charlotte, si ces deux dames arrivaient dans un jour ou deux, c’est-à-dire, avant la lettre dont elle fait dépendre son sort et le mien. J’en ai remercié le ciel. à présent, ai-je dit en moi-même, je puis aller à Londres, avec l’espérance, ma chère, de te retrouver où je te laisse. Cependant je me fierai d’autant moins à ta parole, qu’il pourrait t’arriver, dans mon absence, quelque bonne raison d’y manquer. Will, qui ne quittera pas la maison, et qui sera informé de tes moindres démarches par la généreuse bonté de Madame Bévis, aura l’honnête André et un cheval prêt, pour me donner sur le champ les avis nécessaires ; et de quelque côté que tu puisse tourner, je t’assure qu’il fera partie de ton cortège, sans que tu saches, à la vérité, l’honneur que je lui procure. Voilà, pour toute faveur, ce que j’ai pu tirer de mon inexorable. Dois-je m’en réjouir ou m’en affliger ? Ma foi ! Je m’en réjouis. Cependant mon orgueil est furieusement humilié, lorsque je songe combien j’ai peu de part à l’affection de cette fille des Harloves. Ne me dis pas que, dans cette maison, la vertu est son guide. C’est l’orgueil qui la gouverne ; et je te garantis qu’il surpasse le mien. De l’amour, il est clair qu’elle n’en a pas, et qu’elle n’en a jamais eu, du moins dans un degré supérieur. Jamais l’amour n’a reconnu l’empire de la prudence ou du raisonnement. Elle ne peut souffrir, vois-tu, qu’on la prenne pour une femme. Or, si, dans la dernière épreuve, je trouve en effet qu’elle n’en soit pas une, cessera-t-elle d’être ce qu’elle est réellement ? Qui la blâmera d’avoir souffert un mal dont elle n’aura pu se défendre ? Un général d’armée qui, dans une rencontre inégale, aurait été dépouillé par un voleur de grand chemin, en serait-il moins propre à commander ? à la vérité, si ce général, prétendant à la plus grande valeur, et s’étant vanté de ne pas redouter les brigands, n’avait fait dans cette occasion qu’une résistance foible ; ou s’il avait donné sa bourse, tandis qu’il était maître de son épée, le voleur qui l’aurait dépouillé passerait, avec raison, pour le plus brave. Ces dernières conférences avec la belle m’ont fourni, en faveur de mon dessein, un argument que je n’avais pas encore employé. Ah Belford ! Qu’il est difficile de vaincre une passion dominante, lorsqu’on a le pouvoir de la satisfaire : commence par l’aveu de cette vérité : fais-y bien réflexion ; et tu seras alors en état, je ne dis pas d’excuser, mais de t’expliquer à toi-même ce que c’est qu’un crime projeté, qui a l’habitude pour lui, dans un cœur impatient, orgueilleux, ennemi de la contradiction. Voici mon nouvel argument. Suppose qu’elle succombe dans l’épreuve ; que je sorte vainqueur ; qu’elle refuse ensuite de me laisser jouir de mes droits, ou même de se marier (ce qui n’a pas une ombre de vraisemblance), et qu’elle dédaigne l’établissement que je ferais gloire de lui assurer, jusqu’à la moitié de mon bien : dans cette supposition même, elle ne peut jamais être absolument malheureuse. N’est-elle pas sûre d’une fortune indépendante ? Et la qualité de curateur n’obligera-t-elle pas le colonel Morden de l’en mettre en possession ? Ne m’a-t-elle pas expliqué, dans notre première conférence, un plan de vie qu’elle a toujours préféré à l’état du mariage ? " c’est de prendre sa bonne Northon pour guide, et de vivre dans sa terre, suivant l’intention de son grand-père ". Considère encore que, suivant ses propres idées, quand elle prendrait le parti de m’épouser, elle ne rétablirait jamais plus d’une moitié de sa réputation, tant elle croit en avoir perdu en prenant la fuite avec moi. Ne passera-t-elle pas le reste de sa vie à regretter, à pleurer l’autre moitié ? Et s’il faut que ses jours se passent tristement dans le regret de cette moitié , ne vaut-il pas autant qu’elle ait à pleurer, à regretter le tout ? Ajoute que, dans la supposition qu’elle résiste à l’épreuve, son propre systême de pénitence ne sera pas aussi parfait de la moitié, que si sa vertu succombe. Plaisante pénitence, que celle d’une personne qui n’a rien à se reprocher ! Elle se vante, (tu le sais, elle m’en a fait un sujet de reproche), elle se vante de n’avoir pas fui volontairement avec moi, et d’avoir été trompée par mes inventions. Et ne me fais pas un fantôme de la violation de mes sermens. Tu vois qu’elle m’ ôte le pouvoir de les remplir. Je puis dire, en ma faveur, que, si elle l’avait voulu, j’en aurais exécuté le plus solemnel au moment que je l’ai proposé. Quel est le prince qui se croit obligé à l’observation des traités les plus saints, lorsque son intérêt ou son inclination change avec les circonstances ? Le résultat de cette grande affaire n’est-il donc pas qu’après l’épreuve, Miss Clarisse, ou ce sera sa faute, peut demeurer aussi vertueuse qu’elle l’ait jamais été ; qu’elle peut devenir un exemple plus éminent pour son sexe ; et que, si elle succombe, pour peu même qu’elle succombe, il dépendra d’elle de passer pour un modèle de pénitence ? à l’égard de la fortune, elle n’en peut manquer que par un effet de sa mauvaise volonté. Ainsi je ne vois pas d’autre risque pour elle que de mener, elle et sa vieille nourrice, une vie conforme à son inclination, avec un vieux cocher et une paire de vieux chevaux de carosse, deux ou trois vieilles servantes, et peut-être deux ou trois vieux laquais (car tout doit être vieux

et sentir la pénitence autour d’elle) ; lisant de vieux sermons et de vieux livres de prières, soulageant les vieux hommes et les vieilles

femmes, donnant de vieilles leçons et de vieux

conseils, sur de nouveaux sujets comme sur les vieux , aux jeunes personnes de son voisinage, pour arriver ainsi au bon vieil âge, en répandant ses bienfaits et l’odeur de ses vertus dans toute sa génération. Et dira-t-on qu’une femme qui peut mener une vie si douce, avec la liberté d’y faire entrer tout ce qui est conforme à son propre plan, est perdue, ruinée, ou d’autres misérables propos de cette nature ? Je perds patience lorsque j’entends dans la bouche de ces jolies personnes des expressions si fortes pour décrire un mal passager, qui cesse d’en être un avec quelques formalités ecclésiastiques. Mais après m’être satisfait moi-même sur ce qui peut arriver de pis à cette charmante fille, et t’avoir fort bien prouvé qu’elle ne peut être malheureuse que par sa faute, je fais réflexion que je n’ai jamais pensé quel sera vraisemblablement mon propre partage. Quoique Miss Howe nous juge indignes des femmes de mérite, et que ce qu’il y a de pire dans son sexe lui paroisse trop bon pour nous, j’ai toujours eu pour principe que la femme d’un libertin doit être pure et sans reproche. Que nous reviendrait-il d’avoir mené une vie libre, si nous n’avions pas appris à connaître le monde et les moyens d’en tirer avantage ? Mais pour être tout-à-fait sérieux, ce serait un malheur pour le public que deux personnes à la tête d’une famille fussent également livrées au mal, parce qu’il ne pourrait sortir d’elles qu’une méchante race, des Lovelace et des Belford, si tu veux, qui commettraient des désordres affreux dans le monde. Tu vois qu’au fond je ne suis pas aussi abandonné qu’on le pense, et qu’il y a dans mon caractère un mêlange de gravité. Cette bonne semence pourra fructifier avec l’ âge, et je ne désespère pas, lorsque ma chaleur active aura commencé à se rallentir, qu’on ne m’entende dire, avec Salomon, de tous les plaisirs dont il ne me restera plus que le souvenir : vanité des vanités !

ce qui est certain, c’est que je ne trouverai jamais une femme aussi conforme à mon goût, que Miss Clarisse Harlove. Je souhaite seulement, si je vis assez pour voir mes vœux remplis, d’avoir une compagne comme elle, pour la consolation et l’honneur de mon couchant. Il m’est venu quelquefois à l’esprit qu’il est fort malheureux pour l’un et pour l’autre qu’une si excellente fille ait paru dans le monde un peu trop tard pour mon lever, et un peu trop tôt pour le temps de mon cours. Cependant comme j’ai trouvé dans mon chemin cette charmante pélerine , je voudrais qu’elle me tînt compagnie pendant le reste de mon voyage, dût-elle se détourner de sa propre route pour m’obliger. Peut-être arriverions-nous le soir au même logement, et trouverions-nous notre bonheur dans l’entretien l’un de l’autre, en nous racontant les difficultés et les périls que nous aurions essuyés. Parle de bonne foi, Belford ; je m’imagine que tu soupçonnes quelques endroits de cette lettre d’être écrits à Londres. Je ne désavoue pas que l’air de la ville ne soit un peu plus épais que celui de Hamstead, et la conversation de Madame Sinclair et de ses nymphes moins innocente que celle de Madame Moore et de Miss Rawlings. Il me semble au fond du cœur que je puis écrire et parler dans une des deux maisons comme je n’en serais pas capable dans l’autre. Je suis arrivé à Londres ce matin, vers sept heures, et j’ai commencé par distribuer mes ordres et mes instructions. Avant que de quitter Hamstead, j’avais fait demander la faveur d’un moment d’audience. J’étais curieux de voir laquelle de ses aimables contenances ma charmante aurait prise, après avoir passé tranquillement une seconde nuit ; mais je l’ai trouvée résolue de demeurer en querelle ouverte ; elle ne m’a pas même accordé le pouvoir de solliciter encore une fois ma grâce avant l’arrivée de Miladi Lawrance et de ma cousine. Cependant j’avais reçu avis de mon procureur, par un homme à cheval, que tous les obstacles étoient levés depuis deux jours, et que je pouvais aller prendre la permission ecclésiastique. J’ai envoyé sa lettre à ma charmante par Madame Bévis. Cette nouvelle n’a pu me faire ouvrir l’entrée de sa chambre. Il est tems, Belford, de mettre en mouvement toutes mes machines.