Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 247

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 328-332).


M Lovelace, au même.

voici l’aventure. Ma charmante est retournée cette après-midi à l’église, avec Madame Moore. J’avais été fort pressant pour obtenir l’honneur de dîner avec elle ; mais en vain. Je lui avais demandé ensuite la faveur d’une nouvelle conférence au jardin. Elle s’est obstinée dans la résolution d’aller à l’église ; et quelles raisons n’ai-je pas de m’en réjouir ? Ma digne amie Madame Bévis a jugé qu’un sermon suffisait dans un jour. Elle est demeurée pour me tenir compagnie. Il n’y avait pas un quart-d’heure que ma charmante et Madame Moore étoient sorties, lorsqu’un jeune paysan, à cheval, est venu demander à la porte Madame Henriette Lucas. Nous étions, la veuve et moi, dans le parloir voisin, indéterminés encore sur le sujet de notre amusement. J’ai entendu le discours du messager. ô ma chère Madame Bévis ! Ai-je dit à la veuve, je suis perdu, perdu sans ressource, si vous ne me prêtez pas votre secours. Voilà certainement un exprès de cette implacable Miss Howe, avec une lettre. Si Madame Lovelace la reçoit, nous perdons le fruit de toutes nos peines. Que demandez-vous de moi ? M’a-t-elle répondu, de la meilleure grâce du monde. Je l’ai conjurée d’appeler à l’instant la servante, pour lui donner mes instructions. Cette fille est venue. Peguy, lui ai-je demandé, quelle réponse avez-vous faite à la porte ? J’ai demandé seulement, monsieur, de quelle part ; car votre valet de chambre m’a dit de quoi il était question, et je suis venue à la voix de madame, avant que le garçon m’ait répondu. Fort bien, ai-je repris. Si vous souhaitez jamais, mon enfant, d’être vous-même heureuse en mariage, et qu’on s’oppose aux méchans qui voudraient semer la discorde entre vous et votre mari, il faut que vous tiriez de ce garçon sa lettre ou son message, que vous me l’apportiez ici, et que Madame Lovelace n’en sache rien à son retour. Voilà une guinée pour vous. Peguy a reçu ma guinée, quoiqu’elle fût prête à me servir pour rien, m’a-t-elle dit, parce que M Will l’avait assurée que j’étais un bon maître. Elle est retournée à la porte. Elle a demandé au messager quelle affaire il avait avec Madame Henriette Lucas ; et j’ai entendu ce garçon qui lui répondait : je veux lui parler à elle-même. Ma très-chère veuve, ai-je dit aussitôt à Madame Bévis, faites-vous passer pour Madame Lovelace ; je vous en prie, au nom du ciel. Passez pour Madame Lovelace. Vous n’y pensez pas, m’a-t-elle répondu. Madame Lovelace est d’une blancheur éclatante ; j’ai le teint brun. Elle a la taille menue, et je suis assez replète. N’importe, n’importe, madame. Le messager peut être un nouveau domestique. Je vois qu’il n’a pas de livrée. Vraisemblablement il n’a jamais vu ma femme. Vous vous direz malade, menacée de l’hydropisie. Peguy, Peguy, ai-je crié doucement, en prenant la voix d’une femme. Peguy m’est venue parler à la porte de la chambre. Je lui ai donné ordre de dire au messager que Madame Lucas se portait mal, et qu’elle s’était assoupie sur un lit de repos. Tirez, ai-je ajouté, tout ce que vous pourrez de lui. Peguy n’a pas manqué de m’obéir. à présent, ma chère veuve, étendez-vous sur le lit de repos ; couvrez-vous le visage de votre mouchoir, afin que, s’il s’obstine à vouloir vous parler, il ne puisse voir vos yeux ni vos cheveux. Bon, fort bien. Je passerai dans le cabinet. Peguy nous est revenu dire qu’il refusait de lui confier sa lettre, et qu’il voulait parler à Madame Lucas elle-même. J’ai ouvert le cabinet. Faites-le venir : dites-lui que voilà Madame Henriette Lucas. S’il marque du doute, ajoutez qu’elle est assez mal, et qu’on craint pour elle une véritable hydropisie. Peguy nous a quittés. Voyons, chère veuve, comment vous allez faire une charmante Madame Lovelace. Demandez-lui s’il est envoyé par Miss Howe ? S’il lui appartient ? Comment elle se porte ? N’oubliez pas de la nommer, à chaque mot, votre chère Miss Howe. Offrez de l’argent. Prenez cette demi-guinée. Plaignez-vous d’un mal de tête, pour avoir occasion de la tenir baissée ; et couvrez d’une main la partie de votre visage qui ne sera pas cachée de votre mouchoir. Oui, fort bien, on ne saurait mieux. J’entends le coquin. Hâtez-vous de le congédier. Il est entré, en écorchant le plancher de ses révérences, et tenant des deux mains son chapeau devant lui. Mais il faut, Belford, que tu entendes les demandes et les réponses, suivant la méthode que tu as goûtée dans quelques-unes de mes lettres. Le Mess. je suis fâché, madame, de vous trouver malade. La Veuve. que demandez-vous de moi, mon enfant ? Le Mess. je suppose que vous êtes Madame Henriette Lucas. La Veuve. oui, mon enfant. Ne venez-vous pas de la part de Miss Howe ? Le Mess. oui, madame. La Veuve. savez-vous mon vrai nom ? Le Mess. je m’en doute assez, mais ce n’est pas mon affaire. La Veuve. quelle est donc votre commission ? Ma chère Miss Howe est-elle en bonne santé ? Le Mess. fort bonne, madame, grâces à dieu. Je souhaiterais que la vôtre le fût aussi. La Veuve. j’ai trop de chagrin, pour me bien porter. Le Mess. c’est ce que j’ai entendu dire à Miss Howe. La Veuve. ma tête est dans un triste état. J’ai peine à la soutenir. Ne me faites pas trop attendre le sujet de votre commission. Le Mess. j’aurai bientôt fini. C’est une lettre que je suis chargé de vous donner en main propre : la voici. La Veuve. (prenant la lettre.) de ma chère Miss Howe ?… ha, ma tête ! Le Mess. oui, madame. Mais je suis fâché de vous voir si mal. La Veuve. appartenez-vous à ma chère Miss Howe ? Le Mess. non, madame. Je suis fils d’un de ses fermiers. Sa mère ne doit pas savoir qu’elle m’ait chargé de ce message. Mais je suppose que la lettre vous dira tout. La Veuve. comment vous récompenserai-je de ce service ? Le Mess. point du tout, madame : ce que je fais est pour obliger Miss Howe. Mais vous paroissez si mal, que peut-être aurez-vous peine à lui faire réponse. La Veuve. avez-vous ordre de l’attendre ? Le Mess. non pas absolument. Mais j’ai ordre d’observer votre santé et votre situation ; et, si vous faites un mot de réponse, de me garder bien de la perdre, et de la rendre en secret à notre jeune maîtresse. La Veuve. vous voyez que je n’ai pas le visage fort bon, et tel que je l’ai ordinairement. Le Mess. je ne me rappelle pas de vous avoir jamais vue plus d’une fois ; c’était au passage d’une barrière, où je vous rencontrai avec notre jeune maîtresse ; mais j’ai trop de savoir vivre pour regarder les dames en face, sur-tout au passage d’une barrière. La Veuve. avez-vous besoin de vous rafraîchir, mon enfant ? Le Mess. ce qu’il vous plaira, madame. La Veuve. Peguy, conduisez ce jeune-homme à la cuisine, et présentez-lui ce qui se trouvera dans la maison. Le Mess. votre serviteur, madame. Je me suis arrêté en chemin, sur la hauteur, sans quoi je serais arrivé plutôt. (grâces à mon étoile, ai-je pensé). J’y ai fort bien dîné, à l’enseigne du château d’or, où je me suis informé de cette maison. Ainsi, je me contenterai de boire un coup, parce que la viande que j’ai mangée était fort salée. Il est sorti, en recommençant ses révérences. Le diable t’emporte, ai-je pensé, maudit babillard ! Et sortant du cabinet, j’ai retenu un moment Peguy, pour lui recommander de nous défaire de cet importun, avant que les deux dames pussent être revenues de l’église. Il paraît que le coquin a bu largement. Peguy lui trouvant de l’inclination à parler, n’a pas manqué de lui en fournir l’occasion. Il lui a recommandé, à l’oreille, de se défier d’un certain M Lovelace, qui, pour lui avouer la vérité, n’était qu’un franc vaurien. Eh ! Pourquoi ? Lui a demandé Peguy, prête, s’il faut l’en croire, à lui jeter son verre à la tête. Pourquoi ? A-t-il répondu ; parce qu’il distribue des baisers à toutes les femmes dont il approche ; et passant les bras autour de Peguy, le rusé paysan lui en a donné un fort passionné. Reconnais-tu la nature humaine, ami Belford ? Elle opère dans toutes les conditions. C’est ainsi que les paysans, comme ceux qui sont au-dessus d’eux, pratiquent ce qu’ils censurent, et censurent ce qu’ils pratiquent. Un autre paysan, qui l’aurait vu, sans pénétrer plus loin, le traiterait de vaurien, comme le coquin a traité ton ami Lovelace. Il a dit à la servante, qu’autant qu’il avait pu découvrir le visage de la jeune dame, il l’avait jugée plus haute en couleur, qu’il ne se souvenait de l’avoir vue, et qu’il lui trouvait aussi plus d’embonpoint, la taille plus courte. Toute femme, Belford, est née pour l’intrigue. Cette grosse et vive créature a commenté à sa mode sur les ouvertures que je lui avais données : l’embonpoint apparent de Madame Lucas venait d’une disposition à l’hydropisie ; sa couleur enflammée, d’un furieux mal de dents ; et sa taille semblait raccourcie, parce que, dans la situation où elle étoit, comme il devait l’avoir observé, son mal de dents lui faisait retirer les pieds. Il s’est reproché de n’avoir pas fait cette dernière réflexion ; mais il était fort satisfait d’avoir rendu la lettre en mains propres, et de pouvoir en assurer Miss Howe. Avant son départ, il a souhaité absolument de voir encore une fois la bonne amie de sa jeune maîtresse. La veuve a repris la même posture. Il lui a demandé ses ordres particuliers . Elle n’en avait point à lui donner, lui a-t-elle dit ; et son chagrin était de se trouver si mal, qu’il lui étoit impossible d’écrire. Il a offert de repasser le jour suivant, parce qu’il allait voir à Londres un de ses cousins, qui demeurait dans Fetterslane. Non. Elle attendrait, pour écrire, qu’elle fût un peu mieux, et sa lettre partirait par la poste. Tant mieux pour lui, s’il n’était chargé de rien. Il pourrait s’arrêter un jour ou deux à Londres, parce qu’il n’avait jamais vu les lions de la tour, ni Bedlam, ni les tombes de Westminster. Il prendrait un ou deux jours de congé, comme on lui en avait donné la permission, supposé qu’il ne reçût aucun message. Il a refusé la demi-guinée, avec de grandes protestations de désintéressement et de zèle pour Miss Howe, dont la volonté le ferait aller au bout du monde, et même jusqu’à Constantinople. Enfin, l’insupportable coquin est parti, et j’ai été fort soulagé en le voyant disparaître, dans la crainte où j’étais qu’il ne demeurât jusqu’au retour des dames. C’est ainsi, Belford, que je me suis saisi d’une lettre qui me rend le cœur tranquille, et par une suite d’incidens qui me font dire que l’étoile de ma charmante combat contre elle. Cependant je dois attribuer une partie du succès à la justesse de mes mesures. Si je ne m’étais pas assuré de la veuve par mes caresses, et de la servante par celles de mon valet, à quoi n’étais-je pas exposé ? Il ne m’en a coûté qu’une guinée pour l’une, et pour l’autre, une demi-douzaine de baisers, qui, joints à l’aversion qu’elles ont toutes deux pour les méchans esprits, dont toute la joie consiste à mettre le trouble dans un ménage, les ont attachées à mes intérêts, jusqu’à me promettre que ni Madame Moore, ni Miss Rawlings, ni Madame Lovelace, ne sauront pas de huit jours ce qui s’est passé. La veuve s’est réjouie de voir entre mes mains la lettre dont il y avait tant de mal à redouter. Je me suis retiré pour la lire, et j’ai employé aussi-tôt ma plume à t’informer de ma bonne fortune. Les dames m’ont laissé tout le tems dont j’avais besoin ; car, au lieu de revenir après le service, elles se sont arrêtées chez Miss Rawlings, qu’elles voulaient engager à venir prendre le thé avec elles ; et cette fille affairée les a fait attendre assez long-temps. Mais je les entends toutes trois, et je me hâte de les rejoindre.