Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 245

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 325-328).


M Lovelace, au même.

samedi matin. J’ai eu l’honneur de passer deux heures entières dans la délicieuse compagnie de ma charmante. Elle a souffert que je lui aie rendu ma visite à six heures, dans le jardin de Madame Moore. La promenade sur la colline m’a été refusée. Sa contenance tranquille et la complaisance qu’elle a eue de me souffrir, ont relevé mes espérances. Je lui ai remis devant les yeux, avec beaucoup de force, toutes les raisons que le capitaine fit hier valoir en ma faveur ; et j’ai ajouté qu’il était parti dans l’espoir d’engager M Jules Harlove à venir en personne, pour me faire de sa main le plus céleste présent qu’un mortel puisse recevoir. Cependant je n’ai pu obtenir qu’une nouvelle promesse d’attendre la réponse de Miss Howe pour prendre ses résolutions. Je ne te répéterai pas les argumens que j’ai employés. Mais il faut, pour ton instruction, que je te communique une partie de ses réponses. Elle avait tout considéré, m’a-t-elle dit. Toute ma conduite était présente à ses yeux. La maison où je l’avais logée ne pouvait être une maison d’honneur. Les gens qui l’habitaient s’étoient fait assez-tôt connaître, s’efforçant de lui faire partager son lit avec Miss Partington, et de concert avec moi, comme elle n’en doutait pas. (sûrement, ai-je pensé, elle n’a pas reçu le double du charitable avis de sa Miss Howe). Ils avoient entendu ses cris. Elle ne pouvait douter que mon insulte n’eût été préméditée. Elle en trouvait la preuve dans le souvenir de tout ce qui l’avait précédée. J’avais eu les plus lâches intentions ; ce point n’était pas douteux pour elle, et l’outrage que je lui avais fait, portait sa certitude à l’évidence. Cette divine fille est toute ame, Belford ! Elle paroît avoir senti des libertés auxquelles l’excès de ma passion m’a rendu moi-même insensible. Elle m’a conseillé de renoncer pour jamais à elle. Quelquefois, m’a-t-elle dit, elle croyait avoir été cruellement traitée par ses plus proches et ses plus chers parens. Dans ces instans, elle avait peine à se défendre d’une sorte de ressentiment ; et la réconciliation, qui faisait dans d’autres tems l’objet de tous ses vœux, était moins le désir favori de son cœur, qu’un systême dont elle s’était autrefois entretenue ; c’était de prendre sa bonne Norton pour guide de sa conduite, et de vivre dans sa terre, suivant l’intention de son grand-père. Elle ne doutait point que son cousin Morden, qui était un de ses curateurs pour cette succession, ne la mît en état de s’y établir sans le secours des loix. S’il le peut et s’il le fait, a-t-elle ajouté, je vous demande, monsieur, ce que j’ai vu dans votre conduite, qui doive me faire préférer à ce parti une union d’intérêts avec vous, lorsqu’il y a si peu de rapport entre nos esprits. Ainsi tu vois, Belford, qu’il entre de la raison, comme du ressentiment, dans la préférence qu’elle fait de sa terre à moi. Tu vois qu’elle se donne la liberté de penser qu’elle peut être heureuse sans moi, et qu’elle est menacée de ne pas l’être avec moi. Je l’avais priée, en finissant mes représentations, de ne pas attendre la réponse de Miss Howe pour lui écrire ; et, si sa résolution étoit de s’en rapporter à elle, de la mettre en état de juger, par une pleine explication, des circonstances présentes. Je le ferais, monsieur, (c’est sa réponse) si j’avais quelque doute sur le choix auquel je suis portée, entre le mariage et le systême que vous venez d’entendre. Vous devez comprendre que c’est pour le dernier que je me déclare… au reste, monsieur, je souhaite que notre séparation se fasse sans emportement. Ne me mettez pas dans la nécessité de répéter… notre séparation, madame ! Ai-je interrompu. Je ne puis soutenir de si cruelles expressions. Cependant, je ne vous supplie pas moins d’écrire à Miss Howe avant l’arrivée de sa réponse. J’espère que si Miss Howe n’est pas ennemie… Miss Howe est déjà informée du sujet de mes délibérations. La réponse que j’attends ne vous regarde pas, monsieur. Elle n’a rapport qu’à moi. Le cœur de Miss Howe est trop ardent sur les intérêts de l’amitié, pour me laisser en suspends un moment de plus qu’il n’est nécessaire. Sa réponse ne dépend point absolument d’elle-même ; il faut qu’elle voie quelqu’un, qui sera peut-être obligé de voir plusieurs autres personnes. C’est cette maudite contrebandière, Belford, la Towsend de Miss Howe ; je n’en doute pas un moment. Complot, ruse, intrigue, stratagême ! J’ai à me défendre d’une multitude de taupes , qui marchent sous terre autour de moi. Mais que je sois abymé dans leurs souterrains, et taupe moi-même, si leurs projets renversent les miens, et si ma belle m’échappe à présent ! Elle m’a confessé ingénument qu’elle avait pensé à s’embarquer pour quelques-unes de nos colonies d’amérique ; mais qu’ayant été forcée de me voir, ce qu’elle aurait souhaité de pouvoir éviter au péril de sa vie, elle commençait à croire qu’il serait plus heureux pour elle de reprendre son ancien systême favori ; du moins si Miss Howe pouvait lui trouver quelque asile honorable, jusqu’à l’arrivée de son cousin Morden. Mais s’il tardait trop, ou s’il étoit impossible à Miss Howe de lui trouver une retraite assurée, elle reviendrait peut-être au dessein de quitter l’Angleterre : car, après avoir mis son imagination à toutes les épreuves, elle ne se sentait pas capable de retourner au château d’Harlove, où la fureur de son frère, les reproches de sa sœur, la colère de son père, l’affliction encore plus touchante de sa mère, et les tourmens de son propre cœur, lui rendraient la vie insupportable. ô Belford ! Je suis presque au désespoir. Je languis, je meurs pour cette réponse de Miss Howe. Je serais capable d’attaquer, de battre, de dérober, de tout commettre, à l’exception du meurtre, pour l’intercepter. Mais, déterminée comme je te représente ma cruelle déesse, il ne m’en a pas paru moins évident qu’elle conserve encore quelque tendresse pour moi. Il lui est souvent échappé des larmes en me parlant. Elle a poussé plusieurs soupirs. Elle m’a regardé deux fois d’un œil de tendresse, et trois fois d’un œil de compassion. Mais ces rayons de bonté se sont autant de fois repliés, si tu me passes cette expression, et son visage s’est détourné, comme si elle s’était défiée de ses yeux, ou qu’elle n’eût pu soutenir l’ardeur des miens, qui cherchaient dans ses regards un cœur perdu, et qui s’efforçaient de pénétrer par cette voie jusqu’à son ame. J’ai pris plus d’une fois sa main. Elle ne s’est pas beaucoup défendue contre cette liberté. Je l’ai pressée une fois de mes lèvres ; sa colère n’a pas été fort vive, et j’ai remarqué sur son visage, plus de tristesse que d’indignation. Comment concevoir que des dehors si doux puissent couvrir tant de fermeté ? J’espérais, lui ai-je dit, qu’elle consentirait sans répugnance à la visite des deux dames que je lui avais tant de fois annoncées. Elle étoit dans une maison étrangère, m’a-t-elle répondu ; elle m’avait vu moi-même ; elle ne pouvait se défendre de rien. Cependant elle avait toujours eu la plus parfaite considération pour les dames de ma famille, sur la réputation de leur mérite et de leur vertu. Je me suis mis à genoux devant elle, dans une allée de verdure où nous étions. J’ai saisi sa main. Je l’ai conjurée, avec un transport qui m’a fait abandonner un moment la conduite de ma langue, de me rendre, par son pardon et par son exemple, plus digne de deux chères tantes qu’elle estimait, plus digne de sa propre bonté. Sur mon ame, ai-je ajouté dans la même ivresse de sentimens, cette bonté, madame, cet excès de bonté que je ne mérite point, me perce jusqu’au fond du cœur. Je ne puis la soutenir. Pourquoi, pourquoi, ai-je pensé alors, n’a-t-elle pas la générosité de prendre cet instant pour me pardonner ? Pourquoi veut-elle me mettre dans la nécessité d’appeler à mon secours ma tante et ma cousine ? La forteresse qui ne se rend point aux sommations d’un conquérant peut-elle espérer une capitulation aussi avantageuse que s’il n’avait pas eu la peine d’amener sa grosse artillerie contr’elle ? Mais la divine fille, qui avait été frappée de l’air de mon visage et du ton de mon discours ; a retiré sa main, en me regardant avec une sorte d’admiration. étrange composé ! A-t-elle dit. Et poussant un soupir : " que de bons et de vertueux sentimens ne dois-tu pas avoir étouffés ? Quelle terrible dureté de cœur doit être la tienne, pour être capable des émotions que tu laisses voir quelquefois, des sentimens qui sortent quelquefois de tes lèvres, et pour l’être aussi de les vaincre, jusqu’à te livrer aux excès les plus opposés " ! Elle s’est arrêtée. Je lui ai répondu, pour réveiller tout ce que j’avais jamais excité de favorable dans son cœur, que j’espérais de cette généreuse inquiétude qu’elle avait témoignée pour moi lorsque je m’étais trouvé si mal… (l’aventure de l’ipécacuanha, Belford). Mais elle m’a interrompu : j’en suis bien récompensée, m’a-t-elle dit. Finissons cet entretien. Il est temps de rentrer. Je veux aller à l’église. (diable ! Ai-je dit tout bas). Les impertinentes femmes, qui l’ont vue faire quelques pas vers la maison, se sont avancées pour l’avertir que le déjeûner l’attendoit. Je n’ai eu que le temps de la supplier, en levant les mains, de me donner l’espérance d’une nouvelle conversation après le déjeûner. Non. Elle était résolue d’aller à l’église. La cruelle personne m’a quitté pour remonter droit à sa chambre, et ne m’a pas même accordé la permission de prendre le thé avec elle. Madame Moore a paru s’étonner de ne pas nous voir en meilleure intelligence, après un si long entretien ; sur-tout dans l’opinion où je l’avais hier laissée, que ma femme consentait au renouvellement de la cérémonie. Mais j’ai levé l’embarras des deux veuves, en leur disant qu’elle voulait se tenir dans cette réserve jusqu’à ce qu’elle sût du capitaine Tomlinson si son oncle assisterait personnellement à la célébration, ou s’il se contenterait de nommer ce digne ami pour le représenter. Je leur ai recommandé encore le secret sur ce point. Elles me l’ont promis, pour elles-mêmes, et pour Miss Rawlings, dont elles m’ont assez vanté la discrétion, pour me faire connaître que c’est la dépositaire générale de tous les secrets des femmes d’Hamstead. Ciel ! Belford, que de méchancetés cette Miss Rawlings doit savoir ! Quelle boëte de Pandore que son sein ! Si je n’avais rien qui méritât mieux mon attention, je m’engagerais à l’ouvrir bientôt : et quel usage ne ferais-je pas de mes découvertes ! à présent, mon ami, tu comprends que toute ma ressource est dans la médiation de ma tante et de ma cousine Montaigu, et dans l’espérance d’intercepter la réponse de Miss Howe. La belle inexorable est allée à l’église avec Madame Moore et Madame Bévis. Mais Will observe de près tous ses mouvemens, et j’ai reglé les moyens de recevoir sur le champ tous ses avis. Elle m’a déclaré qu’elle ne souhaitait pas que j’y parusse avec elle. qu’elle ne souhaitait pas, expression favorite des femmes ; comme si nous étions obligés de suivre toujours leurs volontés. Je ne l’ai pas fort pressée, dans la crainte qu’elle ne me soupçonnât de quelque doute sur son retour volontaire. Il m’est venu à l’esprit d’arrêter Madame Bévis, et de lui offrir une autre occupation. Je crois qu’elle aurait passé aussi volontiers le temps avec moi qu’à l’église. Elle a paru incertaine, lorsque je lui ai représenté que, pour l’édification publique, deux personnes suffisaient d’une maison. Mais, étant habillée, et sa tante Moore l’attendant, elle a cru devoir partir… de peur que cela ne parût affecté, m’a-t-elle dit en passant, à moi qui en aurais assurément mieux jugé.