Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 194

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 108-110).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

samedi, 20 de mai. Je ne savais pas, ma chère, que pour répondre aux articles de M Lovelace, vous attendissiez mon avis. Comme je serais fâchée que cette raison causât quelque délai, je profite d’une occasion extraordinaire pour faire porter cette lettre chez Wilson. Jamais je n’ai douté de la justice et de la générosité de votre personnage, sur ce qui concerne les articles, et tous ses parens n’ont pas les sentimens moins nobles que leur naissance. Mais à présent, je crois que vous ne ferez pas mal d’attendre quelle sera la réponse de milord à sa lettre d’invitation. Voici le plan que j’ai médité pour vous. Ne vous souvenez-vous pas d’avoir vu avec moi, une femme, nommée Madame Towsend , qui fait un grand commerce d’étoffes des Indes, de toilles de Cambrai, et de dentelles de Flandres, qu’elle trouve le moyen de recevoir sans payer d’entrées, et de débiter secrètement dans toutes les bonnes maisons de votre voisinage ? Elle est alternativement à Londres, dans une chambre qu’elle y loue à l’extrémité du faubourg de Southwarck, où elle a des échantillons de ses marchandises, pour la commodité de ses pratiques de ville. Mais sa véritable résidence et son magasin sont à Depfort . Je dois sa connaissance à ma mère, à qui elle avait été recommandée dans la supposition de mon mariage, et qui me dit, en me la présentant, qu’avec le secours de cette femme, je pourrais être magnifique à peu de frais. Au fond, ma chère, je n’ai pas trop de penchant à favoriser la contrebande. Il me semble que c’est braver les loix de notre pays, nuire aux honnêtes marchands, et dérober à notre prince un revenu légitime, dont la diminution peut l’obliger à faire de nouvelles levées sur le public. Mais, quoique je n’aie encore rien pris à Madame Towsend, nous ne sommes pas mal ensemble. C’est une femme entendue, et d’un fort bon caractère. Elle a vu les pays étrangers, par rapport à son commerce, et je trouve beaucoup de plaisir à l’entendre. Comme elle cherche à se faire connaître de toutes les jeunes personnes qui ne sont pas éloignées de changer d’état, elle m’a priée de la recommander à vous ; et je suis sûre que je l’engagerais sans peine à vous accorder une retraite dans sa maison de Depfort. C’est un bourg qu’elle représente fort peuplé, et peut-être un des lieux du monde où l’on penserait le moins à vous chercher. Il est vrai que la nature de son commerce ne lui permet pas d’y être long-temps : mais on ne saurait douter qu’elle n’y ait quelque personne de confiance. Vous y seriez en sûreté jusqu’au retour de M Morden. Il me semble que vous feriez fort bien d’écrire d’avance à cet honnête cousin. Ce n’est point à moi de vous prescrire ce que vous devez lui marquer. Je me repose sur votre discrétion ; car vous comprenez sans doute ce qu’il y aurait à craindre du moindre démêlé entre deux hommes de cœur. J’apporterai de nouveaux soins à digérer ce plan, si vous l’approuvez, ou plutôt, si vous le jugez nécessaire. Mais il faut espérer que vous n’aurez pas besoin de cette ressource, puisque la perspective est changée, et que vous avez connu vingt-quatre heures qui ne peuvent pas être nommées malheureuses . Que je me sens indignée de voir une fille telle que vous réduite à cette misérable consolation ! Je me souviens que Madame Towsend a deux frères qui commandent chacun un vaisseau marchand. Comme ils ne peuvent manquer d’être liés d’intérêt avec elle, qui sait si vous ne pourriez pas avoir, au besoin, tout l’équipage d’un vaisseau à votre service ? Supposé que Lovelace vous donne sujet de le quitter, ne vous occupez point de vos craintes pour les Harlove. Qu’ils prennent soin l’un de l’autre. Ils y sont assez portés. Les loix seront leur défense. Votre homme n’est pas un assassin, ni un meurtrier de nuit. C’est un ennemi ouvert, parce qu’il est intrépide ; et s’il entreprenait quelque chose qui le soumît à la rigueur des loix, vous seriez heureusement délivrée de lui par la fuite ou par la corde ; n’importe lequel des deux. Si vous n’étiez pas entrée dans un si grand détail de toutes les circonstances qui regardent la conversation que vous avez entendue entre M Lovelace et les deux femmes, je les soupçonnerais de n’avoir tenu cette conférence que pour vous. J’ai fait voir les propositions de M Lovelace à M Hickman, qui avait été destiné pour la robe avant la mort de son frère aîné. Il en a pris un air si grave, si fier et si important ; il m’a dit d’un ton si mystérieux, qu’il voulait les prendre en considération, qu’il les emporterait, si je le trouvais bon, qu’il les pèserait, et d’autres affectations de cette nature, que la patience m’a manqué. Je lui ai arraché le papier de colère. Eh ! Quoi, le traiter si mal pour son zèle : oui, pour un zèle sans lumières, tel que la plupart des autres zèles. S’il n’a point été frappé tout d’un coup de quelqu’objection, c’est qu’il n’y en a point à faire. Si prompte ! Ma très-chère miss. Si lent ! très-peu cher monsieur, aurais-je pu répondre : mais je me suis contentée de lui dire, assurément, avec un regard qui signifiait, oseriez-vous faire le rebelle ?

il m’a demandé pardon. à la vérité, il ne voyait aucune objection ; mais il avait cru qu’une seconde lecture… n’importe, n’importe, ai-je interrompu ; je les ferais voir à ma mère, qui, sans avoir pensé à porter la robe, en sait plus au premier coup d’œil, que tous vos lambins de conseillers, si je ne craignais de l’irriter par l’aveu de ma correspondance. Mais ne balancez pas, ma chère, à faire dresser les articles en bonne forme. Que la célébration les suive de près, et qu’il n’en soit plus parlé. Je ne dois pas oublier que le matelot a beaucoup tourné autour de ma femme de chambre, et qu’il a tenté de la corrompre par un gros présent, pour savoir d’elle le lieu de votre retraite. La première fois qu’il aura l’audace de paroître, je le ferai jeter dans le plus profond de nos étangs, si je ne puis rien tirer de sa bouche. L’entreprise de corrompre un domestique de la maison justifiera mes ordres.