Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 193

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 104-108).


M Lovelace, à M Belford.

samedi 20 de mai. Il faut te faire la peinture de notre situation. Grands et petits, nous sommes tous extrêmement heureux. Dorcas est dans les bonnes grâces de sa maîtresse. Polly lui a demandé son conseil sur une proposition de mariage qui la regarde : jamais oracle n’en donna de meilleur. Sally, à l’occasion d’une petite querelle avec son marchand, a pris ma charmante pour arbitre. Elle a blâmé Sally de tenir une conduite tyrannique avec un homme dont elle est aimée. Chère petite personne ! être devant le miroir, et fermer les yeux, dans la crainte de s’y reconnaître ! Madame Sinclair a fait sa cour à un juge si infaillible, en lui demandant son avis sur le mariage de ses deux nièces. Nous sommes sur ce pied depuis plusieurs jours, avec les gens de la maison. Cependant on mange toujours seule. On ne leur accorde pas souvent l’honneur de sa compagnie dans les autres tems. Ils sont accoutumés à sa méthode. Ils ne la pressent point. C’est la persévérance qui l’emportera. Lorsqu’on se rencontre, tout se passe fort civilement de part et d’autre. Je crois, Belford, que, dans le mariage même, on éviterait quantité de querelles, si l’on se voyait rarement. Mais, comment suis-je moi-même, avec la belle, depuis ce brusque départ et ce refus incivil de mercredi matin ? C’est ta demande, n’est-ce pas ? En vérité, fort bien, mon ami. Pourquoi serais-je mal avec elle ? La chère petite impertinente n’a point de secours à tirer d’elle-même. Elle n’a pas d’autre protection à se promettre. D’ailleurs, elle a pleinement entendu (qui se serait défié qu’elle pût être si proche ?) une conversation que j’eus le même jour avec Madame Sinclair et Miss Martin ; et son cœur en est devenu plus tranquille sur divers points douteux. Tels sont particulièrement : le malheureux état de Madame Fretchville. La pauvre femme ! Miss Martin, feignant de la connaître, ne manque point de la plaindre fort humainement. Elle et le mari qu’elle a perdu s’étoient aimés dès le berceau. La pitié se communique d’un cœur à l’autre. Il est impossible que toutes les circonstances d’une si grande douleur, représentées par une fille aussi tendre que Miss Martin, n’aient pas fait une extrême impression sur ma bien-aimée. La goutte de Milord M seul obstacle qui l’empêche de venir marquer sa tendresse à mon épouse. Le départ de Milady Lawrance et de Miss Montaigu, qu’on attend bientôt à Londres. La passion que j’aurais de voir mon épouse en état de les recevoir dans sa propre maison, si Madame Fretchville pouvait être un moment d’accord avec elle-même. L’intention où je suis, malgré cela, de demeurer chez Madame Sinclair, dans la seule vue de satisfaire jusqu’au moindre article la délicatesse de mon épouse. Ma tendresse infinie pour elle, que je représentai d’un ton fort ardent, comme la plus sincère et la plus pure passion qu’un homme ait jamais ressenti pour une femme. Sally et Madame Sinclair s’étendirent sur ses louanges, mais sans affectation. Sally particulièrement admira sa modestie, et la nomma exemplaire . Cependant, pour prévenir tous les soupçons, elle ajouta que, s’il lui était permis d’expliquer librement ses idées devant moi, elle trouvait sa délicatesse excessive. Mais elle m’applaudit beaucoup d’observer rigoureusement ma promesse. Pour moi, je blâmai plus ouvertement sa conduite avec moi. Je la traitai de cruelle. Je m’emportai contre sa famille. Je parus douter de son amour. Me voir refuser jusqu’à la moindre faveur, tandis que ma conduite était aussi pure, aussi délicate, dans les momens où je me trouvais seul avec elle, que sous les yeux de toute la maison ! Je touchai quelque chose de ce qui s’était passé le même jour entre elle et moi, ne me plaignant que de quelques traits d’indifférence si marqués, qu’il m’était impossible de les soutenir. Mais je voulais lui proposer d’aller samedi prochain à la comédie, où l’on devait donner l’ orpheline d’Otway , jouée par les meilleurs acteurs, pour essayer si toutes sortes de faveurs me seraient refusées. J’avais néanmoins peu de goût pour les tragédies ; quoique je n’ignorasse pas qu’elle les aimait, à cause de l’instruction et des bons exemples qu’on y trouve presque toujours. Je n’avais que trop de sentimens, ajoutai-je ; et le monde offrait d’assez grands sujets de tristesse, sans qu’il fût besoin d’emprunter les douleurs d’autrui, et de s’en faire un amusement. Cette remarque est assez vraie, Belford ; et je crois qu’en général tout ce qu’il y a de gens de notre espèce pensent là-dessus comme moi. Ils n’aiment point d’autres tragédies que celles où ils font eux-mêmes les rôles de tyrans et d’exécuteurs. Ils ne veulent pas s’exposer à des réflexions trop sérieuses. Ils courent aux pièces comiques, pour rire des chagrins qu’ils ont causés, et pour y trouver des exemples qui ressemblent à leurs propres mœurs : car nous avons peu de comédies qui en offrent de bons. Mais que dis-je ? Je crois me souvenir, en y pensant, que tu te plais au lamentable . Miss Martin répondit pour Polly, qui étoit absente ; Madame Sinclair, pour elle-même et pour toutes les femmes de sa connaissance, sans excepter Miss Partington, qu’elles préféraient le comique à la tragédie. Je crois qu’elles ont raison ; parce qu’il n’y a pas de libertin un peu déterminé, qui ne mêle assez de tragique dans les comédies qu’il joue avec une maîtresse. Je priai Sally de tenir compagnie à mon épouse. Elle était engagée pour samedi, m’a-t-elle répondu. Je demandai à Madame Sinclair sa permission pour Polly. Assurément, me dit-elle, Polly se ferait un honneur extrême d’accompagner Madame Lovelace ; mais la pauvre fille avait le cœur si tendre, et la pièce étoit si touchante, qu’elle perdrait les yeux à force de pleurer. En même temps Sally me représenta ce qu’il y avait à craindre de Singleton, pour me donner occasion de répondre à l’objection, et pour épargner à ma belle la peine de me la faire, ou de discuter cet article avec moi. Aussitôt je confessai que je n’avais que mon courage pour être tranquille de ce côté-là ; et parlant d’une lettre que je venais de recevoir, je déclarai à Madame Sinclair qu’on me donnait avis qu’une personne dont on me faisait le portrait, avait entrepris de nous découvrir. Ensuite, ayant demandé une plume et de l’encre, je jetai sur un papier les principales marques auxquelles on pourrait le reconnaître, afin qu’au besoin toute la maison pût s’armer contre lui : " un matelot fort maltraité de la petite vérole, le teint brûlé, le regard mauvais, haut d’environ six pieds, les sourcils pendans, les lèvres écorchées, comme d’un reste de scorbut ; avec un couteau qu’il portait ordinairement au côté, une casaque brune, un mouchoir de toile peinte autour du cou, un bâton de bois de chêne dans la main, presque de sa longueur, et d’une grosseur proportionnée ". Il ne fallait pas répondre un mot à toutes ses questions. Il fallait m’appeler sur le champ, et empêcher, s’il était possible, que mon épouse n’en eût la moindre connaissance. J’ajoutai que, si son frère ou Singleton, se présentaient, je les recevrais civilement pour l’amour d’elle ; et qu’alors elle n’aurait qu’à reconnaître son mariage ; après quoi, il ne resterait de part et d’autre nul prétexte pour la violence. Mais je jurai, dans les termes les plus furieux, que, si malheureusement elle m’était enlevée par la persuasion ou par la force, j’irois, dès le lendemain, la demander chez son père, soit qu’elle y fût ou qu’elle n’y fût pas ; et que, si je ne trouvais pas la sœur, je saurais trouver le frère, et m’assurer aussi facilement que lui d’un capitaine de vaisseau. à présent, Belford, crois-tu qu’elle entreprenne de me quitter, quelque conduite que je puisse tenir avec elle ? Madame Sinclair a si bien contrefait l’air tremblant, elle a paru si effrayée des désastres qui pouvaient arriver dans sa maison, que j’ai commencé à craindre qu’elle n’outrât son rôle, et qu’elle ne détruisît mon ouvrage. Je lui ai fait signe de l’œil. Elle m’en a fait un de la tête pour marquer qu’elle m’entendoit. Elle a baissé le ton ; et passant une de ses lèvres sur l’autre, avec ses minauderies ordinaires, elle est demeurée en silence. Voilà des préparatifs, Belford. Crois-tu que tes raisonnemens et tous les proverbes de Milord M soient capables de m’y faire renoncer ? non sûrement ; comme dit ma charmante, lorsqu’elle veut exprimer son aversion pour quelque chose. Et quel doit être nécessairement l’effet de toutes ces ruses, pour la conduite de ma belle avec moi ? Peux-tu douter qu’elle n’ait été d’une complaisance achevée, dès la première fois qu’elle m’a fait l’honneur de me recevoir ? Jeudi fut un jour très-heureux. Il ne manqua rien à notre bonheur le matin. Je baisai sa main charmante. Tu n’as pas besoin que je te fasse la description de ses mains et de ses bras. Lorsque tu l’as vue, j’ai remarqué que tes yeux y étoient fixés, aussitôt qu’ils pouvaient abandonner les rares beautés qui composent son visage. Je baisai donc sa main ; environ cinquante fois si j’ai bien compté. J’allai une fois jusqu’à ses joues, dans le dessein de parvenir à ses lèvres ; mais avec un transport si vif, qu’elle en parut fâchée. Si ses soins n’étoient pas continuels pour me tenir ainsi à la longueur du bras : si les plus innocentes libertés auxquelles notre sexe aspire par degrés, ne m’étoient pas refusées avec une rigueur insupportable, il y aurait long-temps que nous serions un peu plus familiers. Si je pouvais seulement obtenir quelque accès près d’elle, à sa toilette, ou dans son déshabillé ; car l’air de dignité augmente dans une femme vêtue, et fortifie le respect : mais on ne peut la retenir si tard, ni la surprendre si matin, qu’elle ne soit toujours dans la dernière décence. Tous ses trésors étant gardés si soigneusement, ne sois pas surpris que j’aie fait si peu de progrès dans l’épreuve. Mais quel aiguillon que cette cruelle distance ! Encore une fois, jeudi matin nous fûmes fort heureux. Vers midi, elle compta le nombre des heures qu’elle avait passées avec moi. Ce tems ne m’avait paru qu’une minute ; mais elle me témoigna qu’elle souhaitait d’être seule. Je me fis presser ; et je ne cédai qu’après avoir remarqué que le soleil commençait à se couvrir de quelques nuages. J’allai dîner chez un ami. à mon retour, je parlai de maison et de Madame Fretchville. J’avais vu Mennell ; je l’avais pressé de faire entendre raison à la veuve. Elle marqua beaucoup de compassion pour cette dame ; autre effet de la conversation qu’elle avait entendue. Je ne manquai pas de lui dire aussi que j’avais écrit à mon oncle, et que j’attendais bientôt sa réponse. Elle me fit la grâce de m’admettre à souper. Je lui demandai ce qu’elle pensait de mes articles. Elle me promit de s’expliquer aussitôt qu’elle aurait reçu des nouvelles de Miss Howe. Je lui proposai alors de m’accorder sa compagnie, samedi au soir, à la comédie. Elle me fit les objections que j’avais prévues, les projets de son frère, le temps qui était fort chaud, etc., mais d’un ton qui paroissait modéré par la crainte de me désobliger : autre effet charmant de la conversation. Elle passa par conséquent sur ses propres difficultés, et j’obtins la grâce que je demandois. Vendredi n’a pas été moins tranquille que le jour d’auparavant. Voilà deux jours que je puis nommer heureux. Pourquoi tous les autres ne leur ressemblent-ils pas ? Il semble que cela dépende de moi. C’est une chose étrange, que je prenne plaisir à tourmenter une femme que j’aime uniquement ! Il faut que j’aie dans le caractère quelque chose de semblable à Miss Howe, qui se plaît à faire enrager son malheureux Hickman. Cependant je ne serais pas capable de cette dureté pour un ange tel que Clarisse, si je n’étais résolu, après le temps de l’épreuve, de la récompenser au-delà de ses désirs. Samedi est à moitié passé. Notre bonheur dure encore. On se prépare pour la comédie. Polly s’est offerte. Elle est acceptée. Je l’ai avertie des endroits où elle doit pleurer, non-seulement pour faire connaître la bonté de son cœur, dont les larmes sont toujours une bonne marque, mais encore pour avoir un prétexte de cacher son visage avec son éventail ou son mouchoir ; quoique Polly, dans le fond, soit bien éloignée d’être une fille publique. Nous serons dans la loge verte. Les douleurs d’autrui, si bien représentées, ne manqueront point d’ouvrir le cœur de ma charmante. Lorsque j’ai obtenu d’une jeune personne la permission de l’accompagner à la comédie, je me suis toujours cru sûr de la victoire. Le cœur des femmes, pétri de douceur et d’harmonie, lorsque rien ne le gêne, s’étend et perd le soin de s’observer à mesure que leur attention est attirée au dehors par un amusement qui les intéresse. La musique, et peut-être une collation qui succède, ont aussi leur part à cet effet. Je n’espère ici rien d’approchant. Mais j’ai plus d’une vue dans l’empressement avec lequel j’ai proposé la comédie à ma chère Clarisse. Pour t’en apprendre une, Dorcas a le passe-par-tout, comme je te l’ai déjà dit. Tu comprends l’usage qu’elle en fera dans notre absence. à présent ne crois-tu pas qu’il soit important de faire voir à ma belle une tragédie des plus touchantes, ne fût-ce que pour lui apprendre qu’il y a de plus grandes disgrâces et des douleurs plus profondes qu’elle ne se l’est peut-être jamais imaginé. Conviens que notre bonheur est extrême : j’espère que nous ne trouverons pas dans notre chemin quelqu’un de ces génies sinistres, qui se plaisent à troubler la joie des pauvres mortels. Lovelace. Miss Clarisse, dans une lettre du vendredi 19 de mai, apprend à son amie, que sa perspective est encore une fois changée avec avantage, et que depuis sa dernière lettre, elle a connu vingt-quatre heures assez heureuses, du moins en les comparant à sa situation. " que je compose volontiers, dit-elle, pour les moindres apparences de bonheur ! Que je suis facilement disposée à tourner vers moi le côté flatteur des évènemens, et à me repaître de toutes sortes d’espérances ; et cela, non-seulement pour mon propre intérêt, mais aussi pour l’amour de vous, qui entrez si généreusement dans tout ce qui m’arrive d’agréable ou de fâcheux. " elle lui fait ici le détail de la conversation qu’elle a trouvé le moyen d’entendre, entre M Lovelace, Madame Sinclair et Miss Martin ; mais elle explique, avec plus d’étendue, l’occasion qu’elle a eue de prêter l’oreille à leurs discours, dans la persuasion qu’ils n’ont pu se défier d’être écoutés. Elle apporte les raisons qui lui ont fait trouver du plaisir à les entendre ; et quoiqu’elle soit choquée du projet hardi qu’il a formé, s’il la perd de vue un seul jour, elle se réjouit qu’il soit résolu d’éviter la violence, s’il se rencontre dans la ville, avec son frère. Elle s’est crue obligée, dit-elle, par ce qui s’est passé mercredi, et par ce qu’elle a eu le bonheur d’entendre, de lui promettre d’aller à la comédie, sur-tout lorsqu’il a eu la discrétion de lui proposer une des nièces pour l’accompagner. Elle paraît charmée qu’il ait écrit à Milord M. Elle lui a promis de s’expliquer sur les articles, aussi-tôt qu’elle aura reçu des nouvelles de son amie. Enfin, l’avenir, ajoute-t-elle, commence à lui offrir des apparences assez favorables, comparées, du moins, aux nouveaux dangers dont elle s’est crue menacée depuis son naufrage. Cependant elle est bien aise que son amie s’occupe de quelque plan qui puisse assurer son repos par d’autres voies. Elle regarde M Lovelace comme un esprit dangereux ; et la prudence l’oblige, par conséquent, de veiller sans cesse, et de s’armer contre le mal possible. Elle se croit sûre que ses lettres et celles de son amie, sont parfaitement à couvert. Elle ne doute pas non plus qu’elle ne soit libre de sortir et de rentrer ; mais M Lovelace est si assidu près d’elle, qu’elle n’a pas le temps de mettre cette liberté à l’épreuve. Elle le ferait plus souvent néanmoins, s’il arrivait quelqu’occasion d’en douter, et si les desseins de son frère et du capitaine Singleton lui causaient moins de frayeur.