Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 169

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 46-50).


M Morden à Miss Clarisse Harlove.

à Florence, 13 avril. J’apprends, avec un extrême chagrin, le différend qui s’est élevé entre toute une famille qui m’est si chère, et qui me touche de si près par le sang, et vous, ma très-chère cousine, qui avez des droits encore plus particuliers sur mon cœur. Mon cousin a pris la peine de m’informer des offres et du refus. Je ne trouve rien de surprenant d’un côté ni de l’autre. Que ne promettiez-vous pas, dans un âge peu avancé, lorsque j’ai quitté l’Angleterre ? Et ces charmantes espérances se trouvant surpassées, comme j’ai pris souvent plaisir à l’entendre, par l’excellence de toutes vos perfections, je conçois que vous devez faire l’admiration de tout le monde, et qu’il y a très-peu d’hommes qui soient dignes de vous. Monsieur et Madame Harlove, les meilleurs parens du monde et les plus remplis d’indulgence pour une fille qu’ils ont tant de raison d’aimer, ont donné les mains aux refus que vous avez fait de plusieurs partis. Ils se sont contentés de vous en proposer un plus sérieusement, parce qu’il s’en présentait un autre qu’ils ne pouvaient approuver. Ils ne vous ont pas supposé apparemment beaucoup d’aversion pour celui qu’ils vous offraient ; et, dans cette idée, ils ont suivi leurs propres vues, un peu trop vîte peut-être pour une jeune personne de votre délicatesse. Mais, lorsque tout s’est trouvé conclu de leur part, et qu’ils ont cru vous avoir assuré des conditions extrêmement avantageuses qui marquent la juste considération dont la personne qu’ils vous destinent est remplie pour vous, vous vous éloignez de leurs désirs avec une chaleur et une véhémence où je ne reconnais pas cette douceur naturelle qui donne de la grace à toutes vos actions. Je n’ai jamais eu d’habitude avec aucun des deux prétendans ; mais je connais M Lovelace un peu plus que M Solmes. Ce que je puis dire, ma chère cousine, c’est que je souhaiterais de pouvoir lui rendre un témoignage plus avantageux que je ne le puis. à l’exception d’une seule qualité, votre frère avoue qu’il n’y a point de comparaison entre les deux concurrens ; mais cette qualité seule est d’un plus grand poids que tout le reste ensemble. On ne pensera jamais que Miss Clarisse Harlove compte les mœurs pour rien dans un mari. Quel sera, ma très-chère miss, le premier argument que j’emploierai dans cette occasion ? Votre devoir, votre intérêt, votre avantage éternel et temporel, peuvent dépendre de ce seul point, les bonnes mœurs d’un mari . Avec un méchant mari, il n’est pas toujours au pouvoir d’une femme d’être bonne, ou de faire le bien, comme un mari peut être bon avec une méchante femme. Vous conservez, m’écrit-on, tous vos principes de piété : je n’en suis pas surpris, et je le serais beaucoup que vous les oubliassiez jamais ; mais quel espoir auriez-vous d’y persévérer avec un mari sans mœurs ? Si votre jugement ne s’accorde point avec celui de vos proches dans cette importante occasion, permettez que je vous demande, ma chère cousine, lequel des deux doit céder à l’autre ? Je ne vous dissimulerai pas que, de tous les hommes, M Lovelace me paraît celui qui vous conviendrait le plus, s’il avait des mœurs. Je ne m’échapperais pas même à parler avec cette liberté, d’un homme dont je n’ai aucun droit de me faire le juge, s’il adressait ses soins à toute autre que ma cousine. Mais, dans cette occasion, vous me permettrez de vous dire, ma chère Clarisse, que M Lovelace ne peut être digne de vous. Il peut se réformer, direz-vous : peut-être ne se réformera-t-il pas. L’habitude ne change pas facilement. Les libertins, qui sont tels au mépris de leurs talens, de leurs lumières supérieures et de leur propre conviction, ne se réforment presque jamais que par un miracle ou par impuissance. Je connais parfaitement mon sexe : je suis capable de juger s’il y a quelque espérance de réformation pour un jeune homme licentieux qui n’a point été réduit par la maladie, par l’affliction, par l’adversité ; qui jouit d’une fortune brillante ; sans compter ses hautes espérances ; qui a les sentimens élevés, l’humeur indomptable ; et qui, vivant peut-être avec des gens du même caractere, s’y confirme par leur exemple et par l’assistance qu’il reçoit d’eux dans toutes ses entreprises. à l’égard de l’autre, supposons, ma chere cousine, que vous soyez à présent sans goût pour lui : ce n’est pas une preuve absolue que vous ne puissiez quelque jour en avoir. Peut-être en aurez-vous d’autant plus, que vous en avez moins aujourd’hui. Il ne peut tomber plus bas dans votre opinion, mais il peut s’y élever. Rien n’est si rare que de voir les grandes attentes heureusement remplies. Comment le seraient-elles jamais, lorsqu’une belle imagination ne manque pas de les porter beaucoup au-delà de la réalité ? Une femme qui se livre à la sienne, ne découvre aucun défaut dans l’objet qu’elle favorise, souvent, parce qu’elle n’en trouve aucun dans elle-même ; et l’illusion de cette généreuse crédulité ne se dissipe que lorsqu’il est trop tard pour y remédier. Mais supposons, d’un autre côté, qu’une personne telle que vous épouse un homme dont les talens soient inférieurs aux siens, quelle femme au monde sera plus heureuse que Miss Clarisse ? Quel plaisir ne prendra-t-elle pas à faire du bien ? Quel heureux partage de son tems, entre l’exercice de ses propres vertus et l’avantage de tout ce qui aura quelque rapport à sa sphère ! On vous rend cette justice, ma chère cousine, que vos qualités naturelles et acquises sont dans un degré si rare, que pour le bonheur d’autrui, comme pour le vôtre, tous vos amis doivent souhaiter que votre attention ne soit pas bornée à des égards qu’on peut nommer exclusifs et purement personnels. Mais examinons, par rapport à vous-même, les suites de ces égards ou de cette préférence dont on vous soupçonne pour un libertin. Une ame aussi pure que la vôtre, se mêler avec une des plus impures de son espèce ! Un homme de ce caractère occupera tous vos soins. Il vous remplira continuellement d’inquiétude pour lui et pour vous-même. Puissance divine et humaine, loix les plus saintes, vous lui verrez braver tout ce qui est respecté par les hommes de tous les temps et de tous les lieux. Pour lui plaire, et pour vous conserver quelque pouvoir sur son cœur, vous serez obligée probablement de renoncer à vos plus louables inclinations ; d’entrer dans ses goûts et dans ses plaisirs ; d’abandonner vos compagnies vertueuses, pour vous livrer aux siennes. Peut-être serez-vous abandonnée des vôtres, à cause du scandale continuel de ses actions. Espérez-vous, chère cousine, qu’avec un tel homme vous puissiez être long-temps aussi bonne que vous l’êtes à présent ? Si vous ne devez pas l’espérer, voyez donc laquelle de vos vertus présentes vous êtes disposée à lui sacrifier, et lequel de ses vices vous vous croyez capable d’imiter pour lui plaire. Comment pourriez-vous perdre le goût d’aucun de ces devoirs que vous trouvez aujourd’hui tant de douceur à remplir ? Et si vous cédez une fois, comment serez-vous sûre du point auquel il vous sera permis de vous arrêter ? Votre frère convient que, pour l’agrément de la personne, M Solmes n’est pas comparable à M Lovelace. Mais qu’est-ce que la figure aux yeux d’une fille telle que vous ? Il reconnaît aussi que l’un n’a pas les manières de l’autre ; mais cet avantage, sans mœurs, vous paraît-il mériter la moindre considération ? Il serait bien plus avantageux pour une femme, de prendre un mari dont elle aurait à former les manières, que de les trouver toutes formées aux dépens de ses mœurs ; prix auquel on n’achète que trop souvent les qualités qu’on se propose d’acquérir dans les voyages. Ah, ma chère cousine, si vous pouviez vous trouver ici avec nous, soit à Florence, d’où je vous écris, soit à Rome, soit à Paris, où j’ai résidé aussi fort long-temps, et voir quelle sorte de fruit la plupart de nos jeunes gens remportent de ces villes fameuses, vous les aimeriez mieux tels qu’ils sont à leur première poste, lorsqu’on suppose que leur grossiéreté naturelle a besoin de se polir hors de leur patrie, que tels qu’ils vous paraîtraient à la dernière. Vous en voyez la différence à leur retour. Les modes, les vices, et souvent les maladies des pays étrangers, font l’homme accompli. Joignez-y le mépris de son propre pays et de ceux qui l’habitent, quoiqu’il mérite plus de mépris lui-même que le plus méprisable de ceux qu’il méprise : voilà généralement, avec un mélange d’effronterie qui ne rougit de rien, ce qu’on appelle un gentilhomme qui a voyagé. Je sais que M Lovelace mérite une exception. Il a réellement des qualités distinguées et du savoir. Il s’est acquis de l’estime à Florence et à Rome ; et l’éclat de sa figure, joint au tour noble et généreux de son esprit, lui a donné de grands avantages. Mais il n’est pas besoin de vous dire qu’un libertin homme de sens est infiniment plus dangereux qu’un libertin sans génie. J’ajouterai même que c’est la faute de M Lovelace, s’il n’a pas obtenu encore plus de considération des personnes lettrées de Florence. Il s’est permis quelques entreprises galantes qui ont mis en danger sa personne et sa liberté, et qui l’ont fait abandonner de ses plus illustres amis. Aussi son séjour à Florence et à Rome a-t-il été plus court qu’il ne se l’était proposé. Voilà ce que j’avais à dire de M Lovelace. J’aurais beaucoup mieux aimé que la vérité m’eût permis de lui rendre un témoignage tout-à-fait opposé. Mais, pour ce qui regarde en général les libertins déclarés, moi, qui me flatte de les connaître, et qui sais, non-seulement qu’ils ont sans cesse dans le cœur quelques mauvais desseins contre votre sexe, mais que souvent ils ne sont que trop heureux à les faire réussir : je crois pouvoir ajouter ici quelques réflexions sur ce malheureux caractère. Un libertin, ma chère cousine, un intrigant, un rusé libertin, est ordinairement un homme sans remords. C’est toujours un homme injuste. La noble règle, de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît, est la première règle qu’il viole. Il la viole chaque jour ; et plus il en trouve d’occasions, plus il s’applaudit de son triomphe. Son mépris est extrême pour votre sexe ! Il ne croit pas qu’il y ait de femmes chastes, parce qu’il est lui-même un abandonné. Chaque folle qui le favorise, le confirme dans cette odieuse incrédulité. Son esprit s’occupe sans cesse à multiplier les excès dont il fait ses délices. Si quelque femme a le malheur d’aimer un homme de cette espèce, comment peut-elle soutenir l’idée de partager ses affections avec la moitié de la ville, et peut-être avec ce qu’il y a de plus méprisable ? Et puis, livrée si grossiérement aux goûts purement sensuels ! Quelle femme un peu délicate ne serait pas révoltée contre un ennemi du sentiment, contre un homme qui jette du ridicule sur la fidélité et la tendresse, et qui est capable de rompre un engagement d’amour par une insulte ? Les prières, les larmes, ne feront qu’enfler son orgueil. Il fera gloire, avec ses compagnons de débauche, et peut-être avec des femmes aussi abandonnées que lui, des souffrances et des humiliations qu’il a causées ; et s’il a le droit du mariage, il poussera la brutalité jusqu’à les rendre témoins de son triomphe. Ne me soupçonnez pas d’exagération. Je ne dis rien dont on ne connaisse des exemples. Parlerai-je des fortunes dissipées, des terres engagées ou vendues, et des vols faits à la postérité ; enfin d’une multitude d’autres désordres, dont la peinture serait grossière et choquante pour des yeux aussi délicats que les vôtres ? Que de maux ensemble, et de quelle étrange nature ! Il n’est question, pour les éviter, ma chère cousine ; pour vous conserver le pouvoir de faire le bien auquel vous êtes accoutumée, et de l’augmenter même par le revenu particulier dont on vous laissera la disposition ; pour continuer vos charmans exercices et vos occupations exemplaires ; pour assurer, en un mot, la durée perpétuelle de toutes vos bonnes habitudes ; il n’est question que d’un seul sacrifice : celui du périssable plaisir des yeux. Qui ferait difficulté, lorsqu’il est certain que toutes les qualités ne se trouvent pas dans un même homme, d’abandonner un plaisir si frivole, pour s’en assurer de si importans et de si solides ? Pesez toutes ces considérations, sur lesquelles je pourrais insister avec plus d’avantage, s’il en était besoin avec une personne de votre prudence. Pesez-les attentivement, mon aimable cousine ; et si l’intention de vos parens n’est pas que vous demeuriez fille, déterminez-vous à les obliger. Qu’on ne dise pas qu’à l’exemple de quantité d’autres personnes de votre sexe, l’imagination ait eu plus de pouvoir sur vous que le devoir et la raison. Moins l’homme est agréable, plus il y aura de mérite dans la complaisance. Souvenez-vous que c’est un homme réglé, un homme qui a une réputation à perdre, et dont la réputation, par conséquent, est une sûreté pour sa bonne conduite avec vous. C’est une occasion qui s’offre à vous, pour donner le plus grand exemple qu’on puisse attendre du respect filial. Embrassez-là. L’exemple est digne de vous. On l’attend de votre vertu ; quoiqu’en faveur de votre inclination, on puisse regretter qu’il vous soit proposé. Qu’on dise, à votre gloire, que vous avez mis vos parens dans le cas de vous avoir obligation. Terme orgueilleux, chère cousine, mais justifié par la violence que vous ferez au penchant de votre cœur. Et des parens encore qui vous ont comblée de bienfaits ; mais qui sont fermes sur ce point ; qui n’en démordront pas ; qui se sont relâchés sur quantité d’autres points de la même nature, et qui, pour l’honneur de leur jugement et de leur autorité, demandent d’être obligés à leur tour. J’espère de me trouver bientôt en état de vous féliciter personnellement d’une si glorieuse complaisance. Le désir d’arranger et de finir tout ce qui appartient à ma qualité de curateur, est un des principaux motifs qui me portent à quitter l’Italie. Je serai charmé de pouvoir m’acquitter de ce devoir, à la satisfaction de tout le monde ; et sur-tout, ma chère cousine, à la vôtre. Si je trouve, à mon arrivée, l’union rétablie dans une famille si chère, ce sera pour moi un plaisir inexprimable ; et je disposerai peut-être mes affaires pour passer le reste de mes jours près de vous. Ma lettre est d’une longueur extrême. Il ne me reste qu’à vous assurer du profond respect avec lequel je suis, ma très-chère cousine, votre, etc.

Morden.