Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 168

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 45-46).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

je vous rends grâce, et à M Hickman, de la lettre qu’il a pris la peine de m’écrire avec une diligence si obligeante ; et je continue de me soumettre à votre chère tyrannie. Il ne cesse de me reprocher un excès de scrupule. Il prétend que je suis toujours fâchée contre lui ; que je ne puis avoir gardé plus de réserve avec M Solmes ; et qu’il ne peut concilier avec ses idées, non plus qu’avec ses espérances, que depuis si long-temps il n’ait pas eu le bonheur d’inspirer le moindre sentiment de tendresse à la personne qu’il se flatte de pouvoir bientôt nommer sa femme. Aveugle présomption ! De ne pas voir à quoi il doit attribuer la réserve avec laquelle je suis obligée de le traiter. Mais son orgueil anéantit sa prudence. Ce ne peut être qu’un bas orgueil qui a pris la place de cette noble fierté qui le mettrait au-dessus de la vanité par laquelle il s’est laissé corrompre. Ne vous souvenez-vous pas de l’avoir vu, pendant les heureux jours que j’ai passés chez vous, regardant autour de lui, lorsqu’il retournait à son carrosse, comme pour observer quels yeux sa figure et son air attirait à sa suite ? Mais nous avons vu de laids et sots petits-maîtres, aussi orgueilleux de leur figure, que s’ils avoient toutes les graces en partage ; pendant qu’ils devaient penser que les recherches qu’ils apportent à leur personne, ne servent qu’à mettre leurs défauts dans un plus grand jour. Celui qui cherche à paraître plus grand ou meilleur

qu’il n’est, excite la curiosité sur ses prétentions ; et cet examen produit presque toujours le mépris, parce que l’orgueil est un signe infaillible de foiblesse, ou de quelque travers dans l’esprit ou dans le cœur. S’exalter soi-même, c’est insulter son voisin, qui se sent alors porté à douter d’un mérite auquel il accorderait peut-être ce qui lui est dû, s’il le voyait accompagné de modestie. Vous me trouverez fort grave, et je le suis en effet depuis lundi au soir. M Lovelace est extrêmement tombé dans mon opinion. Je ne vois plus rien devant moi qui puisse me donner une favorable espérance. Qu’attendre d’un esprit si inégal ? Je crois vous avoir marqué que j’ai reçu mes habits. Vous m’avez causé tant d’agitation, que je ne suis pas trop sûre de l’avoir fait, quoique je me souvienne d’en avoir eu le dessein. Ils me sont venus jeudi dernier ; mais sans la petite somme, et sans mes livres, à l’exception de Drexel sur l’éternité, de l’instruction sur la pénitence , et de Français Spira . C’est apparemment un trait d’esprit de mon frère. Il croit bien faire de me présenter des images de mort et de désespoir. Je désire l’une, et je suis quelquefois sur le bord de l’autre. Vous serez moins surprise de ma gravité, lorsqu’aux raisons que vous connaissez, et à l’incertitude de ma situation, j’aurai ajouté qu’on m’a remis, avec ces livres, une lettre de M Morden. Elle m’a fort indisposée contre M Lovelace, et je dois dire aussi contre moi-même. Je la mets sous cette enveloppe. Prenez la peine, ma chère, de la lire.