Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 155

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 23-25).


M Lovelace à M Belford.

dimanche, 30 avril. J’ai été à l’église, Belford. Apprends même que je m’y suis admirablement conduit. Ma déesse est contente de moi. J’ai donné une attention parfaite au sermon, et j’ai chanté de toutes mes forces avec le clergé et les paroissiens. Mes yeux ne se sont pas trop égarés. Comment aurais-je eu peine à les gouverner, lorsqu’ils avoient devant eux le plus charmant et le plus aimable objet de l’univers ? Chère créature ! Que de ferveur, que de charmes dans sa piété ! Je lui ai fait avouer qu’elle avait prié pour moi. En vérité, j’espère que les prières d’une si belle ame ne seront pas sans effet. Au fond, Belford, il y a quelque chose d’imposant dans le culte de la religion. Le dimanche est une institution charmante, pour soutenir la vertu dans les cœurs vertueux. Un jour sur sept ; que cette loi est raisonnable ! Je crois qu’à la fin je serai capable d’aller une fois le jour à l’église. Ma réformation en ira plus vîte. Voir une multitude d’honnêtes gens qui se réunissent dans le même acte d’adoration ! C’est l’exercice d’un être qui pense et qui sent. Cependant cette idée ajoute quelques pointes à mes remords, lorsque je veux m’occuper de mes projets. De bonne foi, je crois que, si j’allais constamment à l’église, je pourrais les abandonner. Il m’est venu de nouvelles inventions à la tête pendant le service divin : mais j’y renonce, parce qu’elles sont nées dans un si bon lieu. Excellente Clarisse ! Combien de ruines n’a-t-elle pas prévenues en m’attachant à elle, en remplissant toute mon attention ? Mais je veux te raconter ce qui s’est passé entre nous, dans ma première visite du matin : et je te ferai ensuite une peinture plus exacte de ma bonne conduite à l’église. La permission de la voir ne m’a point été accordée avant huit heures. Elle était préparée pour sortir. J’ai feint d’ignorer son intention ; et j’avais recommandé à Dorcas de ne pas lui dire qu’elle m’en eût informé. Vous allez sortir, mademoiselle ? Lui ai-je dit, d’un air indifférent. Oui, monsieur ; j’ai dessein d’aller à l’église. J’espère, mademoiselle, que vous m’accorderez l’honneur de vous y accompagner. Non. Elle allait prendre une chaise à porteurs, et se rendre à l’église voisine. Ce discours m’a fait tressaillir. Une chaise pour aller à l’église voisine de chez Madame Sinclair, dont le vrai nom n’est pas Sinclair ; et pour la ramener, à la vue de tout le peuple, qui ne doit pas avoir une trop bonne idée de la maison ! Il n’y avait pas moyen d’y consentir. Cependant, j’avais à soutenir mon rôle d’indifférence. Je lui ai dit que je regarderais comme une faveur, qu’elle voulût me permettre de prendre un carrosse, et de l’accompagner à saint-Paul. Elle m’a objecté la gaieté de mon habillement : elle m’a dit que, pour aller à saint-Paul, elle pouvait prendre un carrosse, et partir sans moi. Je lui ai représenté ce qu’elle avait à craindre de Singleton et de son frère, et je lui ai offert de prendre le plus simple de mes habits. Ne me refusez pas, lui ai-je dit, la faveur de vous accompagner. Il y a très-long-temps que je n’ai été à l’église. Nous nous placerons dans différens bans ; et la première fois que j’y retournerai, ce sera, j’espère, pour acquérir des droits au plus grand bonheur que je puisse recevoir. Elle m’a fait quelques autres objections ; mais enfin, elle m’a permis de partir avec elle. Je me suis placé à sa vue, pour trouver le tems moins ennuyeux ; car nous sommes arrivés de bonne heure : et je me suis si bien conduit, que je lui ai donné fort bonne opinion de moi. Le sujet du sermon était assez singulier : c’était l’histoire d’un prophête, ou la parabole d’une jeune brebis enlevée par un homme riche à un pauvre qui l’aimait chèrement, et qui n’avait pas d’autre plaisir au monde. Le prophête avait en vue d’inspirer des remords à David, sur son adultère avec Bethsabée, femme d’Urie, et sur le meurtre du mari. Ces femmes, Belford, ont été de tout temps l’occasion d’une infinité de désordres. Enfin, lorsque le roi David eut juré, dans son indignation (tu vois, mon ami, que le roi David jurait : mais comment saurais-tu qui était le roi David ? L’histoire est de la bible), aussi-tôt, dis-je, qu’il eut juré de punir l’homme riche, le prophête, qui se nommait Nathan, honnête personnage et de fort bon esprit, s’écria dans ces termes, qui étoient ceux du texte : cet homme, c’est toi . Par ma foi ! J’ai cru que le prédicateur jetait directement les yeux sur moi ; et les miens se sont tournés au même moment sur ma jeune brebis. Mais je dois dire aussi que je me suis souvenu en même temps de mon bouton de rose : après tout, sur ce point, me suis-je dit à moi-même, je vaux mieux que le roi David. à notre retour, nous nous sommes entretenus du sermon. J’ai prouvé à ma charmante que j’avais été fort attentif, en lui rappelant les endroits où le prédicateur avait tiré le plus de parti de son sujet, et ceux qu’il aurait pu toucher avec plus d’avantage ; car l’histoire est réellement fort touchante, et je n’ai rien vu de mieux imaginé. J’ai fait ces réflexions d’un air si grave, que la satisfaction de la belle m’a paru croître de plus en plus : et je ne doute point qu’elle ne m’accorde demain au soir l’honneur de sa présence, à ma collation. Dimanche au soir. Nous avons dîné tous ensemble, dans la salle à manger de Madame Sinclair. Tout est dans la meilleure situation. Les deux nièces ont fort bien joué leur rôle, et Madame Sinclair le sien. Je n’ai pas encore vu ma charmante si tranquille. " d’abord, m’a-t-elle dit, elle n’avait pas eu trop bonne idée de ces gens-là. Madame Sinclair lui avait semblé rebutante. Ses nièces étoient de jeunes personnes avec lesquelles elle n’aurait pas souhaité de liaison. Mais, réellement, il ne fallait pas être trop précipité dans les censures. Bien des gens gagnent à se faire connaître. La veuve lui paroissait supportable (c’est toute la faveur qu’elle lui fait). Miss Martin et Miss Horton sont deux jeunes filles de fort bon sens, et qui ont beaucoup de lecture. Ce que Miss Martin, particulièrement, a dit du mariage et de l’homme qui la recherche, était très-solide. Avec de tels principes, elle ne saurait faire une mauvaise femme ". Remarque, en passant, que le très-humble serviteur de Sally est un marchand de grande réputation, et qu’elle doit être bientôt mariée. J’ai fait à la belle une esquisse de ton caractère, et de celui de mes trois autres écuyers, dans l’espérance d’exciter sa curiosité à vous voir lundi. Je lui ai dit le mal comme le bien ; autant pour m’exalter moi-même, et pour prévenir toutes les surprises, que pour lui apprendre quelle sorte de personnages elle doit s’attendre à voir, si elle veut m’obliger. Par ses observations sur chacun de vous, je jugerai des mesures que j’aurai à garder, pour obtenir ou pour conserver son estime. Je connaîtrai ce qui est de son goût, et ce qui ne l’est pas. Ainsi, pendant qu’elle pénétrera vos têtes superficielles, j’entrerai dans son cœur, et j’y prendrai langue pour mes espérances. La maison ne sera prête que dans trois semaines. Tout sera fini dans cet intervalle, ou je jouerai du plus grand malheur. Qui sait si trois jours ne feront pas l’affaire ? N’ai-je pas emporté le grand point, de la faire passer ici pour ma femme ? Et l’autre, qui n’est pas moindre, de me fixer ici, la nuit comme le jour ? Jamais une femme m’est-elle échappée lorsque j’ai pu me loger sous le même toit ? Et la maison ? N’est-ce rien que la maison ? Et les gens ? Will et Dorcas, qui sont à moi tous deux. Trois jours, ai-je dit : bon ! Trois heures. Je viens d’emporter mon troisième point, Belford ; quoiqu’au grand mécontentement de la belle. On lui a présenté, pour la première fois, Miss Partington, qui s’est laissée engager pour demain ; mais à condition que ma charmante serait de la partie. Quel moyen de refuser ? Une jeune personne si aimable ! Secondée par mes ardentes prières. Mon impatience, à présent, est d’avoir vos opinions sur ma conquête. Si vous aimez des traits et des yeux pleins de flammes, quoique le cœur soit de glace, et qu’il n’ait point encore commencé à s’amollir ; si vous aimez un sens exquis, et le plus séduisant langage, qui coule entre des dents d’ivoire et des lèvres de corail ; un regard qui pénètre tout ; un son de voix qui est l’harmonie même ; un air de noblesse, mêlé d’une douceur qui ne peut être décrite ; une politesse qui ne sera jamais surpassée, s’il est possible qu’il y en ait jamais d’égale ; vous trouverez toutes ces excellences, et cent fois plus, dans mon Hélène. " contemplez cette majestueuse fabrique !… etc. " ou si tu veux une description plus douce, dans le style de Rowe : " elle offre tous les charmes des fleurs nouvellement écloses ; une beauté sans tache, une fraîcheur vive et douce, que rien ne ternit encore : c’est l’image de la nature au premier printems du monde ". Adieu, mes quatre suppôts. Je vous attends demain, à six heures du soir.