Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 154

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 20-23).

M. Lovelace, à M. Belford.

Mowbray, Tourville et Belton, dit-il, brûlent de voir ma déesse, et seront de la partie. Elle m’a refusé ; mais je t’assure qu’elle ne laissera pas d’en être. Tu auras le plaisir de voir l’orgueil et la gloire des Harlove, mes ennemis implacables ; et tu applaudiras à mon triomphe. Si je puis vous procurer cet honneur, vous rirez tous quatre, comme j’ai souvent peine à m’en empêcher, de l’air puritain que vous verrez prendre à la Sinclair. Il ne sortira pas de ses lèvres une ordure ni un mot équivoque. Elle se compose devant ma belle. Tous ses traits se resserrent, et son gros visage devient un vrai théâtre de minauderies. Sa voix, qui est un tonnerre quand il lui plaît, se fond en un petit murmure doucereux. Ses jarrets, d’une roideur qui ne leur a pas permis depuis dix ans de se plier à la civilité, deviennent souples pour faire une révérence à chaque parole. Elle tient ses gros bras croisés devant elle ; et ce n’est pas sans peine qu’on parvient à la faire asseoir en présence de la déesse. Je m’occupe à vous dresser, à tous, des instructions pour lundi. Toi, qui te piques d’entendre un peu le cérémonial, et qui as des prétentions à la prudence, je t’abandonne le soin de contenir les trois autres. Samedi, au soir. Nous venons d’avoir une alarme épouvantable. Au secours, monsieur ! S’est écriée Dorcas en descendant de chez sa maîtresse : madame est résolue d’aller demain à l’église. J’étais à jouer en bas avec les femmes. à l’église ! Ai-je dit ; et j’ai posé mes cartes sur la table. à l’église ! Ont répété mes compagnes, en jetant un regard l’une sur l’autre. Notre partie est demeurée là pour ce soir. Qui se serait attendu à ce caprice ? Sans avis ! Sans la moindre question ! Avant l’arrivée de ses habits ! Sans avoir demandé ma permission… il est impossible qu’elle pense à devenir ma femme ! Quoi ! Cette belle personne ne considère donc pas qu’aller à l’église, c’est me mettre dans la nécessité d’y aller aussi ? Cependant, ne pas demander que je sorte avec elle, lorsqu’elle est persuadée que Singleton et son frère sont aux aguets pour l’enlever ! Facile à reconnaître par ses habits, par sa taille, par ses traits, qui n’ont rien d’égal dans toute l’Angleterre ! à l’église encore, plutôt que dans tout autre lieu ! Cette fille a-t-elle le diable au corps ? C’est le blasphême qui m’est échappé après toutes ces réflexions. Mais remettons cette affaire à demain. Je veux te donner aujourd’hui les instructions que j’ai méditées pour ta conduite et celle de tes camarades, dans l’assemblée de mardi. " instructions pour Jean Belford, Richard Mowbray, Thomas Belton et Jacques Tourville, écuyers du corps de leur général Robert Lovelace, le jour qu’ils seront admis à la présence de sa déesse ". " vous savez, leur dit-il, que je ne vous ai jamais permis d’obscénité dans le langage. Il en sera temps lorsque nous deviendrons vieux, et que nous ne serons capables que de parler. Quoi ! Vous ai-je répété souvent, ne pouvez-vous toucher le cœur d’une femme, sans blesser ses oreilles ? Il est inutile de vous avertir que votre respect pour moi doit être extrême. Le serment de fidélité vous y oblige. Et qui peut me voir sans me respecter " ? " vous la connaissez, dit-il. Avec des yeux innocens, personne n’a plus de finesse et de manége. N’oubliez pas, sur-tout, que ma belle ne porte pas d’autre nom que le mien, et que la tante se nomme Sinclair, veuve d’un lieutenant-colonel ". " cette chère personne est prodigieusement éclairée dans tout ce qui appartient à la théorie. Mais vous comprenez qu’à son âge, c’est une véritable novice pour les choses de pratique. Malgré toutes ses lectures, j’ose dire que, jusqu’au moment qu’elle m’a connu, elle ne s’était pas imaginé qu’il y eût au monde des gens de notre espèce. Quel plaisir n’aurai-je pas d’observer son étonnement, lorsqu’elle se verra dans une compagnie si nouvelle, et qu’elle me trouvera le plus poli des cinq convives " ? Ces instructions suffisent. Il me semble, à présent, que tu es curieux de savoir quelles peuvent être mes vues, en risquant de déplaire à ma belle et de lui inspirer des craintes, après trois ou quatre jours de paix et de confiance. Il faut satisfaire ta curiosité. J’aurai soin de ménager aux deux nièces la visite imprévue de quelques femmes de province, qui rempliront la maison. Les lits seront rares. Miss Partington, qui se sera fait connaître pour une fille douce et modeste, et qui aura marqué un goût prodigieux pour ma charmante, témoignera beaucoup d’envie de commencer avec elle une liaison d’amitié. On sera long-temps à table. Elle lui demandera la moitié de son lit, pour une nuit seulement. Qui sait si cette nuit même je ne serai pas assez heureux pour me rendre coupable d’une mortelle offense ? Les oiseaux les plus sauvages se laissent prendre en dormant. Si ma charmante s’offense assez pour vouloir me fuir, ne puis-je pas l’arrêter malgré elle ? Si ma charmante m’échappe en effet, ne serai-je pas le maître de la ramener par autorité civile

ou incivile , lorsque j’aurai preuves sur preuves qu’elle a reconnu, quoique tacitement, notre mariage ? Et, soit que je réussisse ou non, si j’obtiens du moins qu’elle me pardonne, si sa fureur se borne aux plaintes, et si je m’aperçois seulement qu’elle puisse soutenir ma vue, ne suis-je pas sûr qu’elle est tout-à-fait à moi ? Ma charmante est la délicatesse même. Je suis impatient de voir comment une personne si délicate se conduira dans l’une ou l’autre de ces suppositions : et tu conviendras que, dans la situation où je me trouve, il est juste que je me précautionne contre toutes sortes d’accidens. Je connais l’ anguille que j’ai à retenir, et combien il est à craindre qu’elle n’échappe entre mes doigts. De quel air niais ouvrirais-je la bouche et les yeux, si je la voyais sauter de mes mains dans sa rivière bourbeuse ; je veux dire, dans sa famille, d’où j’ai eu tant de peine à la tirer ? Voyons : laisse-moi compter combien j’aurai de personnes, après la nuit du lundi, qui seront en état de jurer qu’elle a porté mon nom, qu’elle a répondu à mon nom, et qu’elle n’a point eu d’autre vue, en quittant ses amis, que de prendre sérieusement mon nom, sans que sa propre famille puisse le désavouer ? Premièrement, je puis faire fond sur tous mes gens, sur sa servante Dorcas, sur Madame Sinclair, ses deux nièces et Miss Partington. Mais, comme tous ces témoins pourraient être suspects, voici le point capital. " quatre dignes officiers, nobles de personne et d’origine, invités tel jour à une collation par Robert Lovelace de Sandon-hall, écuyer ; en compagnie de Madelaine De Sinclair, veuve ; de Priscille Partington, fille nubille, et de la dame complaignante, déposent, que ledit Robert Lovelace s’est adressé plusieurs fois à ladite dame comme à sa femme ; qu’ils se sont adressés à elle, eux et d’autres, en qualité de Madame Lovelace, chacun lui faisant des complimens et des félicitations sur son mariage ; que ces complimens et ces félicitations, elle les a reçus sans autres marques de déplaisir et de répugnance, que celles qui sont ordinaires aux jeunes mariées, c’est-à-dire avec un peu de rougeur et d’agréable confusion, qu’on pouvait attribuer à l’embarras naturel dans ces circonstances ". Point d’emportemens, Belford, point de révolte contre ton chef. T’imagines-tu que j’aie amené ici cette chère personne pour n’en tirer aucun fruit ? Voilà une foible esquisse de mon plan. Applaudissez-moi, esprits subalternes, et reconnaissez Lovelace pour votre maître.