Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 152

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 16-17).

M. Lovelace, à m. Belford. " te peindrai-je l’air noble, l’air serein, et le port charmant de ma déesse, en descendant vers la compagnie qui l’attendait ? Son approche imposait le respect aux yeux, le silence aux lèvres tremblantes, et le mouvement aux genoux, pour se plier d’eux-mêmes : tandis qu’armée du sentiment de son mérite et de sa supériorité, elle s’avançait, comme une reine au milieu de ses vassaux ; sans fierté néanmoins, et sans hauteur, comme si la dignité lui était naturelle et les graces une habitude ". Il observe la jalousie de Sally Martin, et de Polly Horton, en voyant son respect pour Miss Clarisse. Ces deux filles, ayant reçu une éducation trop relevée pour leur fortune, et s’étant livrées au goût du plaisir, étoient devenues facilement la proie de ses artifices. Elles s’étoient associées depuis quelque tems avec Madame Sinclair, pour attendre l’occasion de se faire des amans ; et suivant la remarque de M Lovelace, elles n’avoient point encore effacé, dans leur cœur, ce sentiment de distinction qui fait qu’une femme préfère un homme à un autre. " qu’il est difficile, dit-il, de faire souscrire une femme à une préférence qui la blesse, quelque juste qu’elle puisse être, sur-tout, lorsque l’amour y est intéressé ! Cette petite enragée de Sally a l’insolence de se comparer à un ange, en confessant néanmoins que c’est un ange. Gardez-vous, m’a-t-elle dit, je vous en avertis, M Lovelace, de vous livrer devant moi à vos transports extravagans de tendresse pour cette fière et sombre beauté : je ne le soutiendrais pas. Ensuite, elle n’a pas manqué de me rappeler ses premiers sacrifices. Quel bruit ce sexe fait pour moins que rien ! ôtons les agrémens de l’intrigue ; dis-moi, je te prie, Belford, ce que les femmes font de si merveilleux pour nous. Mais tu serais surpris toi-même des efforts que ces deux créatures font pour m’animer. Une femme tombée, cher Belford, devient plus diable que le plus méchant d’entre nous. Elle est au-dessus des remords. C’est où je ne suis point ; et je t’assure qu’elles ne parviendront jamais, quoiqu’aidées de tout le pouvoir infernal, à me faire traiter cette admirable fille avec indignité, autant du moins que l’indignité peut être distinguée des épreuves, qui m’apprendront si c’est une femme ou un ange. Je ne suis qu’un poltron, si j’en crois ces deux coquines. Je l’aurais déjà, si je le voulois. Si je la traitais comme un composé de chair et de sang, je la trouverais telle en effet. Elles m’avoient cru bien instruit, si quelqu’un l’est au monde, que faire une déesse d’une femme, c’est être sûr qu’elle prendra les airs d’une déesse ; que lui donner du pouvoir, c’est l’autoriser à l’employer sur celui qui le donne, si l’abus ne va pas plus loin ; et l’on m’a cité la femme de notre ami, qui tient, comme tu sais, le plus complaisant des maris dans une respectueuse distance, et qui fait les yeux doux à un brutal de laquais. Je me suis vivement emporté contre tous ces blasphêmes. Je leur ai dit qu’elles me feraient haïr leur maison, et prendre le parti d’en retirer ma charmante. Sur ma foi, Belford, je commence à me repentir de l’y avoir amenée. Il est vrai que, sans connaître le fond de leur cœur, elle est déjà résolue d’avoir avec elles aussi peu de commerce qu’elle pourra. Je n’en suis pas fâché ; car la jalousie n’échappe guère aux yeux d’une femme ; et Sally n’a pas le moindre empire sur elle-même ".