Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 151

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 12-16).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

jeudi, à 8 heures du matin. Mon chagrin ne fait qu’augmenter contre M Lovelace, lorsque je considère avec quelle hardiesse il se flatte que je servirai comme de témoin passif pour confirmer la vérité de son odieuse fable. Il se trompe s’il la croit propre à m’inspirer plus de goût pour lui ; à moins qu’il n’ait en vue, comme je le reconnaîtrai facilement, de hâter mes résolutions en sa faveur, par l’embarras que j’aurai à soutenir le nouveau rôle qu’il veut m’imposer. Il m’a déjà fait demander l’état de ma santé par Dorcas, et la permission de m’entretenir un moment dans la salle à manger ; apparemment pour découvrir si je serai de bonne humeur au déjeûner. Mais j’ai répondu que, devant le voir bientôt, je le priais de modérer cette impatience. à dix heures. Je me suis efforcée, en descendant, de composer mon visage, et de prendre un air plus libre que je n’ai le cœur. La veuve et ses deux nièces m’ont reçue avec les plus grandes marques de distinction. Ces deux jeunes personnes ne manquent point d’agrémens dans la figure ; mais j’ai cru remarquer un peu de réserve dans leurs manières : tandis que M Lovelace en avait d’aussi aisées avec elles, que si leur connaissance eût été plus ancienne ; et cela, je ne puis le désavouer, avec beaucoup de grace. C’est l’avantage de nos jeunes gens qui ont voyagé, sur ceux qui ne sont pas sortis du royaume. Dans la conversation qui a succédé au déjeûner, la veuve nous a vanté le mérite militaire du lieutenant-colonel son mari ; et pendant son discours, elle a porté deux ou trois fois son mouchoir à ses yeux. Je voudrais, pour l’honneur de sa sincérité, qu’elle l’eût mouillé de quelques larmes, parce qu’il m’a paru que c’était son intention ; mais je ne me suis point aperçue que ses yeux fussent humides. Elle a prié le ciel que je n’eusse jamais à regretter un mari que j’aimasse autant qu’elle avait aimé son cher colonel ; et le mouchoir a recommencé son office. On ne saurait douter qu’il ne soit fort affligeant pour une femme, de perdre un bon mari, et de demeurer, sans y avoir contribué par sa faute, dans une situation difficile, qui l’expose aux insultes des ames basses et ingrates. C’est le cas où la veuve s’est représentée, après la mort du sien ; et je n’ai pu me défendre d’être attendrie en sa faveur. Vous savez, ma chère, que j’ai le cœur libre et ouvert, et que naturellement ma contenance l’est aussi : du moins, c’est un compliment qu’on m’a toujours fait. Lorsque je me sens du goût pour quelque personne de mon sexe, je me livre sans réserve, j’encourage les ouvertures mutuelles, et je prends plaisir à dissiper les défiances. Mais avec les deux nièces, je sens que je n’aurai jamais de familiarité intime, sans que je puisse dire pourquoi. Si les circonstances, et tout ce qui s’est passé dans cet entretien, n’avoient combattu un léger soupçon, j’aurais cru volontiers que M Lovelace les connaissait de plus loin qu’hier. J’ai remarqué plusieurs coups-d’œil, qu’il leur jetait à la dérobée, auxquels il m’a semblé qu’elles répondaient ; et je puis dire que leurs yeux s’étant rencontrés avec les miens, elles les ont baissés tout d’un coup, sans pouvoir soutenir mes observations. La veuve m’adressait tous ses discours comme à Madame Lovelace. Je le souffrais, mais impatiemment. Une fois elle m’a témoigné, avec plus de force que je n’en ai mis dans mes remerciemens, combien elle était surprise qu’il y eût quelque vœu, quelque raison assez puissante sur un couple si charmant, comme elle nous appelait lui et moi, pour nous obliger de faire lit à part . Les yeux des deux nièces, dans cette occasion, m’ont fait baisser les miens à mon tour. Cependant mon cœur ne se reprochait rien. Suis-je donc certaine, en y pensant mieux, qu’il n’y ait point eu de témérité dans ma censure ? Je ne doute pas qu’il ne se trouve quantité de personnes véritablement modestes qui, par leur rougeur, dans une accusation injurieuse, ont excité les soupçons de ceux qui ne sont pas capables de distinguer entre la confusion qui suit le crime, et ce noble ressentiment qui colore le visage d’une belle ame, à la seule pensée d’être jugée capable du mal qu’on lui impute. Je me souviens d’avoir lu qu’un fameux romain, après avoir triomphé d’une partie du monde, dont il a tiré son surnom, se voyant accusé d’une action vile, aima mieux souffrir le bannissement, seule punition qu’il avait à redouter s’il eût été jugé coupable, que de voir mettre publiquement son innocence en question. Croyez-vous, ma chère, que ce grand Scipion l’africain, ne rougit pas d’indignation, lorsqu’il eût appris qu’on osoit l’accuser ? Pendant que la veuve me témoignait son admirable étonnement, M Lovelace me regardait d’un air malicieux, pour observer comment je prendrais ce discours. Ensuite, il a prié les trois dames de remarquer que son respect pour ma volonté, en me nommant sa chère ame, avait plus de pouvoir sur lui que le serment par lequel il s’était engagé. Je n’ai pu m’empêcher de répondre, avec aussi peu de ménagement pour la veuve que pour lui, qu’il était fort étrange pour moi, d’entendre mettre un serment au second rang, quelque sorte de motif qu’on pût mettre au premier. Mon observation était juste, a dit Miss Martin ; et rien ne pouvait excuser la violation d’un serment, quel qu’en pût être le motif. J’ai demandé quelle était l’église la plus proche, et j’ai marqué du regret d’avoir été trop long-temps sans assister au service divin. On m’a nommé l’église de saint-James, celle de sainte-Anne, et une autre dans Bloomsbury. Les deux nièces ont ajouté qu’elles allaient souvent à saint-James, parce que l’assemblée y était belle, et les prédicateurs excellens. M Lovelace a dit que la chapelle royale était l’église qu’il fréquentait le plus, lorsqu’il était à Londres. Pauvre homme ! Je ne m’attendais pas d’apprendre qu’il fréquentât quelque église. Je lui ai demandé si la présence d’un roi visible ne diminuait pas l’attention qu’on devait au maître invisible des rois ? Il croyait, m’a-t-il dit, qu’elle pouvait produire cet effet sur ceux que la curiosité de voir la famille royale amenait à la chapelle. Mais, parmi les autres, il y avait vu autant de visages contrits que dans toute autre église. Et pourquoi non ? Les courtisans et les voisins de la cour n’ont-ils pas autant d’ordures à purger que les autres hommes ? Ce discours m’a paru prononcé d’un air peu décent. Je n’ai pu m’empêcher de répondre, que personne ne doutait qu’il ne sût choisir parfaitement sa compagnie. Votre serviteur, mademoiselle. Il ne m’a pas fait d’autre réplique. Mais se tournant vers la veuve et ses nièces : lorsque nous nous connaîtrons mieux, mesdames, vous aurez souvent l’occasion d’observer que ma chère ame ne m’épargne point sur cet article. Je l’admire autant dans ses reproches, que je suis passionné pour son approbation. Miss Horton a remarqué que chaque chose avait son temps ; mais qu’elle était persuadée qu’un badinage innocent convenait extrêmement à la jeunesse. Je pense de même, a continué Miss Martin ; et Shakespear dit fort bien que la jeunesse est le printems de la vie, la fleur des années . Elle a prononcé ces vers d’un ton théatral. Elle ne pouvait cacher, a-t-elle ajouté, qu’elle admirait dans mon mari cette vivacité charmante, qui s’accordait si bien avec l’ âge que sa figure annonçoit. M Lovelace lui a fait une profonde révérence. Il est passionné pour les louanges : plus jaloux, je m’imagine, de les obtenir que de les mériter. Cependant il mérite assez les louanges de cette espèce. Vous savez qu’il a l’air aisé, et la voix agréable. Ce compliment lui a dilaté le cœur ; il s’est mis à chanter les vers suivans, qui sont, nous a-t-il dit, de Congreve : " la jeunesse apporte mille plaisirs,… etc. " les nièces, auxquelles il en a fait l’application, l’ont payé de sa politesse en le pressant de recommencer ; et sa complaisance les a fixés dans ma mémoire. On a parlé de repas et d’alimens. La veuve m’a offert très-civilement de se conformer à toutes mes volontés. Je lui ai dit que j’étais facile à contenter ; que mon inclination me portait souvent à dîner seule, et d’un morceau qu’on m’enverrait de chaque plat. Mais il est inutile de vous entretenir de ces bagatelles. Elles m’auront trouvée fort singulière. Comme je ne les ai pas assez goûtées pour changer de résolution en leur faveur, l’idée qu’elles ont pu prendre de moi m’a causé peu d’inquiétude ; d’autant moins que M Lovelace m’avait mise de fort mauvaise humeur contre lui. Cependant elles m’ont exhortée à me tenir en garde contre la mélancolie. Je leur ai répondu que je serais fort à plaindre, si je ne pouvais vivre avec moi-même. M Lovelace a dit qu’il fallait leur apprendre mon histoire, et qu’elles sauraient alors comment elles pouvaient entrer dans mes vues. Et s’adressant à moi : cependant, ma chère, au nom de l’amour que vous avez pour moi, m’a-t-il dit avec son air de confiance, donnez le moins d’accès qu’il vous sera possible à la mélancolie. Il n’y a que votre douceur naturelle, et vos hautes idées d’un respect assez mal placé, qui puissent vous jeter dans le trouble où vous êtes. Ne vous fâchez pas, mon cher amour, a-t-il ajouté, en remarquant sans doute que ce langage me déplaisait ; et saisissant ma main, il me l’a baisée. Je l’ai laissé avec les dames, et je me suis retirée dans mon cabinet pour vous écrire. On m’interrompt à ce moment de sa part. Il va monter à cheval : il me demande la permission de prendre mes ordres. Je quitte ma plume, pour descendre dans la salle à manger. Je l’ai trouvé assez bien dans son habit de campagne. Il a voulu savoir quel jugement je portais des femmes de la maison. Je lui ai dit que je n’avais pas de reproche considérable à leur faire ; mais que ma situation ne devant pas me donner d’empressement pour les nouvelles connaissances, j’en aurais peu pour leur société ; et que je le priais particulièrement de me seconder, dans le désir que j’avais de déjeûner et de souper seule. Il m’a répondu que, si c’était ma résolution, je ne devais pas douter qu’elle ne fût exécutée ; que mes hôtesses n’étoient pas des personnes assez importantes pour mériter de grands égards dans les points où ma satisfaction serait intéressée ; et que, pour peu que je prisse de dégoût pour elles en les connaissant mieux, il espérait que je ne balancerais pas à choisir un autre logement. Il m’a témoigné, par des expressions fort vives, le regret qu’il avait de me quitter. Ce n’était que pour se soumettre à mes ordres. Il lui aurait été même impossible de s’y résoudre, pendant que le complot de mon frère subsistait encore, si je n’avais eu la bonté de confirmer, du moins par mon silence, le récit qu’il avait fait de notre mariage. Cette idée avait attaché si fortement toute la maison à ses intérêts, qu’il partait avec autant de satisfaction que de confiance. Il se flattait qu’à son retour je fixerais le jour de son bonheur ; d’autant plus que je devais être convaincue, par le projet de mon frère, qu’il ne restait aucun espoir de réconciliation. Je lui ai dit que je pouvais écrire à mon oncle Harlove ; qu’il m’avait aimée ; qu’une explication directe me rendrait plus tranquille ; que je méditais quelques propositions, par rapport à la terre de mon grand-père, qui m’attireraient peut-être l’attention de ma famille ; et que j’espérais que son absence serait assez longue pour me donner le temps d’écrire et de recevoir une réponse. Il me demandait pardon, m’a-t-il dit ; mais c’était une promesse à laquelle il ne pouvait s’engager. Son dessein était de prendre des informations sur les mouvemens de Singleton et de mon frère. S’il ne voyait aucun sujet de crainte après son retour, il se rendrait directement dans Berkshire, d’où il se promettait d’amener Miss Charlotte Montaigu, qui m’engagerait peut-être à lui nommer l’heureux jour, plutôt que je n’y paroissais disposée. Je l’ai assuré que je regarderais la compagnie de sa cousine comme une grande faveur. En effet, cette proposition m’a fait d’autant plus de plaisir, qu’elle est venue de lui-même. Il m’a pressée d’accepter un billet de banque. Je l’ai refusé. Alors il m’a offert son valet-de-chambre, pendant son absence ; afin que, s’il arrivait quelque chose d’extraordinaire, j’aie sur le champ quelqu’un à lui dépêcher. Je n’ai pas fait difficulté d’y consentir. Il a pris congé de moi, de l’air le plus respectueux, en se contentant de me baiser la main. J’ai trouvé sur ma table son billet de banque, qu’il y avait laissé sans que je m’en fusse aperçue. Soyez sûre qu’il lui sera remis à son retour. Je suis à présent beaucoup mieux disposée que je ne l’étais en sa faveur. Lorsque les défiances ont commencé à se dissiper, un esprit capable de générosité se porte lui-même, par une espèce de réparation, à juger avantageusement de tout ce qui peut recevoir une explication favorable. J’observe sur-tout avec plaisir que, s’il parle des dames de sa famille avec la liberté que donne le droit du sang, ce n’est jamais néanmoins sans quelque marque de tendresse. Il me semble que les sentimens d’un homme pour ses parentes peuvent donner à une femme quelque raison d’espérer de lui des manières obligeantes après le mariage, lorsqu’elle est résolue d’apporter tous ses soins à les mériter. Ainsi, ma chère, je me vois au point d’être assez contente de lui ; d’où je crois pouvoir conclure qu’il n’est pas naturellement d’un mauvais caractère. Telles sont du moins mes réflexions. Puissiez-vous, ma chère, être toujours heureuse dans les vôtres ! Cl Harlove.