Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 134

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 508-510).


M Lovelace à Joseph Léman.

17 avril. Il apprend à Joseph quelles sont ses règles en amour : " d’éviter les femmes publiques ; de marier une maîtresse qu’il quitte, avant que d’en prendre une autre ; de mettre la mère à couvert du besoin, lorsqu’elle a des parens cruels ; de prendre grand soin d’elle dans ses couches ; de pourvoir à la fortune du petit, suivant la condition de la mère, et de prendre le deuil pour elle, si elle meurt en travail. Il défie Joseph de trouver quelqu’un qui s’acquitte de ces devoirs avec plus d’honneur. Est-il surprenant, dit-il, que les femmes aient tant d’inclination pour lui " ? Il n’a rien à craindre de cette aventure, ni pour sa tête, ni pour son cou. " une femme morte en couches, il y a dix-huit mois ; point de procès commencé pendant sa vie ; un refus avéré d’entrer dans les poursuites ; voilà de jolies raisons, Joseph, pour fonder une accusation de rapt ! Je répète que je l’aimois. Elle me fut enlevée par ses brutaux de parens, dans l’ardeur de ma passion… mais c’est parler assez de la chère Miss Betterton. Chère, en vérité ; car la mort rend une femme encore plus chère. Que le ciel fasse paix à ses cendres ! Ici, Joseph, je donne un profond soupir à la mémoire de Miss Betterton ". Il loue le goût de Joseph pour les bons mots : " la plaisanterie, dit-il, convient plus aux pauvres que les gémissemens. Tout ce qui arrive dans le monde n’est-il pas un sujet de plaisanterie ? Quiconque ne le prend pas sur ce ton est un imbécile, qui ne sait pas regarder les choses du bon côté. Celui qui condamne la joie dans un pauvre, mérite de n’en ressentir jamais ". Il applaudit à l’affection de Joseph pour sa jeune et incomparable maîtresse. Il vante ses propres sentimens pour elle, et ses honorables intentions. Sa parole est un gage sacré ; et là-dessus, il en appelle à lui : " vous savez, Joseph, lui dit-il, qu’avec moi les effets surpassent les promesses. Pourquoi ? Parce que c’est la meilleure façon de montrer que je n’ai pas l’ame chiche et étroite. Un homme juste tient sa promesse. Un homme généreux passe au-delà. Telle est ma règle ". Il rejette sur Miss Clarisse le délai de leur mariage, en gémissant de l’éloignement où elle le tient, et, l’attribuant à Miss Howe, qui lui inspire, dit-il, des défiances continuelles, il ajoute que c’est la raison qui l’oblige à se servir de lui, pour faire agir les Harlove sur l’esprit de Madame Howe. Il prend ensuite avantage des ouvertures de Joseph, à l’occasion des conférences secrètes du capitaine Singleton avec M James Harlove : " puisque le capitaine, lui dit-il, qui se fie au témoignage de James, a pris une si bonne opinion de vous, ne pourriez-vous, en feignant beaucoup de haine pour moi, proposer à Singleton d’offrir à M James, qui a tant de passion pour la vengeance, le secours de toutes ses forces, c’est-à-dire son vaisseau et son équipage, pour enlever sa sœur, et la transporter à Leith, où ils ont tous deux leurs établissemens ? Vous pouvez leur dire que, si ce projet réussit, c’est le moyen de me réduire au désespoir, et de faire entrer Mademoiselle Clarisse dans toutes leurs mesures. Vous pouvez les informer, comme sur le témoignage de mon valet-de-chambre, de la distance où elle me tient d’elle, dans l’espoir d’obtenir grâce de son père, en renonçant à moi, si l’on insiste sur ce sacrifice ; leur dire que le seul point dont mon valet-de-chambre vous ait fait un mystère, étant le lieu de notre retraite, vous ne doutez pas qu’avec quelques guinées, vous ne puissiez tirer de lui cet éclaircissement, et des lumières certaines sur le temps où je pourrai m’éloigner d’elle, afin qu’ils trouvent plus de facilité dans leur entreprise ; leur dire encore, et toujours comme de mon valet, que nous sommes à la veille de changer de logement (ce qui est vrai, mon cher Joseph), et que mes affaires m’obligent souvent de m’absenter ". S’ils ouvrent l’oreille à votre proposition, vous vous ferez un mérite auprès de Betty, en la lui communiquant sous le secret. Betty fera la même confidence à Miss Arabelle, qui, embrassant avec joie toutes les occasions de vengeance, ne manquera point d’en instruire son oncle Antonin, si elle n’a pas été prévenue par son frère. M Antonin Harlove se hâtera probablement de porter cette découverte à Madame Howe, qui ne la cachera point à sa fille, quoiqu’elles soient toujours assez mal ensemble. Sa fille l’écrira aussi-tôt à ma chère Miss Clarisse : et si le complot ne vient point à mes oreilles par quelqu’une de ces voies, vous me l’écrirez, comme en secret, sous prétexte de prévenir toutes sortes de désastres ; ce qui fait, comme vous savez, l’objet de tous vos soins et des miens. Alors je ferai voir votre lettre à ma chère miss. Alors sa confiance augmentera pour moi, et me convaincra de son amour, dont je suis quelquefois tenté de douter. Elle se hâtera de choisir un logement plus sûr. J’aurai un prétexte pour demeurer près d’elle, qui sera de lui servir de garde. Elle verra clairement qu’il ne lui reste aucune espérance de réconciliation. Vous donnerez continuellement à James et à Singleton, de faux avis, que j’aurai soin de vous fournir, de sorte qu’il n’y aura rien de fâcheux à redouter. Et quelle sera l’heureuse, heureuse et triplement heureuse conséquence ? Notre chère miss deviendra ma femme, par des voies honorables. La bonne intelligence sera bientôt rétablie entre ses parens et les miens. Dix guinées, sur lesquelles vous pouvez compter régulièrement, tripleront vos gages dans cette avare famille. Votre réputation de prudence et de courage se répandra dans la bouche de tout le monde… l’ours bleu ne vous manquera pas non plus ; et si vous jugez à propos, quelque jour, de l’acquérir en propre, vos amis ne vous laisseront pas dans l’embarras pour la somme. Je parie que ce détail est déjà clair à vos propres yeux ; car Betty croira sa fortune faite, en devenant votre femme ; tous deux, j’en suis sûr, vous avez eu la prudence d’épargner quelque chose ; la famille des Harlove, que vous avez servie si fidèlement (car c’est l’avoir bien servie, sans doute, que d’avoir détourné les malheurs que la violence du fils aurait attirés sur elle), ne peut manquer avec honneur de fournir quelque chose pour votre établissement ; j’ajouterai plus que vous ne pensez, à votre petit trésor. Ainsi vous ne devez voir, devant vous, que du repos, de l’honneur et de l’abondance. Chantez de joie, Joseph, chantez. Un fumier dont vous serez le maître ; des domestiques qui vous serviront à votre tour, une femme, qu’il dépendra de vous d’aimer ou de quereller, comme l’envie vous en prendra ; monsieur l’hôte, à chaque mot ; être payé pour faire bonne chère, au lieu de donner du vôtre : heureux ainsi non-seulement dans vous-même, mais encore dans autrui, par la réconciliation et la tranquillité de deux bonnes familles, sans nuire à une seule ame chrétienne ; ô Joseph ! Honnête Joseph ! Que vous aurez de jaloux ! Qui ferait le dégoûté avec une si belle perspective devant les yeux ? Ce que je vous propose aujourd’hui couronne votre ouvrage. Si vous pouvez leur faire seulement former ce dessein, soit qu’ils l’entreprennent ou non, vous répondrez également aux bonnes intentions de votre ami très-affectionné, Lovelace.