Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 133

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 507-508).


Joseph Léman à M Lovelace.

16 avril. Il prie M Lovelace de lui avouer si cette affaire peut mettre sa vie en danger ; et, par l’affection qu’il lui porte, il souhaite qu’il ne soit pas pendu, comme un homme du commun, mais qu’il n’ait que la tête coupée ; et qu’il ait la bonté de se souvenir de lui avant la sentence, parce qu’il a entendu dire que tous les biens des criminels appartiennent au roi ou à la justice. Il lui marque que le capitaine Singleton est souvent en conférence secrète avec son jeune maître et sa jeune maîtresse, et que son jeune maître a dit, en sa présence, au capitaine, que son sang bouillait pour la vengeance ; qu’en même temps son jeune maître a fait l’éloge de lui Joseph, en vantant au capitaine sa fidélité et son entendement. Ensuite il offre ses services à M Lovelace, pour prévenir les accidens fâcheux, et pour mériter sa protection dans la vue qu’il a de prendre l’hôtellerie de l’ ours bleu , dont on lui a dit beaucoup de bien. Ce n’est pas tout, ajoute-t-il : la jolie ourse, c’est-à-dire Betty Barnes, lui roule aussi dans la tête. Il espère qu’il pourra l’aimer plus que M Lovelace ne voudrait, parce qu’elle commence à lui paraître de bonne humeur, et à l’écouter avec plaisir lorsqu’il parle de l’ours bleu ; comme si elle était déjà, dit-il, pour continuer la figure, au milieu de l’orge et des féves . Il demande pardon là-dessus pour ce bon mot qui lui échappe ; parce que, tout pauvre qu’il est, il a toujours aimé l’agréable plaisanterie. Il dit que sa conscience lui reproche quelquefois ce qu’il a fait, et qu’il croit que, sans les histoires que M Lovelace lui a fait raconter dans la famille, il aurait été impossible que le père et la mère eussent eu le cœur si dur, quoique Monsieur James et Mademoiselle Arabelle aient beaucoup de malice. Ce qui lui paroît le pire, c’est que M et Madame Harlove ne pourront jamais bien éclaircir les affaires avec Mademoiselle Clarisse, parce qu’ils croient que toutes ces histoires sont venues de la bouche du valet-de-chambre de M Lovelace. Il se gardera bien de les détromper, de peur, dit-il, que M Lovelace ne tue son valet-de-chambre et lui aussi, pour rejeter leur mort sur ceux qui ont commencé à vouloir les corrompre. Cependant il craint bien, dans le fond, de n’être qu’un misérable. Mais il n’en a jamais eu l’intention. Il espère aussi que, si sa très-chère et très-honorée jeune maîtresse, Mademoiselle Clarisse, se laissait aller à mal, M Lovelace voudra bien se souvenir de l’abreuvoir de l’ ours bleu . Mais il prie le ciel de le préserver de toute mauvaise vue, comme de toute mauvaise action, n’étant pas encore fort vieux, il espère qu’il aura le temps de se repentir, s’il pêche par ignorance : et puis, M Lovelace est un homme de grande qualité et de grand esprit, qui est capable de répondre de tout, pour un pauvre domestique tel que son très-humble et très-fidèle serviteur, Joseph Léman.