Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 131

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 500-504).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

vendredi, 21 avril. Monsieur Lovelace m’a communiqué ce matin la nouvelle du projet de mon frère, qu’il a reçu de son agent. Je lui sais bon gré de ne me l’avoir pas trop fait valoir, et de la traiter au contraire avec mépris. Au fond, si vous ne m’en aviez pas déjà touché quelque chose, j’aurais pu la regarder comme une nouvelle invention pour me faire hâter mon départ, d’autant plus que lui-même, il souhaite depuis long-temps d’être à Londres. Il m’a lu cet article de la lettre, qui s’accorde assez avec ce que vous m’avez écrit sur le témoignage de Miss Loyd. Il ajoute seulement que celui qui se charge d’une si violente entreprise, est un capitaine de vaisseau, nommé Singleton. J’ai vu cet homme-là. Il est venu deux fois au château d’Harlove en qualité d’ami de mon frère. Il a l’air intrépide : et je m’imagine que le projet vient de lui ; car mon frère parle sans doute à tout le monde de ma téméraire démarche. Après m’avoir si peu épargnée dans d’autres tems, il n’est pas capable de négliger aujourd’hui l’occasion. Ce Singleton demeure à Leith. Ainsi leur dessein, apparemment, est de me conduire à la terre de mon frère, qui n’est pas éloignée de ce port. En rapprochant toutes ces circonstances, je commence à craindre sérieusement que leur systême, tout méprisable qu’il paraît à M Lovelace, ne puisse être tenté ; et je tremble des suites. Je lui ai demandé, le voyant si ouvert et si froid, ce qu’il avait à me conseiller là-dessus. Vous demanderai-je, mademoiselle, quelles sont vos propres idées ? Ce qui me porte, m’a-t-il dit, à vous faire la même question, c’est que vous avez paru désirer si ardemment que je vous quitte en arrivant à Londres, que, dans la crainte de vous déplaire, je ne sais que vous proposer. Mon sentiment, lui ai-je répondu, est que je dois me dérober à la connaissance de tout le monde, à l’exception de Miss Howe, et que vous devez vous éloigner de moi, parce qu’on conclura infailliblement que l’un n’est pas loin de l’autre, et qu’il est plus aisé de suivre vos traces que les miennes. Vous ne souhaitez pas assurément, m’a-t-il dit, de tomber entre les mains de votre frère, par des voies aussi violentes que celles dont vous êtes menacée. Je ne me propose pas de me jeter officieusement dans leur chemin ; mais, s’ils avoient raison de se figurer que je les évite, leurs recherches n’en deviendraient-elles pas plus ardentes ? Et leur courage s’animant pour vous enlever, ne serais-je pas exposé à des insultes dont un homme d’honneur n’est pas capable de supporter l’idée ? Grand dieu ! Me suis-je écriée, quelles suites fatales du malheur que j’ai eu de me laisser tromper ! Très-chère Clarisse ! A-t-il repris affectueusement, ne me désespérez point par un langage si dur, lorsque ce nouveau projet vous fait voir combien ils étoient déterminés à l’exécution du premier. Ai-je bravé les loix de la société, comme ce frère y paraît résolu, du moins, s’il y a quelque chose de plus qu’une vaine ostentation dans son systême ? Je me flatte que vous aurez la bonté d’observer qu’il y a des complots plus noirs et plus violens que les miens ; mais celui-ci est d’une si horrible nature, qu’il m’en paraît moins propre à vous alarmer. Je connais parfaitement votre frère. Il a toujours eu dans l’esprit un tour romanesque, mais la tête si foible, qu’elle n’a servi qu’à l’embarrasser et à le confondre ; une demi-invention, une présomption complète, sans aucun talent pour se faire du bien à lui-même, et pour faire d’autre mal aux autres que celui dont ils lui fournissent le pouvoir et l’occasion par leur propre folie. Voilà, monsieur, une volubilité merveilleuse ! Mais tous les esprits violens ne se ressemblent que trop, du moins dans leurs ressentimens particuliers. Vous croyez-vous plus innocent, vous qui étiez déterminé à braver toute ma famille, si ma folie ne vous avait point épargné cette témérité, et n’eût pas sauvé mes parens de l’insulte ? Eh quoi, chère Clarisse ! Vous parlerez toujours de folie , toujours de témérité ? Vous est-il donc aussi impossible de penser un peu avantageusement de tout ce qui n’est pas votre famille, qu’il l’est à vos proches de mériter votre estime et votre affection ? Mille pardons, très-chère Clarisse ! Si je n’avais pas pour vous plus d’amour qu’on n’en eut jamais pour une femme, je pourrais être plus indifférent pour des préférences qui blessent si clairement la justice. Mais qu’il me soit permis de vous demander ce que vous avez souffert de moi. Quel sujet vous ai-je donné de me traiter avec tant de rigueur et si peu de confiance ? Au contraire, que n’avez-vous pas eu à souffrir d’eux ? L’opinion publique peut m’avoir été peu favorable ; mais qu’avez-vous à me reprocher de votre propre connaissance ? Cette question m’a causé de l’embarras. Mais j’étais résolue de ne me pas manquer à moi-même. Est-ce le tems, M Lovelace, est-ce l’occasion de prendre de si grands airs avec une jeune personne destituée de toute protection ? C’est une question bien surprenante que la vôtre : si j’ai quelque chose à vous reprocher de ma connaissance ! Je puis vous répondre, monsieur… et me sentant interrompue par mes larmes, j’ai voulu me lever brusquement pour sortir. Il s’est saisi de ma main. Il m’a conjurée de ne pas le quitter mécontente. Il a fait valoir sa passion, l’excès de ma rigueur, ma partialité pour les auteurs de mes peines, pour ceux, m’a-t-il dit, dont les déclarations de haine et les violens projets faisaient la matière de notre délibération. Je me suis vue comme forcée de l’entendre. Vous daignez, chère Clarisse, a-t-il repris, me demander ici mon opinion. Il est fort aisé, permettez que je le dise, de vous représenter ce que vous avez à faire. Malgré vos premiers ordres, j’espère que, dans cette nouvelle occasion, vous ne prendrez point mon avis pour une offense. Vous voyez qu’il n’y a point d’espérance de réconciliation avec vos proches. Sentez-vous, mademoiselle, que vous puissiez consentir à honorer de votre main un misérable qui n’a point encore obtenu de vous une faveur volontaire ? Quelle idée, ma chère ! Quelle sorte de récrimination ou de reproche ? Je ne m’attendais, dans ce moment, ni à de telles questions, ni à la manière dont celle-ci m’était proposée. La rougeur me monte encore au visage, lorsque je me rappelle ma confusion. Tous vos avis me sont revenus à la mémoire. Cependant ses termes étoient si décisifs, et le ton si impérieux ! J’ai cru voir qu’il jouissait de mon embarras (en vérité, ma chère, il ne connaît pas ce que c’est que l’amour respectueux). Il me regardait comme s’il eût voulu pénétrer jusqu’au fond de mon ame. Ses déclarations ont encore été plus nettes quelques momens après ; mais, comme vous le verrez bientôt, elles étoient à demi arrachées. Mon cœur était violemment partagé entre la colère et la honte de me voir poussée jusqu’à ce point par un homme qui semblait commander à toutes ses passions, tandis que j’avais si peu d’empire sur les miennes. à la fin, mes larmes ont forcé le passage ; et je me retirais, avec les marques d’un amer chagrin, lorsque, jetant ses bras autour de moi, de l’air néanmoins le plus tendre et le plus respectueux, il a donné un tour assez stupide au sujet : son cœur, m’a-t-il dit, était bien éloigné de prendre avantage des embarras où l’insensé projet de mon frère m’avait jetée, pour renouveler, sans mon aveu, une proposition que j’avais déjà mal reçue, et qui, par cette raison… le reste de son discours ne m’a paru qu’un tissu mal ordonné de phrases vagues et de sentences, par lesquelles il prétendait se justifier d’une hardiesse qui ne s’était expliquée, disait-il, qu’à demi. Je ne puis m’imaginer qu’il ait eu l’insolence de vouloir me mettre à l’épreuve, pour essayer s’il pourrait tirer de ma bouche des explications qui ne conviennent point à mon sexe ; mais quel qu’ait été son dessein, il m’a si vivement irritée, que mon cœur, se révoltant contre ses discours, j’ai recommencé à pleurer, en m’écriant que j’étais extrêmement malheureuse : et, faisant réflexion à l’air apprivoisé que j’avais entre ses bras, je m’en suis arrachée avec indignation. Mais il m’a retenue par la main, lorsque j’allais sortir de la chambre ; il s’est jeté à genoux, pour me supplier de demeurer un moment ; et, dans les termes les plus clairs, il s’est offert à moi, comme le souverain moyen de prévenir les desseins de mon frère, et de finir toutes mes peines. Que pouvais-je répondre ? Ses offres m’ont paru arrachées, comme je l’ai déjà dit, et plutôt l’effet de sa pitié que de son amour. Quel parti prendre ? Je suis demeurée la bouche ouverte, et l’air décontenancé. Je devais faire une très-ridicule figure. Il a joui du spectacle, attendant sans doute que je lui fisse quelque réponse. Enfin, confuse de mon propre embarras, et cherchant à l’excuser par un détour, je lui ai dit qu’il devait éviter toutes les mesures… qui étoient capables d’augmenter les alarmes… dont il voyait que je ne pouvais me défendre en réfléchissant sur le caractère irréconciliable de mes amis, et sur les malheureuses suites qu’on pouvait craindre de l’horrible projet de mon frère. Il m’a promis de se gouverner uniquement par mes volontés, et le misérable m’a demandé encore une fois si je lui pardonnais son humble proposition. Que me restait-il à faire si ce n’était de chercher de nouvelles excuses pour ma confusion, puisqu’elle était si mal entendue. Je lui ai dit que le retour de M Morden ne pouvait tarder long-temps ; que sans doute il serait plus facile de l’engager en ma faveur, quand il trouverait que je n’avais fait usage de l’assistance de M Lovelace que pour me délivrer de M Solmes ; et que, par conséquent, il était à souhaiter pour moi que les choses demeurassent dans la situation où elles étoient, jusqu’à l’arrivée de mon cousin ! Toute irritée que je pouvais être, il me semble, ma chère, que cette réponse n’a pas l’air d’un refus. N’est-il pas vrai qu’à sa place un autre homme aurait tenté ici de persuader par la douceur, plutôt que d’effrayer par des emportemens ? Mais il a plu à M Lovelace de prendre un ton que toute femme un peu délicate ne supportera jamais ; et son injurieuse chaleur m’a obligée de me tenir dans la même réserve. " eh quoi ! S’est-il écrié, vous êtes donc résolue, mademoiselle, de me faire connaître, jusqu’à la fin, que je ne dois rien attendre de votre affection, tandis qu’il vous restera le moindre espoir de renouer avec mes plus cruels ennemis, au prix de mon bonheur, qui sera sans doute votre premier sacrifice " ? Ce ton, chère Miss Howe, m’a échauffé le sang à mon tour. Cependant j’ai gardé quelques mesures. " vous avez vu, lui ai-je dit, combien j’ai été choquée de la violence de mon frère : vous vous trompez beaucoup, M Lovelace, si vous croyez m’effrayer assez par la vôtre, pour me faire embrasser un parti opposé à vos propres conventions ". Il a paru rentrer en lui-même. Il s’est réduit à me prier de souffrir que ses actions parlassent désormais pour lui ; et, si je le trouvais digne de quelque bonté, il espérait, m’a-t-il dit, qu’il ne serait pas le seul au monde à qui je refusasse un peu de justice. " vous en appelez au futur, lui ai-je répondu : j’y appelle aussi, pour la preuve d’un mérite sur lequel vous semblez passer condamnation jusqu’à présent, et qui vous manque en effet ". J’étais prête encore à me retirer : il m’a conjurée de l’entendre. Sa résolution, m’a-t-il dit, était d’éviter soigneusement toutes sortes d’accidens fâcheux, et de renoncer à toutes les mesures qui pouvaient l’y conduire, quels que fussent les procédés de mon frère, dont il n’exceptait que les violences qui regarderaient ma personne. Mais s’il en arrivait quelqu’une de cette nature, pouvais-je exiger qu’il demeurât spectateur tranquille, c’est-à-dire qu’il me vît enlever, conduire à bord par Singleton ? Et dans une si funeste extrêmité, ne lui serait-il pas permis de prendre ma défense ? prendre ma défense, M Lovelace ! Je serais donc au comble de l’infortune. Mais ne croyez-vous pas que je puisse être en sûreté à Londres ? Il me semble, sur la description qu’on vous fait de cette maison de la veuve, que j’y serais libre et en sûreté. Il est convenu que cette maison de la veuve, telle que M Doleman la représente, c’est-à-dire un édifice intérieur, derrière l’édifice de front, avec un jardin qui en fait l’unique vue, semblait promettre beaucoup de secret ; et que, d’ailleurs, si je ne l’approuvais pas lorsque je l’aurais vue, il ne serait pas difficile d’en trouver une qui me convînt mieux. Mais, puisque je lui avais demandé son conseil, il croyait que le meilleur parti était d’écrire à mon oncle Harlove, en qualité d’un de mes curateurs, et d’attendre le succès de ma lettre chez Madame Sorlings, où il fallait le prier hardiment d’adresser sa réponse. Avec les petits esprits, a-t-il ajouté, c’est encourager l’insulte que de la craindre. " la substance de la lettre devait être de demander, à titre de droit, ce qui ne manquerait pas de m’être refusé comme une grâce ; de reconnaître que je m’étais jetée sous la protection des dames de sa famille, par l’ordre desquelles et de Milord M, il paraîtrait s’employer lui-même à mon service ; mais d’ajouter que c’était à des conditions que j’avais réglées, et qui ne m’assujétissaient à rien, pour une faveur qu’ils auraient accordée, dans les mêmes circonstances, à toute autre personne de mon sexe ". Si je ne goûtais pas cette méthode, il se croirait fort honoré que je voulusse lui permettre de faire la même demande en son nom ; mais (avec ses restrictions ordinaires) c’était un point auquel il n’osait toucher si tôt, quoiqu’il espérât que les violences de ma famille pourraient m’amener à cette heureuse résolution. Piquée au fond du cœur, je lui ai dit qu’il m’avait proposé lui-même de me quitter en arrivant à Londres, et que je m’attendais à l’exécution de cette promesse ; que lorsqu’on ne pourrait ignorer que je serais absolument indépendante, il serait temps d’examiner ce que je devais écrire ou ce que j’aurais à faire ; mais que, tandis qu’il était autour de moi, je n’avais ni la volonté ni le pouvoir de me déterminer. Il voulait être sincère, m’a-t-il dit d’un air plus pensif. Ce projet de mon frère avait changé les circonstances. Avant que de s’éloigner de moi, il ne pouvait se dispenser de voir si la veuve de Londres et sa maison me conviendraient, en supposant que mon choix fût pour cette retraite. Qui pouvait lui répondre que ces gens-là ne fussent pas capables de se laisser corrompre par mon frère ? S’il voyait qu’il y eût quelque fond à faire sur leur honneur, il pourrait s’absenter pendant quelques jours. Mais il devait m’avouer qu’il lui serait impossible de s’éloigner plus long-temps. Quoi donc, monsieur ! Ai-je interrompu, votre dessein est-il de prendre logement dans la même maison ? Non, m’a-t-il répondu ; parce qu’il connaissait mes délicatesses, et l’usage d’ailleurs que je voulais faire de son absence. Cependant on faisait actuellement quelques réparations au logement qu’il avait à Londres. Mais il pourrait se loger dans l’appartement de son ami Belford ; ou se rendre peut-être à Edgware, qui est la maison de campagne du même ami, et revenir chaque jour au matin, jusqu’à ce qu’il eût raison de croire que mon frère eût abandonné son misérable systême. Le résultat d’une si longue conférence est de partir pour Londres lundi prochain. Puisse l’heure de mon départ être heureuse ! Je ne puis vous répéter trop souvent, ma chère amie, combien je suis pénétrée de vos bienfaits, et de cette merveilleuse générosité qui en est la source. Cl Harlove.