Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 130

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 496-499).


Miss Howe à Miss Clarisse Harlove.

vendredi matin, 11 avril. Ma mère refuse d’accepter votre condition, chère amie. Je la lui ai proposée comme de moi : mais les Harlove (pardonnez l’expression) possèdent absolument son esprit. C’est un trait de mon invention, m’a-t-elle dit, pour l’engager dans vos intérêts contre votre famille ; elle me défie de la surprendre. Ayez moins d’inquiétude sur ce qui nous regarde, elle et moi ; je vous le recommande encore. Nous nous arrangerons fort bien ensemble. Tantôt une querelle, tantôt un raccommodement : c’est une ancienne habitude, qui a commencé avant qu’il fût question de vous. Cependant je vous fais des remerciemens sincères pour chaque ligne de vos trois dernières lettres, que je me propose de relire attentivement lorsque ma bile sera prête à s’échauffer. Je ne vous dissimule point que j’ai un peu regimbé à la première lecture ; mais chaque fois que je la recommence, je sens croître pour vous, s’il est possible, ma tendresse et ma vénération. J’ai néanmoins un avantage sur vous, que je conserverai dans cette lettre et dans toutes celles que je vous écrirai à l’avenir ; c’est qu’en vous traitant avec la même liberté, je ne croirai jamais que ma franchise ait besoin d’apologie. J’attribue cet effet à la douceur de votre naturel, et à quelques petites réflexions que je ne laisse pas de faire, en passant, sur la vivacité du mien. Il faut que je vous dise une fois mon sentiment sur l’un et l’autre. Vous êtes persuadée, ma chère, que la douceur n’est pas un défaut dans une femme ; et moi je tiens qu’un peu de chaleur, juste et bien placée, n’en est pas un non plus. Au fond, c’est louer, des deux côtés, ce que nous ne pouvons et ce que nous ne désirons peut-être pas de pouvoir empêcher. Il ne vous est pas plus libre de sortir de votre caractère, qu’à moi de renoncer au mien. Il faudrait que l’une et l’autre se fissent violence. Ainsi nous approuver, chacune de notre côté, dans l’état qui nous est propre, c’est transformer la nécessité en vertu. Mais j’observerai que, si votre caractère et le mien étoient peints exactement, le mien paraîtrait le plus naturel. Une belle peinture demande également des lumières et des ombres. La vôtre serait environnée de tant d’éclat et de gloire, qu’elle éblouirait à la vérité les yeux ; mais elle ferait perdre courage à ceux qui voudraient l’imiter. Puisse, ma chère, puisse votre douceur ne vous exposer à rien de fâcheux, de la part d’un monde qui n’est pas capable d’en sentir le prix ! Pour moi, dont la pétulance sait écarter ceux qui chercheraient à me nuire, je m’en trouve si bien, qu’en reconnaissant que ce caractère est moins aimable, je ne voudrais pas le changer pour le vôtre. Je me croirais inexcusable d’ouvrir la bouche pour contredire ma mère, si j’avais à faire à un esprit tel que le vôtre. La vérité, ma chère, est ennemie des déguisemens. C’est pour les caractères nobles et ouverts que je réserve mes louanges. Si chacun avait le même courage, c’est-à-dire celui de blâmer ce qui mérite du blâme et de ne louer que ce qui est digne de l’être, vous verriez qu’au défaut de principes et de conviction, la honte corrigerait le monde ; et que, dans une ou deux générations, peut-être la honte introduirait des principes. Ne me demandez pas à qui j’applique cette réflexion ; car je vous redoute, ma chère, presqu’autant que je vous aime. Rien ne m’empêchera néanmoins de vous prouver, par un nouvel exemple, qu’il n’y a que les belles ames qui méritent une obéissance implicite. La vérité, comme j’ai dit, est ennemie de toute sorte de fard. M Hickman est à votre avis un homme modeste : mais la modestie a quelquefois ses inconvéniens. (nous examinerons bientôt, ma chère, tout ce que vous me dites de cet honnête personnage.) il n’a pas manqué de me remettre votre dernier paquet en mains propres, avec une belle révérence et l’air d’un homme fort content de lui-même. Malheureusement cet air de satisfaction n’était pas encore passé, lorsque ma mère, entrant tout d’un coup, s’est également aperçue et de la joie qui paroissait sur son visage, et du mouvement que j’ai fait pour cacher le paquet dans mon sein. Elle ne s’est pas trompée dans ses conjectures. Lorsque la colère a réussi à certaines personnes, vous les voyez toujours en colère, ou cherchant l’occasion d’en marquer. Eh bien ! M Hickman ! Eh bien, Nancy, c’est encore une lettre qu’on a la hardiesse d’apporter et de recevoir ? Là, votre homme modeste s’est trahi plus que jamais, par son embarras et par ses discours interrompus. Il ne savait s’il devait sortir, et me laisser vider la querelle avec ma mère ; ou s’il devait tenir bon, pour être témoin du combat. J’ai dédaigné d’avoir recours au mensonge. Ma mère s’est retirée brusquement ; et je ne m’en suis pas moins approchée d’une fenêtre, pour ouvrir le paquet, laissant à Monsieur Hickman la liberté d’exercer ses dents blanches sur l’ongle de son pouce. Après avoir lu vos lettres, je suis allée chercher hardiment ma mère. Je lui ai rendu compte de vos généreux sentimens, et du désir que vous aviez de vous conformer à ses volontés. Je lui ai proposé votre condition, comme de moi-même. Elle l’a rejetée. Elle ne doutait pas, m’a-t-elle dit, qu’il ne se fît d’admirables portraits d’elle, entre deux jeunes créatures qui ont plus d’esprit que de prudence. Aulieu d’être touchée de votre générosité, elle n’a fait usage de votre opinion que pour se confirmer dans la sienne. Elle m’a renouvelé sa défense, en y joignant l’ordre de ne vous écrire que pour vous en informer. Cette résolution, a-t-elle ajouté, ne changera point jusqu’à ce que vous soyez réconciliée avec vos proches. Elle m’a fait entendre qu’elle s’y étoit engagée, et qu’elle comptait sur ma soumission. Je me suis souvenue heureusement de vos reproches, et j’ai pris un air humble, quoique chagrin. Mais je vous déclare, ma chère, qu’aussi long-temps que je pourrai me rendre témoignage de l’innocence de mes intentions, et que je serai convaincue qu’il n’y a que de bons effets à se promettre de notre correspondance ; aussi long-temps qu’il me restera dans la mémoire que cette défense vient de la même source que toutes vos disgrâces ; aussi long-temps que je saurai, comme je le sais, que ce n’est pas votre faute si vos amis ne se réconcilient point avec vous, et que vous leur faites des offres que l’honneur et la raison ne leur permettent pas de refuser, toute la déférence que j’ai pour votre jugement, et pour vos excellentes leçons, qui conviendraient presqu’à tous les cas différens du vôtre, n’empêchera pas que je n’insiste sur la continuation de notre commerce, et que je n’exige dans vos lettres le même détail que si cette défense n’avait jamais été portée. Il n’entre aucune humeur, aucune perversité, dans ce que j’écris. Je ne puis vous exprimer combien mon cœur est intéressé à votre situation. En un mot, vous devez me permettre de penser que, si je suis assez heureuse pour vous être utile par mes lettres, la défense de ma mère ne sera jamais si bien justifiée que ma constance à vous écrire. Cependant, pour vous satisfaire autant qu’il m’est possible, je me priverai, en partie, d’une satisfaction si chère, et je bornerai mes réponses, pendant l’ interdit , aux occasions où mes principes d’amitié me les feront juger indispensables. L’expédient d’employer la main d’Hickman, (voici le tour de votre homme modeste , ma chère ; et comme vous aimez la modestie dans son sexe, je m’efforcerai de le tenir dans un juste éloignement, pour lui conserver votre estime), cet expédient, dis-je, est un petit piége dans lequel je ne donne pas aisément. L’intention de ma tendre amie est de rendre cet homme-là de quelque importance à mes yeux. La correspondance ira son train, quels que soient vos scrupules ; c’est de quoi je puis vous assurer : ainsi votre proposition en faveur d’Hickman devient inutile. Vous le dirai-je ? Je crois que c’est assez d’honneur pour lui, d’être nommé si souvent dans nos lettres. La confiance que nous continuerons de lui accorder suffira pour le faire marcher la tête plus haute, en étendant sa main blanche, et faisant briller son beau diamant. Il ne manquera pas de faire valoir ses services, et la gloire qu’il y attache, et sa diligence, et sa fidélité, et ses inventions pour garder notre secret, et ses excuses, et ses évasions avec ma mère, lorsqu’elle le presse de parler ; avec cinquante et , qu’il aura l’art de coudre ensemble. Ne sera-ce pas, d’ailleurs, un prétexte pour faire sa cour plus assiduement que jamais à la charmante fille de la bonne

Madame Howe ? Mais l’admettre dans mon cabinet, tête-à-tête avec moi, aussi souvent que je souhaiterais de vous écrire, moi, seulement pour dicter à sa plume ; ma mère supposant, dans l’intervalle, que je commence à prendre sérieusement de l’amour pour lui ! Le rendre maître de mes sentimens, et comme de mon cœur, lorsque je vous écrirais ! En vérité, ma chère, il n’en sera rien. Quand je serais mariée au premier homme d’Angleterre, je ne lui ferais pas l’honneur de lui accorder la communication de mes correspondances. Non, non, c’est assez pour un Hickman de pouvoir se glorifier de la qualité de notre agent, et de voir son nom sur l’adresse de nos lettres. N’ayez point d’embarras ; tout modeste que vous le croyez, il saura tirer parti de cette faveur. Vous me blâmez sans cesse de manquer de générosité pour lui, et d’abuser du pouvoir. Mais je vous proteste, ma chère, que je ne puis faire autrement. De grâce, permettez que j’étende un peu mes plumes, et que je me fasse quelquefois redouter. C’est mon tems, voyez-vous ? Car il ne serait pas plus honorable pour moi que pour lui, de prendre ces airs-là quand je serai sa femme. Il ressent une joie, lorsqu’il me voit contente de lui, qu’il n’aurait pas si mon mécontentement ne lui causait du chagrin. Savez-vous à quoi je serais exposée si je ne le faisais pas quelquefois trembler ? Il s’efforcerait lui-même de se faire craindre. Tous les animaux de la création sont plus ou moins entre eux dans l’état d’hostilité. Le loup qui prend la fuite devant un lion, dévorera un mouton le moment d’après. Je me souviens d’avoir été un jour si piquée contre un poulet qui en béquetait continuellement un autre (un pauvre petit agneau, comme je me l’imaginais) que dans un mouvement d’humanité, je fis prendre l’offenseur, et je lui fis tordre le cou. Qu’arriva-t-il après cette exécution ? L’autre devint insolent, aussi-tôt qu’il se vit délivré de son persécuteur, et je le vis béqueter, à son tour, un ou deux autres poulets plus foibles que lui. Ils méritaient tous d’être étranglés, m’écriai-je ; ou plutôt, j’aurais aussi bien fait de pardonner au premier ; car je vois que c’est la nature de l’espèce. Pardonnez mes extravagances. Si j’étais avec vous, je vous arracherais quelquefois un sourire, comme il m’est arrivé cent fois au milieu de vos airs les plus graves. Ah ! Que n’avez-vous accepté l’offre que je vous faisais de vous accompagner ? Mais vous êtes révoltée contre tout ce que je puis vous offrir. Prenez-y garde. Vous me fâcherez contre vous ; et lorsque je suis fâchée, vous savez que je ne ménage personne. Il m’est aussi impossible de n’être pas un peu impertinente, que de cesser d’être votre tendre et fidèle amie.

Anne Howe.