Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 101
M Lovelace au même
.
Il me semble que j’ai beaucoup obligé ma chère
compagne, en amenant Madame Greme pour
l’accompagner, et en souffrant que, sur le
refus qu’elle a fait d’aller à Médian, cette
bonne femme se chargeât de lui procurer un
logement. Elle observe sans doute que toutes
mes vues sont honorables, puisque je lui laisse
le choix de sa demeure. J’ai remarqué sensiblement
le plaisir que je lui faisais, lorsque j’ai mis
Madame Greme dans la chaise avec elle, et que
j’ai pris le parti de l’escorter à cheval.
Un autre se serait alarmé des explications qu’elle
pouvait recevoir de Madame Greme. Mais, comme
la droiture de mes intentions est connue de
toute ma famille, j’en ai eu d’autant moins
d’inquiétude, qu’ayant toujours été fort au dessus
de l’hypocrisie, je ne cherche point à paraître
meilleur que je ne suis réellement. Quelle
nécessité d’être hypocrite, lorsque je me suis
aperçu jusqu’à présent que la qualité de libertin
ne m’a pas nui dans l’esprit des femmes ? Ma
déesse elle-même a-t-elle fait difficulté d’entrer
en correspondance avec moi, quoique ses parens
eussent pris tant de peine à lui apprendre que
j’en étais un ? Pourquoi prendre un nouveau
caractère, qui serait au fond pire que l’autre ?
D’ailleurs, Madame Greme est une pieuse matrône,
qui n’aurait pas voulu blesser la vérité pour
m’obliger. Elle priait autrefois le ciel pour
ma réformation, lorsqu’on en avait l’espérance.
Je doute qu’elle continue cette bonne pratique ;
car son maître et mon très-honoré oncle ne fait
pas scrupule, dans l’occasion, de dire beaucoup
de mal de moi à tous ceux qui ont la bonté de
l’entendre ; hommes, femmes et enfans. Ce cher
oncle, comme tu sais, manque souvent au respect
qu’il me doit. Oui, Belford, du respect : et
pourquoi non ? Je te prie. Tous les devoirs ne
sont-ils pas réciproques ? Pour Madame Greme,
la bonne ame ! Lorsque son maître est attaqué de
la goutte dans son château de Médian, et que
l’aumônier ne s’y trouve point, c’est elle qui
fait la prière ou qui lit un chapitre de quelque
bon livre auprès du malade. Quel était donc le
danger de laisser une si bonne espèce de femme
avec ma charmante ? Je me suis aperçu que leur
entretien était fort animé pendant la marche, et
je m’en suis même ressenti ; car je ne sais
pourquoi il m’est monté une charmante rougeur
au visage.
Je te répète, Belford, que je ne désespère
pas d’ être honnête
. Mais comme il nous arrive
quelquefois, foibles mortels que nous sommes,
de n’être pas maîtres de nous-mêmes, je dois
m’efforcer d’entretenir la belle Clarisse dans une
parfaite confiance, jusqu’à ce que je la tienne à
Londres dans la maison que tu sais, ou dans
quelqu’autre lieu qui ne soit pas moins sûr. Si
je lui donnais auparavant le moindre sujet de
soupçon, ou si j’entreprenais de contraindre ses
volontés, elle pourrait implorer des secours
étrangers, et susciter contre moi tout le canton ;
ou se jeter peut être entre les bras de ses parens,
aux conditions qu’ils jugeraient à propos de lui
imposer : et si j’étais capable à présent de la
perdre, ne serais-je pas indigne, mes enfans,
de la qualité de votre chef ? Oserais-je lever
les yeux devant les hommes, et montrer mon visage
devant les femmes ? Dans l’état où j’ai conduit
cette grande affaire, ma déesse n’ose avouer qu’elle
soit partie contre son inclination ; et j’ai pris
soin de faire croire aux implacables
qu’il n’a
rien manqué à son consentement.
Elle a reçu la réponse de Miss Howe à une lettre
qu’elle lui avait écrite de Saint-Albans. J’en
ignore le sujet ; mais j’ai vu ses beaux yeux
couverts de larmes, et l’orage ensuite est tombé
sur moi.
Miss Howe est aussi une créature charmante,
mais d’une pétulance et d’une fierté singulières.
Je la redoute. à peine sa mère est-elle capable
de la contenir. Il faut que, par l’entremise de
mon honnête Joseph, je continue de faire jouer
cette vieille machine, l’oncle Antonin, sur la
mère de cette dangereuse fille, pour la ménager
suivant mes vues, et réduire ma belle à dépendre
uniquement de moi. Madame Howe ne peut souffrir
de contradiction. Sa fille n’est pas plus
patiente. Une jeune personne, qui commence à
trouver dans elle-même toutes les qualités
maternelles, n’est pas fort à l’aise sous l’empire
d’une mère. Belle carrière pour un intrigant ! Une mère qui fait l’importante, une fille vive,
sensible à l’excès ! Et leur Hickman, qui n’est
en vérité rien, une bonne et épaisse machine ! Si
je n’avais pas des vues plus relevées… il est
malheureux seulement que les deux jeunes personnes
eussent leur demeure si près l’une de l’autre, et
qu’elles fussent liées d’une si étroite amitié.
Qu’il aurait été charmant de pouvoir les ménager
toutes deux à la fois !
Mais un seul homme ne saurait avoir toutes les
femmes qui valent quelque chose. Conviens que
c’est grand dommage néanmoins… lorsque l’homme
est tel que ton ami.