Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 100

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 421-424).

M Lovelace à M Belford. Quantité de gens, qui s’assemblèrent autour de nous, semblaient marquer, par leur visage alongé et par leurs regards immobiles, l’étonnement où ils étoient de voir une jeune personne, d’une figure charmante et de l’air le plus majestueux, arriver, sans autre compagnie que la mienne, d’un voyage qui avait fait fumer les chevaux et suer les valets. J’observai leur curiosité et l’embarras de ma déesse. Elle jeta un coup-d’œil autour d’elle, avec les marques d’une douce confusion ; et, quittant ma main assez brusquement, elle se hâta d’entrer dans l’hôtellerie. Ovide n’entendait pas mieux que ton ami l’art des métamorphoses. Sur le champ, je la transformai aux yeux de l’hôtesse, en une petite sœur, aussi chagrine qu’aimable, que je ramenais, malgré elle et par surprise, de la maison d’un parent, où elle avait passé l’hiver, pour l’empêcher de se marier à un damnable libertin (j’approche toujours de la vérité autant que je puis), que son père, sa mère, sa sœur aînée, et tous ses chers oncles, ses tantes et ses cousines, avoient en horreur. Cette fable expliquait tout à la fois la mauvaise humeur de ma belle, son dépit contre moi, s’il durait encore, et son habillement, qui n’était pas propre au voyage ; sans compter que c’était lui donner fort à propos une juste assurance de mes vues honorables. Elle ajouta quantité de choses, encore plus mortifiantes. Je l’écoutai en silence. Mais lorsque mon tour fut venu, je plaidai, je raisonnai, je m’efforçai de lui répondre ; et m’appercevant que l’humilité ne suffisait pas, j’élevai la voix, et je fis briller dans mes yeux un air de colère, dans l’espérance de tirer avantage de cette douce poltronnerie qui a tant de charmes dans ce sexe, (quoiqu’elle ne soit souvent qu’une affectation), et qui avait peut-être servi, plus que tout le reste, à me faire triompher de cette fière beauté. Cependant elle n’en parut pas intimidée. Je la vis prête elle-même à s’emporter beaucoup, comme si ma réponse n’eût servi qu’à l’irriter. Mais lorsqu’un homme est aux mains avec une femme sur des affaires de cette nature, quelque ressentiment qu’elle affecte, il aurait peu d’habileté, s’il ne trouvait pas le moyen de l’arrêter. Se ressent-elle trop vivement de quelque impression hardie, il en sera quitte pour deux ou trois autres hardiesses, qu’il doit prononcer avec la même fermeté ; sauf à les adoucir ensuite par des interprétations favorables. J’en conviens, ma précieuse, et vous deviez ajouter que j’ai eu des difficultés innombrables à combattre. Mais vous pourrez souhaiter quelque jour de ne vous en être pas vantée : et peut-être regretterez-vous aussi tant de jolis dédains ; tels que de m’avoir assuré " que ce n’est point en ma faveur que vous rejetez Solmes ; que ma gloire, si je m’en fais une de vous avoir emmenée, tourne à votre honte ; que j’ai plus de mérite à mes propres yeux qu’aux vôtres ou à ceux de tout autre ; (quel fat elle fait de moi, Belford) ! Que vous souhaiteriez de vous revoir dans la maison de votre père, quelles qu’en pussent être les suites… ". Si je te pardonne ces réflexions, ma charmante, ces souhaits, ces mépris, je ne serai pas le Lovelace que j’ai la réputation d’être, et que ce traitement me fait juger que tu me crois toi-même. En un mot, son air et ses regards, pendant toute cette dispute, marquaient une espèce d’indignation majestueuse, qui semblait venir de l’opinion de sa supériorité sur l’homme qu’elle avait devant elle. Tu m’as souvent entendu badiner sur la pitoyable figure que doit faire un mari, lorsque sa femme croit avoir, ou qu’elle a réellement, plus de sens que lui. Je pourrais t’apporter mille raisons qui ne me permettent pas de penser à prendre Clarisse Harlove pour ma femme, du moins sans être sûr qu’elle ait pour moi cet amour de préférence que je dois attendre d’elle en l’épousant. Tu vois que je commence à chanceler dans mes résolutions ; ennemi, comme je l’ai toujours été, des entraves du mariage, que je retombe aisément dans mon ancien préjugé. Puisse le ciel me donner le courage d’être honnête ! Voilà une prière, Belford. Si malheureusement elle n’est pas écoutée, l’aventure sera fâcheuse pour la plus admirable de toutes les femmes. Mais, comme il ne m’arrive pas souvent d’importuner le ciel par mes prières, qui sait si celle-ci ne sera point exaucée ? Pour ne rien dissimuler, je suis charmé des difficultés que j’envisage, et de la carrière qui s’ouvre devant moi pour l’intrigue et le stratagême. Est-ce ma faute, si mes talens naturels sont tournés de ce côté-là ? Conçois-tu d’ailleurs quel triomphe j’obtiens sur tout le sexe, si j’ai le bonheur d’en subjuguer l’ornement ? Ne te souviens-tu pas de mon vœu ? Ce sont les femmes, tu le sais, qui ont commencé avec moi. Celle-ci m’épargne-t-elle ? Crois-tu, Belford, que j’eusse fait quartier au bouton de rose, si j’avais été bravé avec les mêmes hauteurs ? Sa grand-mère me demanda grâce. Il n’y a que l’opposition et la résistance qui m’irritent. Pourquoi cette adorable personne emploie-t-elle tant de soins à me convaincre de sa froideur ? Pourquoi son orgueil entreprend-t-il d’humilier le mien ? Tu as vu, dans ma dernière lettre, avec quel mépris elle me traite. Cependant que n’ai-je pas souffert pour elle, et que n’ai-je pas même souffert d’elle ? Aurai-je la foiblesse de m’entendre dire qu’elle me méprisera, si je m’estime plus que ce méprisable Solmes ? Dois-je supporter aussi qu’elle m’interdise toutes les ardeurs de ma passion ? Lui jurer de la fidélité, c’est lui faire connaître que j’en doute moi-même, puisque j’ai besoin de me lier par des sermens. Maudit tour qu’elle donne à toutes ses idées ! Sa censure est la même aujourd’hui qu’auparavant. être en mon pouvoir, n’y être pas, elle n’y met aucune différence. Ainsi mes pauvres sermens sont étouffés, avant qu’ils osent se présenter sur mes lèvres : et que diable un amant peut-il dire à sa maîtresse, s’il ne lui est permis ni de mentir ni de jurer ? J’ai eu recours à quelques petites ruses qui ne m’ont pas mal réussi. Lorsqu’elle m’a pressé un peu de la quitter, je lui ai fait une demande fort humble, sur un point qu’elle ne pouvait me refuser ; et j’ai affecté une reconnaissance aussi vive, que s’il eût été question d’une faveur de la plus haute importance. C’était de me promettre, comme elle l’avait déjà fait, que jamais elle ne serait la femme d’un autre homme, tandis que je n’aurais point d’autre engagement, et que je ne lui donnerais aucun juste sujet de plainte. Promesse inutile, comme tu vois, puisqu’à chaque moment elle peut trouver des prétextes pour se plaindre, et qu’elle demeure seule juge de l’offense. Mais c’était lui montrer combien il y a de justice et de raison dans mes espérances, et lui marquer en même temps que je ne pensais point à la tromper. Aussi ne se fit-elle pas presser. Elle me demanda quelle sûreté je désirois. Sa parole, lui dis-je ; sa seule parole. Elle me la donna. Mais je lui dis que cette promesse avait besoin d’un sceau ; et, sans attendre son consentement, qu’elle n’aurait pas manqué de me refuser, je la scellai sur ses lèvres. Tu me croira, si tu veux Belford ; mais je te jure que c’est la première fois que je me suis échappé à cette hardiesse, et qu’une liberté si simple, prise avec autant de modestie que si j’étais vierge moi-même (afin qu’une autre fois elle croie n’avoir rien à redouter), me parut mille fois plus délicieuse que tout ce que j’ai jamais gouté de plaisir avec les autres femmes. Ainsi le respect, la crainte, l’idée du péril et de la défense, sont le principal prix d’une faveur. Je jouai fort bien le rôle de frère, lundi au soir, devant l’hôtesse de Saint-Albans. Je demandai pardon à ma chère sœur de l’avoir emmenée contre son attente et sans aucuns préparatifs. Je parlai de la joie que son retour allait causer à mon père, à ma mère, à tous nos amis ; et je pris tant de plaisir à m’étendre sur les circonstances, que, d’un regard, qui me pénétra jusqu’au fond de l’ame, elle me fit connaître que j’étais allé trop loin. Je ne manquai pas d’excuses, lorsque je me trouvai seul avec elle. Mais il me fut impossible de découvrir si mes affaires en étoient devenues pires ou meilleures. Tiens, Belford, je suis de trop bonne foi. Ma victoire, et la joie que j’ai de me trouver presqu’en possession de mon trésor, me dévoilent le cœur, et le tiennent comme à découvert. C’est ce diable de sexe, qu’on ne peut guérir de sa dissimulation. Si je pouvais engager ma belle à parler aussi naturellement que moi… mais il faut que j’apprenne d’elle l’art d’être plus réservé. Elle ne doit pas être bien pourvue d’argent ; mais elle a trop de fierté pour en recevoir de moi. Je voudrais la conduire à Londres (à Londres, cher ami, s’il est possible, et je crois que tu m’entends assez), pour lui offrir les plus riches étoffes, et toutes les commodités de la ville. Je ne puis lui faire goûter cette proposition. Cependant mon agent m’assure que son implacable famille est résolue de lui causer toutes sortes de chagrins. Il paraît que ces misérables ont enragé de bon cœur, depuis le moment de sa fuite ; et qu’ils continuent d’enrager, grâces au ciel ; et que, suivant mes espérances, leur rage ne cessera pas si tôt. Enfin mon tour est venu ! Ils regrettent amèrement de lui avoir laissé la liberté de visiter sa volière, et de se promener au jardin. C’est à ces maudites promenades qu’ils attribuent l’occasion qu’elle a trouvée (quoiqu’ils ne puissent deviner comment) de concerter les moyens de fuir. Ils ont perdu, disent-ils, un excellent prétexte pour la renfermer plus étroitement, lorsque je les ai menacés de la secourir, s’ils entreprenaient de la conduire, malgré elle, à la citadelle de son oncle. C’était leur intention. Ils craignaient que, de son consentement, ou sans sa participation, je ne prisse le parti de l’enlever dans leur propre maison. Mais l’honnête Joseph, qui m’avait informé de leur dessein, me rendit un service admirable. Je l’avais instruit à faire croire aux Harloves que j’ai autant d’ouverture pour mes gens, que leur stupide aîné en a pour lui. Ils le crurent informé de tous mes mouvemens par mon valet-de-chambre ; et l’ayant chargé d’observer aussi sa jeune maîtresse, toute la famille dormit tranquillement, sur la foi d’un ministre si fidèle. Nous étions tranquilles avec un peu plus de raison, ma charmante et moi. Il m’était venu à l’esprit, comme je crois te l’avoir marqué alors, de l’enlever quelque jour dans le bucher, qui est assez éloigné du château. Cette entreprise aurait infailliblement réussi, avec ton secours et celui de tes camarades ; et l’action était digne de nous. Mais la conscience de Joseph, comme il l’appelle, fut d’abord un obstacle, qui se réduisit ensuite à lui faire craindre qu’on ne découvrît la part qu’il y aurait eue. Cependant je n’aurais pas eu plus de peine à lui faire surmonter ce scrupule qu’un grand nombre d’autres, si je n’avais compté, dans le même tems, sur un rendez-vous de ma belle, où je me promettais bien qu’elle ne m’échapperait pas ; et, dans d’autres tems, sur les bons offices même de la spirituelle famille, qui semblait travailler elle-même à la faire tomber dans mes bras. D’ailleurs j’étais sûr que James et Arabelle ne finiraient pas leurs folles épreuves et leurs persécutions, qu’à force de la fatiguer ils n’en eussent fait la femme de Solmes, ou qu’ils ne lui eussent fait perdre la faveur de ses deux oncles.