Histoire de Jules César/Préface

Plon (Tome 1p. i-vii).

PRÉFACE.




La vérité historique devrait être non moins sacrée que la religion. Si les préceptes de la foi élèvent notre âme au-dessus des intérêts de ce monde, les enseignements de l’histoire, à leur tour, nous inspirent l’amour du beau et du juste, la haine de ce qui fait obstacle aux progrès de l’humanité. Ces enseignements, pour être profitables, exigent certaines conditions. Il faut que les faits soient reproduits avec une rigoureuse exactitude, que les changements politiques ou sociaux soient philosophiquement analysés, que l’attrait piquant des détails sur la vie des hommes publics ne détourne pas l’attention de leur rôle politique et ne fasse pas oublier leur mission providentielle.

Trop souvent l’écrivain nous présente les différentes phases de l’histoire comme des événements spontanés, sans rechercher dans les faits antérieurs leur véritable origine et leur déduction naturelle ; semblable au peintre qui, en reproduisant les accidents de la nature, ne s’attache qu’à leur effet pittoresque, sans pouvoir, dans son tableau, en donner la démonstration scientifique. L’historien doit être plus qu’un peintre ; il doit, comme le géologue qui explique les phénomènes du globe, découvrir le secret de la transformation des sociétés.

Mais, en écrivant l’histoire, quel est le moyen d’arriver à la vérité ? C’est de suivre les règles de la logique. Tenons d’abord pour certain qu’un grand effet est toujours dû à une grande cause, jamais à une petite ; autrement dit, un accident, insignifiant en apparence, n’amène jamais de résultats importants sans une cause préexistante qui a permis que ce léger accident produisît un grand effet. L’étincelle n’allume un vaste incendie que si elle tombe sur des matières combustibles amassées d’avance. Montesquieu confirme ainsi cette pensée : « Ce n’est pas la fortune, dit-il, qui domine le monde… Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l’élèvent, la maintiennent ou la précipitent ; tous les accidents sont soumis à ces causes, et si le hasard d’une bataille, c’est-à-dire une cause particulière, a ruiné l’État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille ; en un mot, l’allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers[1]. »

Si, pendant près de mille ans, les Romains sont toujours sortis triomphants des plus dures épreuves et des plus grands périls, c’est qu’il existait une cause générale qui les a toujours rendus supérieurs à leurs ennemis, et qui a permis que des défaites et des malheurs partiels n’aient pas entraîné la chute de leur empire. Si les Romains, après avoir donné au monde l’exemple d’un peuple se constituant et grandissant par la liberté, ont semblé, depuis César, se précipiter aveuglément dans la servitude, c’est qu’il existait une raison générale qui empêchait fatalement la République de revenir à la pureté de ses anciennes institutions ; c’est que les besoins et les intérêts nouveaux d’une société en travail exigeaient d’autres moyens pour être satisfaits. De même que la logique nous démontre dans les événements importants leur raison d’être impérieuse, de même il faut reconnaître et dans la longue durée d’une institution la preuve de sa bonté, et dans l’influence incontestable d’un homme sur son siècle la preuve de son génie.

La tâche consiste donc à chercher l’élément vital qui faisait la force de l’institution, comme l’idée prédominante qui faisait agir l’homme. En suivant cette règle, nous éviterons les erreurs de ces historiens qui recueillent les faits transmis par les âges précédents, sans les coordonner suivant leur importance philosophique ; glorifiant ainsi ce qui mérite le blâme, et laissant dans l’ombre ce qui appelle la lumière. Ce n’est pas l’analyse minutieuse de l’organisation romaine qui nous fera comprendre la durée d’un si grand empire, mais l’examen approfondi de l’esprit de ses institutions ; ce n’est pas non plus le récit détaillé des moindres actions d’un homme supérieur qui nous révélera le secret de son ascendant, mais la recherche attentive des mobiles élevés de sa conduite.

Lorsque des faits extraordinaires attestent un génie éminent, quoi de plus contraire au bon sens que de lui prêter toutes les passions et tous les sentiments de la médiocrité ? Quoi de plus faux que de ne pas reconnaître la prééminence de ces êtres privilégiés qui apparaissent de temps à autre dans l’histoire comme des phares lumineux, dissipant les ténèbres de leur époque et éclairant l’avenir ? Nier cette prééminence serait d’ailleurs faire injure à l’humanité, en la croyant capable de subir, à la longue et volontairement, une domination qui ne reposerait pas sur une grandeur véritable et sur une incontestable utilité. Soyons logiques, et nous serons justes.

Trop d’historiens trouvent plus facile d’abaisser les hommes de génie que de s’élever, par une généreuse inspiration, à leur hauteur, en pénétrant leurs vastes desseins. Ainsi, pour César, au lieu de nous montrer Rome déchirée par les guerres civiles, corrompue par les richesses, foulant aux pieds ses anciennes institutions, menacée par des peuples puissants, les Gaulois, les Germains et les Parthes, incapable de se soutenir sans un pouvoir central plus fort, plus stable et plus juste ; au lieu, dis-je, de tracer ce tableau fidèle, on nous représente César, dès son jeune âge, méditant déjà le pouvoir suprême. S’il résiste à Sylla, s’il est en désaccord avec Cicéron, s’il se lie avec Pompée, c’est par l’effet de cette astuce prévoyante qui a tout deviné pour tout asservir ; s’il s’élance dans les Gaules, c’est pour acquérir des richesses par le pillage[2] ou des soldats dévoués à ses projets ; s’il traverse la mer pour porter les aigles romaines dans un pays inconnu, mais dont la conquête affermira celle des Gaules[3], c’est pour y chercher des perles qu’on croyait exister dans les mers de la Grande-Bretagne[4]. Si, après avoir vaincu les redoutables ennemis de l’Italie au delà des Alpes, il médite une expédition contre les Parthes pour venger la défaite de Crassus, c’est, disent certains historiens, que l’activité convenait à sa nature et qu’en campagne sa santé était meilleure[5] ; s’il accepte du sénat avec reconnaissance une couronne de lauriers et qu’il la porte avec fierté, c’est pour cacher sa tête chauve ; si, enfin, il a été assassiné par ceux qu’il avait comblés de ses bienfaits, c’est parce qu’il voulait se faire roi ; comme s’il n’était pas pour ses contemporains ainsi que pour la postérité plus grand que tous les rois ! Depuis Suétone et Plutarque, telles sont les mesquines interprétations qu’on se plaît à donner aux choses les plus nobles. Mais à quel signe reconnaître la grandeur d’un homme ? À l’empire de ses idées, lorsque ses principes et son système triomphent en dépit de sa mort ou de sa défaite. N’est-ce pas, en effet, le propre du génie de survivre au néant, et d’étendre son empire sur les générations futures ? César disparaît, et son influence prédomine plus encore que durant sa vie. Cicéron, son adversaire, est contraint de s’écrier : « Toutes les actions de César, ses écrits, ses paroles, ses promesses, ses pensées, ont plus de force après sa mort que s’il vivait encore[6]. » Pendant des siècles, il a suffi de dire au monde que telle avait été la volonté de César pour que le monde obéît.

Ce qui précède montre assez le but que je me propose en écrivant cette histoire. Ce but est de prouver que, lorsque la Providence suscite des hommes tels que César, Charlemagne, Napoléon, c’est pour tracer aux peuples la voie qu’ils doivent suivre, marquer du sceau de leur génie une ère nouvelle, et accomplir en quelques années le travail de plusieurs siècles. Heureux les peuples qui les comprennent et les suivent ! malheur à ceux qui les méconnaissent et les combattent ! Ils font comme les Juifs, ils crucifient leur Messie ; ils sont aveugles et coupables : aveugles, car ils ne voient pas l’impuissance de leurs efforts à suspendre le triomphe définitif du bien ; coupables, car ils ne font que retarder le progrès, en entravant sa prompte et féconde application.

En effet, ni le meurtre de César, ni la captivité de Sainte-Hélène, n’ont pu détruire sans retour deux causes populaires renversées par une ligue se couvrant du masque de la liberté. Brutus, en tuant César, a plongé Rome dans les horreurs de la guerre civile ; il n’a pas empêché le règne d’Auguste, mais il a rendu possibles ceux de Néron et de Caligula. L’ostracisme de Napoléon par l’Europe conjurée n’a pas non plus empêché l’Empire de ressusciter, et, cependant, que nous sommes loin des grandes questions résolues, des passions apaisées, des satisfactions légitimes données aux peuples par le premier Empire !

Aussi se vérifie-t-elle tous les jours, depuis 1815, cette prophétie du captif de Sainte-Hélène : « Combien de luttes, de sang, d’années ne faudra-t-il pas encore pour que le bien que je voulais faire à l’humanité puisse se réaliser[7] ! »


Palais des Tuileries, le 20 mars 1862.

NAPOLÉON.

  1. Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains, xviii.
  2. Suétone, César, xxii.
  3. « César résolut de passer dans la Bretagne, dont les peuples avaient, dans presque toutes les guerres, secouru les Gaulois. » (César, Guerre des Gaules, IV, xx.)
  4. Suétone, César, xlvii.
  5. Appien, Guerres civiles, I, cx, 326, édition Schweighæuser.
  6. Cicéron, Epistolæ ad Atticum, XIV, x.
  7. En effet, que d’agitations, de guerres civiles et de révolutions en Europe depuis 1815 ! en France, en Espagne, en Italie, en Pologne, en Belgique, en Hongrie, en Grèce, en Allemagne !