Histoire de Jules César/Livre IV/Chapitre 2
I. Les victoires de César avaient éveillé parmi les Gaulois des sentiments d’admiration, mais aussi de défiance ; ils ne voyaient pas sans crainte qu’il avait suffi de six légions pour disperser deux invasions comptant chacune 100 000 combattants. Il y a des succès qui par leur éclat inquiètent même ceux qui en profitent. Presque toute la Gaule assiste avec jalousie à des événements qui prouvent la supériorité des armées permanentes sur des populations sans organisation militaire. Un petit nombre de soldats aguerris et disciplinés, conduits par un grand capitaine, font trembler tous les peuples depuis le Rhin jusqu’à l’Océan, et même les insulaires de la Grande-Bretagne ne se croient plus à l’abri des atteintes de la puissance romaine ; les Belges surtout, fiers d’avoir été jadis les seuls à repousser l’invasion des Cimbres et des Teutons, sentent se réveiller leurs instincts belliqueux. Des excitations venues de l’autre côté du détroit augmentent leur défiance ; elles leur signalent le séjour de l’armée romaine en Franche-Comté comme une menace contre l’indépendance de la Gaule entière. La plus grande partie des peuples compris entre le Rhin, l’Escaut, l’Océan et la Seine, s’agitent, se coalisent et mettent sur pied une armée de 300 000 hommes.
Informé en Italie de ces préparatifs, César lève deux nouvelles légions, rejoint son armée en Franche-Comté, et se décide sur-le-champ à envahir le pays des Belges. Les premiers qui se présentent sur sa route sont les Champenois. Surpris de son arrivée subite, ils se soumettent, lui offrent même des subsides et des auxiliaires. César peut ajouter à huit légions et à ses troupes légères les contingents de Reims, et les joindre à ceux de la Bourgogne et de Trèves. Malgré cette augmentation de forces, l’ennemi qu’il doit combattre est quatre fois plus nombreux. Pour en venir à bout, il envoie les Bourguignons faire une diversion et ravager le territoire du Beauvaisis, puis il traverse l’Aisne à Berry-au-Bac et choisit derrière la Miette, ruisseau marécageux, une position défensive qu’il rend inexpugnable.
Les Belges, dont l’armée occupe, sur la rive droite de la Miette, une étendue de 12 kilomètres, sont impuissants à forcer la position des Romains et échouent dans leurs tentatives pour passer l’Aisne à Pontavert. Bientôt, découragés par le manque de vivres, les dissensions, et la nouvelle que les Bourguignons viennent d’envahir le Beauvaisis, ils se séparent, car chacun, croyant son pays menacé, veut aller le défendre. La ligue belge se trouve ainsi dissoute presque sans combat. César alors court châtier chaque peuple l’un après l’autre ; il s’empare tour à tour de Soissons, de Breteuil, citadelles principales du Soissonnais, du Beauvaisis, et arrive à Amiens.
Mais les coalitions des peuples du Nord se succèdent comme les vagues de la mer ; après les Helvètes, les Germains ; après les Germains, les Beauvaisins ; après les Beauvaisins, les habitants du Hainaut. Ceux-ci se sont réunis sur la Sambre et attendent les renforts des populations d’origine germaine établies aux environs de Namur. César marche alors vers la Sambre par la rive gauche. En arrivant près de l’ennemi caché dans les bois de la rive droite, sur les hauteurs d’Haumont, il rassemble six légions, place les deux autres en réserve avec les bagages de l’armée, et, atteignant les hauteurs de Neuf-Mesnil, il commence à fortifier son camp ; mais à peine les soldats sont-ils au travail que les Belges débouchent par toutes les issues de la forêt, traversent les eaux peu profondes de la Sambre, gravissent les pentes abruptes et tombent sur les Romains, qui, surpris et incapables de former leur ligne de bataille, se rangent sans ordre sous les premières enseignes venues ; la confusion est extrême ; César est obligé de mettre l’épée à la main et de se jeter dans la mêlée. Cependant peu à peu le combat se rétablit, le centre et l’aile gauche ont repoussé les assaillants ; celle-ci vient au secours de l’aile droite compromise, les deux légions d’arrière-garde accourent sur le champ de bataille ; alors la victoire se décide pour les Romains, et les peuples du Hainaut sont presque anéantis. Dans cette journée, l’expérience et la valeur d’anciens soldats aguerris sauvent l’armée romaine de l’impétuosité des Belges. Après ce fait d’armes, César se dirige vers Namur, où les habitants de toute la contrée s’étaient renfermés à la nouvelle de la défaite de leurs alliés, et il s’empare de la place.
Pendant qu’il achevait la conquête de la Belgique, un de ses lieutenants, le jeune Publius Crassus, détaché, après la bataille de la Sambre, en Normandie et en Bretagne, soumettait les peuples de ces provinces, de sorte qu’à cette époque la plus grande partie de la Gaule reconnaissait l’autorité de la République : l’éclat des victoires de César était tel que les Ubiens, peuple germain d’au delà du Rhin, établi entre le Main et la Sieg, faisaient parvenir au vainqueur leurs félicitations et l’offre de leurs services.
Avant de partir pour la Cisalpine, César envoya une légion dans le Valais pour châtier les habitants de ces vallées des Alpes qui, au commencement de l’année, avaient attaqué dans leur marche les deux nouvelles légions venues d’Italie ; son but aussi était d’ouvrir des communications faciles avec la Cisalpine par le Simplon et le Saint-Bernard. Mais son lieutenant Galba, après un sanglant combat, fut forcé de se retirer et de prendre ses quartiers d’hiver en Savoie. Le projet de César ne put donc pas se réaliser. Il était réservé à un autre grand homme, dix-neuf siècles plus tard, d’aplanir cette formidable barrière des Alpes.
II. Reprenons le récit des événements survenus à Rome à partir des calendes de janvier 697 (20 décembre 696). Les consuls entrés en fonction étaient P. Cornelius Lentulus Spinther et Q. Cæcilius Metellus Nepos ; le premier, ami de Cicéron ; le second, favorable à Clodius, en haine du célèbre orateur, qui l’avait offensé[1].
Lentulus mit en délibération la question du rappel de l’exilé[2]. L. Aurelius Cotta, consulaire estimé, déclara que le bannissement de Cicéron, prononcé à la suite de violences inqualifiables, portait en lui-même la cause de sa nullité ; que dès lors il n’était pas besoin de loi pour revenir sur un attentat contre les lois[3]. Pompée combattit l’opinion de Cotta, et soutint qu’il fallait que Cicéron dût son rappel non-seulement à l’autorité du sénat, mais encore à un vote populaire. Il ne s’agissait plus que de présenter un plébiscite aux comices. Personne n’y faisait opposition, lorsque Sextus Atilius, tribun du peuple, demanda l’ajournement[4], et, par ces manœuvres dilatoires si familières aux Romains, força le sénat à remettre la présentation de la loi au 22 du même mois. Le jour venu, les partis s’apprêtèrent à appuyer leur opinion par la force. Q. Fabricius, tribun du peuple, favorable à Cicéron, chercha, dès le matin, à s’emparer des rostres. Clodius n’était plus tribun, mais il disposait toujours de la populace. Aux agitateurs de profession à sa solde il avait joint une troupe de gladiateurs appelée à Rome, par son frère Appius, pour les funérailles d’un de ses parents[5]. La troupe de Fabricius fut facilement mise en déroute ; un tribun, M. Cispius, s’était à peine présenté, qu’on le repoussa. Pompée eut sa toge couverte de sang, et Quintus Cicéron, qu’il avait amené au Forum pour parler au peuple en faveur de son frère, fut obligé de se cacher ; les gladiateurs se précipitèrent sur un autre tribun, P. Sextius, et le laissèrent pour mort. « La lutte fut si vive, dit Cicéron, que les cadavres encombrèrent le Tibre, remplirent les égouts ; le Forum se trouva tellement inondé de sang, qu’on fut dans la nécessité de le laver avec des éponges. Un tribun fut tué, la maison d’un autre menacée d’incendie[6]. » La stupeur devint générale, et il fallut ajourner encore la délibération. C’était par l’épée que tout se décidait dans Rome bouleversée et avilie.
En effet, pour amener le retour de Cicéron, le sénat se vit contraint d’opposer l’émeute à l’émeute, et de se servir de P. Sextius, rétabli de ses blessures, ainsi que de Milon, qui avait organisé militairement une bande armée en état de tenir tête aux séditieux[7]. En même temps, il espéra intimider la plèbe urbaine en faisant venir à Rome, de tous les points de l’Italie[8], les citoyens sur lesquels il comptait. De plus, les mêmes hommes qui excitaient, deux ans auparavant, Bibulus à entraver toutes les mesures de César en observant le ciel[9], défendaient maintenant, sous peine d’être considéré comme ennemi de la République[10], ces manœuvres religieuses qui suspendaient toutes les délibérations. Enfin la loi de rappel fut rendue.
Cicéron rentra dans Rome la veille des nones de septembre (16 août 697), au milieu des plus vives manifestations d’allégresse. Le sénat avait triomphé de l’opposition factieuse de Clodius ; mais ce n’était pas sans de grands efforts, ni sans avoir eu souvent, de son côté, recours à la violence et à l’arbitraire.
III. Dès les premiers moments de son retour, Cicéron mit tous ses soins à augmenter l’influence de Pompée et à le réconcilier avec le sénat. La disette dont souffrait l’Italie cette année lui en fournit l’occasion. Le peuple se souleva tout à coup, se porta d’abord à un théâtre où se célébraient des jeux, puis au Capitole, en proférant des menaces de mort et d’incendie contre le sénat, auquel il attribuait la détresse publique[11]. Déjà en juillet, lors des jeux apollinaires[12], une émeute avait éclaté pour le même motif.
Cicéron, par son éloquence persuasive, calma la foule irritée, proposa de confier à Pompée le soin des approvisionnements et de lui conférer pour cinq ans des pouvoirs proconsulaires en Italie et hors d’Italie[13]. Les sénateurs, effrayés, adoptèrent sur-le-champ cette mesure. C’était, comme à l’époque de la guerre des pirates, donner au même homme une puissance excessive sur toute la terre, ainsi que le disait le décret. On lui adjoignit quinze lieutenants, au nombre desquels fut Cicéron[14]. Mais la création de cette nouvelle charge n’apaisa pas les impatiences de la multitude. Clodius cherchait à persuader au peuple que la disette était factice, et que le sénat l’avait fait naître pour avoir un prétexte de rendre Pompée le maître de toutes choses[15]. Il ne laissait échapper aucune occasion de susciter des troubles.
Quoiqu’on eût donné à Cicéron plus de deux millions de sesterces[16] d’indemnité, et décidé que sa maison serait rebâtie à la même place, Clodius, qui voulait empêcher cette réédification, en vint plusieurs fois aux mains avec Milon, dans des luttes semblables à des combats en règle, leurs adhérents portant des boucliers et des épées. Chaque jour voyait une émeute dans les rues. Milon jurait de tuer Clodius, et Cicéron avouait plus tard que la victime et le bras qui devait frapper étaient désignés d’avance[17].
IV. Ce fut vers la fin de l’année 697 que parvint à Rome la nouvelle des succès prodigieux de César contre les Belges ; ils y excitèrent le plus vif enthousiasme. Dès que le sénat en fut informé, il vota, pour les célébrer, quinze jours d’actions de grâces[18]. Ce nombre de jours n’avait encore été accordé à personne. Marius en avait obtenu cinq, et Pompée, vainqueur de Mithridate, dix seulement. Le décret du sénat fut rédigé en termes plus flatteurs qu’on ne l’avait fait pour aucun général ; Cicéron lui-même s’associa à ce haut témoignage de la reconnaissance publique[19].
V. Malgré ces démonstrations, il existait toujours dans une certaine caste une haine sourde contre le vainqueur des Gaules : au mois de décembre 697, Rutilius Lupus, nommé tribun pour l’année suivante, proposa de révoquer les lois de César et de suspendre la distribution des terres de la Campanie[20] ; il se répandit en accusations contre ce général et contre Pompée. Les sénateurs se turent ; Cn. Marcellinus, consul désigné, déclara qu’en l’absence de Pompée on ne pouvait rien décider. D’un autre côté, Racilius, tribun du peuple, se leva pour renouveler les anciens griefs contre Clodius[21]. Afin de déjouer les prétentions de ce dernier, qui aspirait à l’édilité, et qui, une fois nommé, eût été inviolable, les consuls désignés demandèrent qu’il fût procédé à l’élection des juges avant celle des édiles. Caton et Cassius s’y opposèrent. Cicéron saisit avec empressement l’occasion de fulminer contre Clodius ; mais celui-ci, qui était sur ses gardes, se défendit longuement, et, pendant ce temps, ses adhérents, s’attaquant aux gens de Milon, excitèrent un tel tumulte sur les marches du temple de Castor, où le sénat tenait séance, que le Forum devint un nouveau champ de bataille. Les sénateurs s’enfuirent ; tous les projets furent abandonnés[22].
En présence de ces collisions sanglantes, les élections pour l’édilité et la questure n’avaient pu avoir lieu ; d’ailleurs Milon et Sextius empêchaient, par vengeance personnelle, le consul Q. Metellus de convoquer les comices. Dès que le consul indiquait un jour d’assemblée, les deux tribuns déclaraient aussitôt qu’ils observeraient le ciel ; et, de peur que cette cause d’ajournement ne suffît pas, Milon s’établissait de nuit dans le Champ de Mars avec son monde en armes. Metellus essaya de tenir les comices par surprise[23], et se rendit de nuit au Champ de Mars par des rues détournées ; mais il était bien surveillé. Avant d’arriver à la place, il fut rencontré et reconnu par Milon, qui lui signifia, en vertu de sa puissance tribunitienne, l’obnonciation, c’est-à-dire la déclaration d’un empêchement religieux à la réunion des assemblées populaires[24]. C’est ainsi que finit l’année 697.
Pendant ces luttes sans dignité où chaque parti se déshonorait par la violence, César avait, en deux campagnes, sauvé l’Italie de l’invasion des barbares et vaincu les peuples les plus belliqueux de la Gaule. Ainsi, à Rome, la vénalité et l’anarchie ; à l’armée, le dévouement et la gloire. Alors, comme à de certaines époques de notre révolution, on put dire que l’honneur national s’était réfugié sous les drapeaux.
- ↑ Cicéron, Pour Sextius, xxxiii.
- ↑ Cicéron, Discours pour sa maison, xxvii ; — Pour Sextius, xxxiv.
- ↑ Cicéron, Pour Sextius, xxxiv ; — Des Lois, III, xix.
- ↑ Cicéron, Pour Sextius, xxxiv.
- ↑ Cicéron, Pour Sextius, xxxv. — Dion-Cassius, XXXIX, vii. — Plutarque, Pompée, li.
- ↑ Cicéron, Pour Sextius, xxxv ; — Premier discours après son retour, v, vi.
- ↑ Cicéron, Des Devoirs, II, xvii ; — Pour Sextius, xxxix. — Dion-Cassius, XXXIX, viii.
- ↑ Cicéron, Deuxième discours après son retour au sénat, x ; — Discours pour sa maison, xxviii ; — Discours contre Pison, xv.
- ↑ On voit que le pouvoir d’observer le ciel existait encore malgré la loi Clodia.
- ↑ Cicéron, passages cités.
- ↑ Cicéron, Lettres à Atticus, IV, i.
- ↑ Asconius, Commentaire sur le discours de Cicéron pour Milon, p. 48, éd. Orelli.
- ↑ Dion-Cassius, XXXIX, ix. — Plutarque, Pompée, lii.
- ↑ Cicéron, Lettres à Atticus, IV, i. — La proposition de Cicéron fut amplifiée encore par C. Messius, tribun du peuple, qui demandait pour Pompée une flotte, une armée et l’autorisation de disposer des finances.
- ↑ Plutarque, Pompée, lii. — Cicéron, Discours pour sa maison, x.
- ↑ Lettres à Atticus, IV, ii.
- ↑ « J’ajouterai que, dans l’opinion publique, Clodius est regardé comme une victime réservée à Milon. » (Cicéron, Sur la réponse des aruspices, iii). — Ce discours sur la réponse des aruspices est de mai, juin ou juillet 698. Voyez aussi ce qu’il dit dans sa lettre à Atticus, de novembre 697 (Lettres à Atticus, IV, iii.)
- ↑ Plutarque, César, xxiii. — Guerre des Gaules, II, xxxv.
- ↑ « Mais pourquoi, dans cette occasion surtout, s’étonnerait-on de ma conduite ou la blâmerait-on, quand moi-même j’ai déjà plusieurs fois appuyé des propositions qui étaient plus honorables pour César que nécessaires pour l’État ? J’ai voté en sa faveur quinze jours de prières : c’était assez pour la République qu’on décernât à César autant de jours qu’en avait obtenu Marius. Les dieux se seraient contentés, je pense, des mêmes actions de grâces qui leur avaient été rendues dans les guerres les plus importantes. Un si grand nombre de jours n’a donc eu pour objet que d’honorer personnellement César. Dix jours d’actions de grâces furent accordés, pour la première fois, à Pompée, lorsque la guerre de Mithridate eut été terminée par la mort de ce prince. J’étais consul, et, sur mon rapport, le nombre de jours décernés d’habitude aux consulaires fut doublé, après que vous eûtes entendu la lettre de Pompée et reconnu que toutes les guerres étaient terminées sur terre et sur mer. Vous adoptâtes la proposition que je vous fis d’ordonner dix jours de prières. Aujourd’hui j’ai admiré la vertu et la grandeur d’âme de Cn. Pompée, qui, comblé de distinctions telles que personne avant lui n’en avait reçu de semblables, déférait à un autre plus d’honneurs qu’il n’en avait obtenu lui-même. Ainsi donc, ces prières que j’ai votées en faveur de César étaient accordées aux dieux immortels, aux usages de nos ancêtres, aux besoins de l’État ; mais les termes flatteurs du décret, cette distinction nouvelle et le nombre extraordinaire de jours, c’est à la personne même de César qu’ils s’adressaient, et ils étaient un hommage rendu à sa gloire. » (Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, x, xi. — Août, an de Rome 698.)
- ↑ Cicéron, Lettres à Quintus, II, i.
- ↑ Cicéron, Lettres à Quintus, II, i.
- ↑ Cicéron, Lettres à Quintus, II, i.
- ↑ Cicéron, Lettres à Atticus, IV, iii.
- ↑ Cicéron, Lettres à Atticus, IV, ii et iii ; — Lettres à Quintus, II, i.