Histoire de Jules César/Livre III/Chapitre 6
soumission de l’aquitaine.
marche contre les morins et les ménapiens.
I. Pendant que César visitait l’Illyrie et les différentes villes de la Cisalpine, telles que Ravenne et Lucques, la guerre éclata de nouveau dans la Gaule. Voici quelle en fut la cause : le jeune P. Crassus hivernait avec la 7e légion chez les Andes, près de l’Océan. Comme le blé manquait, il envoya plusieurs préfets et tribuns militaires demander des vivres aux peuples voisins. T. Terrasidius fut député chez les Unelles[1], M. Trebius Gallus, chez les Curiosolites, Quintus Velanius avec T. Silius, chez les Vénètes. Ce dernier peuple était le plus puissant de toute la côte par son commerce et par sa marine. Ses nombreux navires lui servaient à trafiquer avec l’île de Bretagne. D’une habileté consommée dans l’art de la navigation, il dominait sur cette partie de l’Océan. Les Vénètes arrêtèrent Silius et Velanius, dans l’espoir d’obtenir en échange la restitution des otages donnés à Crassus. Leur exemple fut bientôt suivi. Les Unelles et les Curiosolites se saisirent, dans le même dessein, de Trebius et de Terrasidius ; ils s’engagèrent avec les Vénètes, par l’organe de leurs chefs, à courir la même fortune, excitèrent les autres peuples maritimes voisins à recouvrer leur liberté, et tous ensemble firent signifier à Crassus de leur renvoyer les otages, s’il voulait que ses tribuns et ses préfets lui fussent rendus.
César, alors très-loin du théâtre de ces événements, les apprit par Crassus. Il ordonna aussitôt de construire des galères sur la Loire, de tirer des rameurs des côtes de la Méditerranée, de se procurer des matelots et des pilotes. Ces mesures promptement exécutées, il se rendit à l’armée dès que la saison le permit. À la nouvelle de son approche, les Vénètes et leurs alliés, se sentant coupables d’avoir jeté dans les fers des envoyés revêtus d’un caractère inviolable, firent des préparatifs proportionnés à la grandeur du péril dont ils se voyaient menacés. Ils s’occupèrent surtout d’armer leurs navires. Leur confiance était entière : ils savaient que les marées intercepteraient les chemins au bord de la mer ; ils comptaient sur la difficulté de la navigation dans ces parages inconnus, où les ports sont peu nombreux, et sur le manque de vivres, qui rendrait impossible aux Romains un long séjour dans leur pays.
Leur détermination prise, ils fortifièrent les oppidums, y transportèrent le blé des campagnes. Persuadés que le pays des Vénètes serait le premier attaqué, ils rassemblèrent tous leurs navires, sans doute dans le vaste estuaire formé par la rivière d’Auray dans la baie de Quiberon. (Voir planche 12.) Ils s’associèrent aux peuples maritimes de la côte, depuis l’embouchure de la Loire jusqu’à celle de l’Escaut[2], et demandèrent des secours à l’île de Bretagne[3].
Malgré les difficultés de cette guerre, César n’hésita pas à l’entreprendre. De graves motifs l’y engageaient : la violation du droit, des gens, la rébellion après la soumission, la coalition de tant de peuples ; avant tout, la crainte que l’impunité ne fût pour d’autres un encouragement. Si l’on en croit Strabon, César, aussi bien que les Vénètes, avait d’autres raisons de désirer cette guerre : d’un côté, ces derniers, en possession du commerce de la Bretagne, soupçonnaient déjà le dessein du général romain de passer dans cette île, et voulaient lui en ôter les moyens ; de l’autre, celui-ci ne pouvait tenter la dangereuse entreprise d’une descente en Angleterre qu’après avoir détruit la flotte des Vénètes, seuls maîtres de l’Océan[4].
II. Quoi qu’il en soit, afin de prévenir de nouveaux soulèvements, César divisa son armée de manière à occuper militairement le pays. Le lieutenant T. Labienus, à la tête d’une partie de la cavalerie, fut envoyé chez les Trévires, avec la mission de visiter les Rèmes et autres peuples de la Belgique, de les maintenir dans le devoir et de s’opposer à ce que les Germains, appelés, disait-on, par les Belges, franchissent le Rhin. P. Crassus fut chargé, avec douze cohortes légionnaires et un corps nombreux de cavalerie, de se rendre dans l’Aquitaine, afin d’empêcher les habitants de cette province de grossir les forces de l’insurrection. Le lieutenant Q. Titurius Sabinus fut détaché avec trois légions pour contenir les Unelles, les Curiosolites et les Lexoviens. Le jeune D. Brutus[5], venu de la Méditerranée avec des galères[6], reçut le commandement de la flotte accrue des navires gaulois empruntés aux Pictons, aux Santons et aux autres peuples soumis. Ses instructions lui enjoignaient de faire voile le plus tôt possible pour le pays des Vénètes. Quant à César, il s’y rendit avec le reste de l’armée de terre.
Les huit légions de l’armée romaine furent donc ainsi réparties : au nord de la Loire, trois légions ; en Aquitaine, avec Crassus, une légion et deux cohortes ; une légion sans doute sur la flotte, et deux légions, plus huit cohortes, avec le général en chef, pour entreprendre la guerre des Vénètes[7].
On peut admettre que César partit des environs de Nantes et se dirigea sur la Roche-Bernard, où il passa la Vilaine. Parvenu dans le pays des Vénètes, il résolut de profiter du temps qui allait s’écouler jusqu’à l’arrivée de sa flotte pour s’emparer des principaux oppidums, lieux de refuge des habitants. La plupart de ces petites forteresses de la côte des Vénètes étaient situées à l’extrémité de langues de terre ou de promontoires ; à marée haute on ne pouvait y parvenir par la terre ferme, à marée basse les abords en étaient inaccessibles aux navires, qui restaient à sec sur les bas-fonds : double obstacle pour un siège.
Les Romains les attaquèrent de la manière suivante : ils construisirent, à marée basse, sur la terre ferme, deux digues parallèles servant en même temps de terrasses (aggere ac molibus) et se dirigeant vers la place. Durant le cours de la construction, l’espace compris entre ces deux digues continuait à être inondé à chaque haute mer ; mais dès qu’on était parvenu à les relier à l’oppidum, cet espace, où les eaux ne pouvaient plus pénétrer, restait définitivement à sec et présentait alors aux assiégeants une sorte de place d’armes utile pour l’attaque[8].
À l’aide de ces longs et pénibles travaux, qui élevaient les digues à la hauteur des murailles, les Romains réussirent à s’emparer de plusieurs oppidums. Mais tant de fatigues étaient en pure perte ; car, aussitôt que les Vénètes croyaient leur sûreté compromise, ils évacuaient la place, s’embarquaient avec tous leurs biens sur leurs nombreux vaisseaux et se retiraient dans les oppidums voisins, dont la situation leur offrait les mêmes avantages pour une résistance nouvelle.
La plus grande partie de la belle saison s’était ainsi écoulée. César, comprenant alors que le secours de ses navires lui était indispensable, résolut de suspendre, jusqu’à l’arrivée de sa flotte, ces opérations de guerre pénibles et infructueuses, et, pour être à portée de la recevoir, il s’établit au sud de la baie de Quiberon, près de la côte, sur les hauteurs de Saint-Gildas. (Voir planche 12.)
Les vaisseaux de la flotte, retenus par des vents contraires, n’avaient pas encore pu sortir de l’embouchure de la Loire. Comme les Vénètes l’avaient prévu, ils naviguaient avec peine sur cette vaste mer, sujette à de hautes marées et presque entièrement dépourvue de ports. L’inexpérience des matelots et la forme même des navires ajoutaient aux difficultés.
Les vaisseaux ennemis, au contraire, étaient faits et armés de manière à lutter contre tous les obstacles ; plus plats que ceux des Romains, ils avaient moins à redouter les bas-fonds et la marée basse. Construits en chêne, ils étaient à l’épreuve des chocs les plus violents ; l’avant et l’arrière, très-élevés, leur permettaient d’affronter les plus fortes lames. Les baux (transtra), faits de poutres d'un pied d'épaisseur, étaient fixés avec des clous en fer de la grosseur d’un pouce ; et les ancres étaient retenues par des chaînes de fer, au lieu de câbles ; des peaux molles, très-amincies, servaient de voiles, soit que ces peuples manquassent de lin ou en ignorassent l’usage, soit plutôt qu’ils regardassent la toile comme insuffisante pour supporter, avec des navires si pesants, l’impétuosité des vents de l’Océan. Les navires romains ne l’emportaient que par l’agilité et l’impulsion des rames. Pour tout le reste, ceux des Vénètes étaient mieux appropriés à la nature des lieux et à la grosse mer. Par la solidité de leur construction, ils résistaient aux éperons, et par leur hauteur ils étaient à l’abri des traits et difficilement saisissables aux grappins (copulæ)[9].
III. La flotte romaine, grâce à un vent d’est ou de nord-est, put enfin mettre à la voile[10]. Elle déboucha de la Loire et se dirigea vers la baie de Quiberon et la pointe Saint-Jacques. (Voir planche 12.) Dès que les Vénètes l’aperçurent, ils firent sortir du port formé par la rivière d’Auray deux cent vingt navires bien armés et bien équipés, qui s’avancèrent à sa rencontre. Pendant ce temps, la flotte romaine parvint à la pointe Saint-Jacques, où elle se rangea en ordre de combat près du rivage. Celle des Vénètes se plaça en face d’elle. La bataille s’engagea sous les yeux mêmes de César et de ses troupes, qui occupaient les hauteurs de la côte.
C’était la première fois qu’une flotte romaine paraissait sur l’Océan. Tout contribua à déconcerter Brutus, ainsi que les tribuns des soldats et les centurions qui commandaient chaque vaisseau : l’impuissance des éperons contre les navires gaulois, la hauteur des poupes ennemies, qui dominaient même les tours élevées des vaisseaux romains, enfin l’inefficacité des traits lancés de bas en haut. Les chefs militaires hésitaient et avaient déjà éprouvé quelques pertes[11], lorsque, pour remédier à l’infériorité de leurs navires, ils imaginèrent un moyen ayant quelque analogie avec celui auquel Duillius fut redevable de sa victoire sur les Carthaginois, en 492 : ils essayèrent de désemparer ces bâtiments gaulois à l’aide de gaffes (falces) semblables à celles dont on se servait dans l’attaque des places (non absimili forma muralium falcium)[12]. La falx était un fer à pointe et à crochet aiguisé et emmanché à de longues poutrelles qui, suspendues aux mâts par des cordages, recevaient une impulsion semblable à celle du bélier. Un ou plusieurs navires s’approchaient d’un bâtiment gaulois, et, quand leur équipage était parvenu à accrocher avec ces gaffes les cordages qui attachaient les vergues à la mâture, les matelots faisaient force de rames pour s’éloigner, de manière à rompre ou à couper les cordages. Les vergues tombaient ; le vaisseau désemparé était aussitôt entouré par les Romains, qui montaient à l’abordage : alors tout dépendait de la valeur seule. Cette manœuvre eut un plein succès. Les soldats de la flotte, sachant qu’aucun trait de courage ne pouvait rester inaperçu de César et des troupes de terre, rivalisèrent de zèle, et s’emparèrent de plusieurs bâtiments ennemis. Les Gaulois songèrent à chercher leur salut dans la fuite. Déjà ils avaient tourné leurs navires au vent, lorsque tout à coup survint un calme plat. Cet incident imprévu décida la victoire. Mis dans l’impossibilité de se mouvoir, les lourds, vaisseaux gaulois furent capturés l’un après l’autre ; un très-petit nombre put regagner la côte à la faveur de la nuit.
La bataille, commencée vers dix heures du matin, avait duré jusqu’au coucher du soleil. Elle termina la guerre des Vénètes et des peuples maritimes de l’Océan. Ils y perdirent d’un seul coup toute leur jeunesse, tous leurs principaux citoyens, toute leur flotte ; sans refuge, sans moyens de défendre plus longtemps leurs oppidums, ils se rendirent corps et biens. César, voulant obliger les Gaulois à respecter désormais le droit des gens, fit mettre à mort tout le sénat et vendre à l’encan le reste des habitants.
Ce châtiment cruel lui a été justement reproché ; cependant ce grand homme donna si souvent des preuves de sa clémence envers les vaincus, qu’il dut céder à des raisons politiques bien puissantes pour ordonner une exécution si contraire à ses habitudes et à son caractère. D’ailleurs c’était un triste effet de la guerre d’exposer sans cesse les chefs des États gaulois aux ressentiments des vainqueurs et aux colères de la foule. Tandis que le général romain punissait le sénat des Vénètes de sa défection et de sa résistance opiniâtre, les Aulerques-Éburovices et les Lexoviens égorgeaient le leur, qui voulait les empêcher de se joindre à l’insurrection[13].
IV. En même temps que ces événements se passaient chez les Vénètes, Q. Titurius Sabinus remportait une victoire décisive sur les Unelles. À la tête de cette nation et des autres États révoltés était Viridovix, auquel s’étaient joints, depuis quelques jours, les Aulerques-Éburovices et les Lexoviens. Ses troupes s’étaient grossies d’une multitude d’hommes sans aveu accourus de tous les points de la Gaule, dans l’espoir du pillage. Sabinus, parti, croyons-nous, des environs d’Angers avec ses trois légions, arriva dans le pays des Unelles et y choisit, pour camper, une position avantageuse sous tous les rapports. Il s’établit sur une colline appartenant à la ligne des hauteurs qui séparent le bassin de la Sée de celui de la Célune, là où se voient aujourd’hui les vestiges d’un camp dit du Chastellier[14]. (Voir planche 13). Cette colline est défendue, à l’ouest, par des escarpements ; au nord, le terrain descend, à partir de son sommet, par une pente douce d’environ 1 000 pas (1 500 mètres) jusqu’aux bords de la Sée. Viridovix vint prendre position en face du camp romain, à deux milles de distance, sur les hauteurs de la rive droite du cours d’eau ; chaque jour il déployait ses troupes, et présentait inutilement la bataille. Sabinus restant prudemment renfermé dans son camp, son inaction lui avait attiré les sarcasmes de ses soldats et à tel point le mépris des ennemis que ceux-ci s’avançaient jusqu’au pied des retranchements. Il estimait qu’en face de troupes si nombreuses, un lieutenant ne devait pas, en l’absence de son général en chef, livrer bataille, à moins d’avoir pour soi toutes les chances de succès. Mais, non content d’avoir convaincu les ennemis de son impuissance, il voulut encore oser d’un stratagème ; il décida un gaulois adroit et rusé à se rendre auprès de Viridovix en se faisant passer pour déserteur, et à répandre le bruit que les Romains, la nuit suivante, quitteraient secrètement leur camp afin d’aller au secours de César. À cette nouvelle, les barbares s’écrient qu’il faut saisir une occasion favorable de marcher contre les Romains, et n’en laisser échapper aucun. Pleins d’ardeur, ils contraignent Viridovix à donner l’ordre de prendre les armes ; déjà sûrs de la victoire, ils se chargent de branches et de broussailles pour combler les fossés, et s’élancent à l’assaut, des retranchements. Dans l’espoir de ne pas laisser aux Romains le temps de se rassembler et de s’armer, ils s’y portent, d’une course rapide et arrivent hors d’haleine ; mais Sabinus se tenait sur ses gardes ; au moment opportun il commande de faire une brusque sortie par deux portes, et de tomber sur les ennemis embarrassés de leurs fardeaux. L’avantage du lieu, l’inhabileté et la fatigue des Gaulois, la valeur des Romains, tout contribua au succès. Les barbares, poursuivis par la cavalerie, furent taillés en pièces. Les peuples voisins se soumirent aussitôt.
César et Sabinus apprirent en même temps, l’un la victoire sur les Unelles, l’autre l’issue du combat contre les Vénètes[15].
V. Presque à la même époque P. Crassus, détaché, comme on l’a vu, avec douze cohortes et un corps de cavalerie, arriva en Aquitaine, qui, d’après les Commentaires, formait la troisième partie de la Gaule[16]. Il crut ne pas pouvoir déployer trop de prudence dans un pays où, peu d’années auparavant, le lieutenant L. Valerius Præconinus avait perdu son armée et la vie, et le proconsul L. Mallius subi un grand échec. Après avoir pourvu aux vivres, réuni des auxiliaires et choisi nominativement les hommes les plus courageux de Toulouse et de Narbonne, il fit entrer son armée sur les terres des Sotiates, qui, très-nombreux, et forts surtout en excellente cavalerie, attaquèrent l’armée romaine pendant sa marche. Leurs cavaliers furent d’abord repoussés et poursuivis ; mais, démasquant tout à coup leur infanterie embusquée dans un défilé (in convalle), ils chargèrent les Romains dispersés, et le combat recommença avec acharnement.
Fiers de leurs anciennes victoires, les Sotiates croyaient par leur valeur sauver l’Aquitaine ; de leur côté, les troupes de Crassus voulaient montrer ce qu’elles pouvaient faire sous un jeune chef, éloignées de leur général et des autres légions. Enfin, la victoire resta aux Romains. Crassus poursuivit sa marche, et, arrivé devant l’oppidum des Sotiates (ville de Sos), tenta de l’enlever par un coup de main ; mais la résistance énergique qui lui fut opposée le força de recourir aux galeries couvertes et aux tours. Les ennemis tantôt faisaient des sorties, tantôt creusaient des galeries souterraines poussées jusque sous les ouvrages des assiégeants (travail familier aux Aquitains, à cause des nombreuses mines qu’ils exploitaient) ; toutefois, leurs efforts échouant contre l’activité des soldats romains, ils demandèrent à se rendre. Crassus accepta leur soumission, et les Sotiates livrèrent leurs armes. Sur ces entrefaites, Adiatunnus[17], chef suprême du pays, suivi de six cents hommes éprouvés, appelés soldures, tenta une sortie d’un autre côté de la ville. Aux clameurs qui s’élevèrent, les Romains coururent aux armes ; et, après une lutte des plus vives, ils le rejetèrent dans l’oppidum ; cependant Crassus lui accorda les mêmes conditions qu’aux autres.
Les armes et les otages reçus, Crassus partit pour le pays des Vasates et des Tarusates. Mais les barbares, loin de se décourager de la chute si prompte d’un oppidum fortifié par la nature et par l’art, se liguent entre eux, lèvent des troupes et demandent aux peuples de l’Espagne citérieure limitrophe de l’Aquitaine, des secours et des chefs. Anciens compagnons d’armes de Q. Sertorius, ces chefs jouissaient d’une grande réputation militaire, et, dans leurs dispositions comme dans la manière de fortifier leurs camps, imitaient les Romains. Crassus avait trop peu de troupes pour les étendre au loin ; tandis que les ennemis lançaient de tous côtés des détachements qui interceptaient les vivres. Enfin, leur nombre augmentant de jour en jour, il comprit que la bataille ne devait plus être différée. Le conseil assemblé fut de son avis, et le combat fixé au lendemain.
Au point du jour, les troupes romaines sortirent du camp et se formèrent sur deux lignes, avec les auxiliaires au centre ; dans cette position, elles attendirent les barbares. Ceux-ci, confiants dans leur nombre, pleins du souvenir de leur ancienne gloire, pensaient avoir facilement raison de la faible armée romaine. Ils trouvèrent cependant plus prudent d’obtenir, la victoire sans coup férir, persuadés qu’en interceptant les approvisionnements de Crassus ils le forceraient à la retraite et l’attaqueraient avec avantage dans les embarras de sa marche. Renfermés dans leur camp, ils le laissèrent donc ranger ses troupes et offrir la bataille. Mais cette temporisation calculée, qui avait toute l’apparence de la crainte, alluma, au contraire, l’ardeur des Romains : ils demandèrent à grands cris à marcher sans retard contre l’ennemi. Crassus cède à leur impatience et les conduit en avant. Les uns remplissent le fossé, les autres chassent par une grêle de traits les barbares debout sur le rempart. Les auxiliaires, sur lesquels on ne pouvait guère compter pour l’action, rendent néanmoins d’utiles services : ils passent les pierres et les traits, ou portent des mottes de gazon pour combler le fossé. Cependant l’ennemi résistait avec opiniâtreté, lorsque des cavaliers vinrent informer Crassus que, du côté de la porte Décumane, le camp n’était pas aussi bien fortifié et que l’accès en était facile[18]. Il recommande alors aux préfets de la cavalerie d’exciter l’ardeur de leurs soldats par l’espoir des récompenses, leur ordonne de prendre les cohortes qui, laissées à la garde du camp, n’avaient pas encore combattu, et de les mener par un long détour au lieu indiqué comme étant le moins défendu. Tandis que les barbares sont uniquement préoccupés de l’attaque principale, ces cohortes se précipitent dans le camp ; à la clameur qui s’élève, les assaillants, conduits par Crassus, redoublent d’efforts. Les barbares, enveloppés de toutes parts, perdent courage, s’élancent hors des retranchements et cherchent leur salut dans la fuite. La cavalerie les atteignit en rase campagne, et, de cinquante mille Aquitains ou Cantabres, un quart à peine lui échappa ; elle ne regagna le camp que fort avant dans la nuit.
À la nouvelle de cette victoire, la plus grande partie des peuples de l’Aquitaine[19] se rendirent à Crassus et lui envoyèrent spontanément des otages ; quelques-uns cependant, plus éloignés et comptant sur la saison avancée, ne voulurent pas faire leur soumission[20].
VI. Vers le même temps César, malgré la fin prochaine de la belle saison, marcha contre les Morins et les Ménapiens, qui seuls, après l’entière pacification de la Gaule, restaient en armes et ne lui avaient pas envoyé de députés. Ces peuples n’avaient pas de villes ; ils demeuraient dans des cavernes[21] ou sous la tente[22]. Instruits par l’exemple de leurs voisins, ils se gardèrent de livrer des batailles rangées, et se retirèrent au milieu des bois et des marais. César, arrivé dans leur pays, fut surpris par eux au moment où il commençait à fortifier son camp. Il les rejeta dans les bois, non sans éprouver quelques pertes ; puis, pour se frayer un chemin spacieux dans la forêt devenue leur asile, il fit abattre les arbres qui se trouvaient entre lui et l’ennemi, et, les entassant à droite et à gauche, il en forma deux remparts qui le garantissaient des attaques de flanc. Ce travail fut achevé en peu de jours sur une grande étendue, avec une incroyable célérité. Déjà César était parvenu à atteindre le refuge des Morins et des Ménapiens, qui s’enfonçaient de plus en plus dans l’épaisseur des forêts ; déjà il s’était emparé de leurs troupeaux et des bagages demeurés en arrière, lorsque des pluies torrentielles, ne permettant plus de tenir les soldats sous la tente, l’obligèrent à se retirer[23]. Il ravagea le pays, brûla les habitations et ramena l’armée, qu’il mit en quartiers d’hiver (entre la Seine et la Loire) chez les Aulerques, les Lexoviens et les autres peuples récemment vaincus[24].
VII. La guerre de 698, dirigée presque exclusivement contre les peuples des côtes de l’Océan, démontre clairement que dès cette époque César avait l’intention de faire une expédition dans l’île de Bretagne, car non-seulement il détruit l’unique flotte importante qui puisse lui être opposée, celle des Vénètes, mais il subjugue par lui-même, ou par ses lieutenants, toutes les contrées qui s’étendent depuis Bayonne jusqu’à l’embouchure de l’Escaut.
Il est à remarquer combien les Romains étaient supérieurs aux barbares par la discipline, la tactique et l’art des sièges ; avec quelle facilité ils élevaient des terrasses, des digues, ou abattaient promptement une forêt pour s’y frayer un passage. Certes, c’est au génie de César que revient la gloire de ces éclatants succès ; mais il faut aussi reconnaître qu’il avait sous ses ordres la meilleure armée du monde et les hommes les plus expérimentés dans le métier de guerre. Parmi ceux-ci étaient les chefs préposés aux machines et aux travaux de siège, nommés præfecti fabrum. Ils lui rendirent les plus signalés services. On cite L. Cornelius Balbus[25], qui prépara le matériel de son armée pendant son consulat, et Mamurra[26], qui, malgré le mal qu’en dit Catulle dans ses satires, fit preuve de grand talent pendant la guerre des Gaules.
- ↑ Des manuscrits portent Esuvios, mais nous adoptons Unellos, parce que la position géographique du pays des Unelles répond mieux au récit de la campagne.
- ↑ Ils s’associèrent aux Osismes (peuple du département du Finistère), aux Lexoviens (département du Calvados), aux Namnètes (Loire-Inférieure), aux Ambiliates (sur le rive gauche de la Loire, au sud d’Angers), aux Morins (Boulonnais et évêché de Saint-Omer), aux Diablintes (département de la Mayenne), aux Ménapiens (entre le Rhin et les bouches de l’Escaut). (Guerre des Gaules, III, ix.)
- ↑ Orose (VI, viii) confirme ce fait rapporté dans les Commentaires. (Guerre des Gaules, III, ix et x.)
- ↑ « Les Vénètes combattirent sur mer contre César ; ils avaient fait leurs dispositions pour l’empêcher de passer dans l’île de Bretagne, parce qu’ils étaient en possession du commerce de ce pays. » (Strabon, IV, p. 169, éd. Didot.)
- ↑ Il ne faut pas le confondre avec M. Junius Brutus, le meurtrier de César. Decimus Junius Brutus était fils adoptif de A. Postumius Albinus. (Voir Drumann, IV, 9, et Appendice D.)
- ↑ Dion-Cassius, XXXIX, xl.
- ↑ Nous supposons dans cette énumération que la léion de Galba, cantonnée l’hiver précédent chez les Allobroges, avait rejoint l’armée.
- ↑ J’emprunte cette interprétation des travaux des Romains au livre si instructif du général Gœler.
- ↑ Guerre des Gaules, III, xiii. — Strabon, IV, p. 162.
- ↑ La flotte des Vénètes, supérieure à celle des Romains par le nombre, par la grandeur des bâtiments, par le gréement et la voilure, a dû, en sortant de la rivière d’Auray par le goulet du Morbihan, venir au-devant de Brutus pour le combattre, et non l’attendre au fond d’une baie, où elle n’avait plus de retraite possible. C’est ce qui résulte du récit de César : Ex portu profectæ, nostris adversæ constiterunt. D’après le mémoire de M. le comte de Grand-pré, capitaine de vaisseau, inséré au Recueil de la Société des antiquaires de France, t. II, 1820, le vent devait être est ou nord-est, car on se trouvait vers la fin de l’été. Il paraît que ces vents règnent ordinairement à cette époque, et, lorsqu’ils ont soufflé le matin, il y a calme plat vers le milieu du jour ; c’est ce qui arriva lors de ce combat : le calme survint peut-être vers midi. Il fallait, d’ailleurs, que les vents fussent entre le nord et l’est pour permettre, d’un côté, à la flotte romaine de sortir de la Loire et de faire voile vers la pointe Saint-Jacques, et, de l’autre, à la flotte des Vénètes, de quitter la rivière d’Auray. Ces derniers, dans cette position, pouvaient, en cas d’échec, se réfugier dans la baie de Quiberon ou prendre la fuite vers la haute mer, où les Romains n’auraient pas osé les suivre.
Avec des vents soufflant d’aval, n’importe de quel point, les Romains ne pouvaient venir chercher leurs ennemis, ni ces derniers se porter à leur rencontre. En supposant que, dans une marée, la flotte romaine fût arrivée jusqu’à l’embouchure de la Loire vers cinq heures du matin, elle pouvait se trouver vers dix heures, moment où commença le combat, entre Haedik et Sarzeau. En supposant de même que, dès cinq heures du matin, on ait signalé aux Vénètes l’approche de la flotte romaine, ils ont pu, en cinq heures, sortir de la rivière d’Auray, défiler par le goulet du Morbihan, se rallier et marcher en bataille à la rencontre des Romains, dans les parages désignés ci-dessus.
Quant à l’endroit où campait César, il est très-probable, comme nous l’avons dit, que ce fut sur les hauteurs de Saint-Gildas ; car de là il voyait les dispositions de l’ennemi, apercevait de loin l’arrivée de sa flotte ; en cas d’échec, les vaisseaux romains trouvaient, sous sa protection, un asile dans la Vilaine. Ainsi, il avait ses derrières assurés, s’appuyait sur les villes de la côte qu’il avait prises, pouvait rappeler, s’il le fallait, Titurius Sabinus, et, enfin, passer la Vilaine pour mettre cette rivière entre lui et ses ennemis. Placé, au contraire, de l’autre côté de la baie de Quiberon, il aurait été enfermé dans un pays ennemi, et n’aurait eu aucun des avantages que lui offrait la position de Saint-Gildas.
- ↑ Dion-Cassius, XXXIX, xli.
- ↑ On voit en effet, dans Végèce, que le mot falx s’appliquait à la tête d’un bélier armé d’une pointe et d’un crochet pour détacher les pierres des murs. « Quæ (trabs) aut adunco præfigitur ferro et falx vocatur ab eo quod incurva est, ut de muro estrahat lapides. » (Végèce, IV, xiv.)
- ↑ Guerre des Gaules, III, xvii.
- ↑ Cette position est à 7 kilomètres à l’est d’Avranches. Les vestiges encore visibles du Chastellier sont probablement ceux d’un camp fait à une époque postérieure à la guerre des Gaules, mais nous pensons que Sabinus avait établi le sien sur ce même emplacement.
- ↑ Guerre des Gaules, III, xix.
- ↑ César, après avoir dit, dans le premier livre des Commentaires, que l’Aquitaine était une des trois parties de la Gaule, avance ici qu’elle en forme le tiers par son étendue et sa population ; ce qui est inexact.
- ↑ Nicolas de Damas (dans Athénée, Banquet des Sophistes, VI, 249) écrit ainsi le nom du roi Adiatomus, et ajoute que les soldurii étaient vêtus d’habits royaux.
- ↑ Ce combat a cela de remarquable, que c’est le seul de toute la guerre des Gaules où les Romains attaquent un camp gaulois fortifié.
- ↑ De ce nombre étaient les Tarbelles, les Bigerrions, les Ptianes, Vasates, Tarusates, Élusates, Gaites, Ausques, Garumniens, Sibuzates et Cocosates.
- ↑ Guerre des Gaules, III, xxvii.
- ↑ Pline, Histoire naturelle, III, x, 6.
- ↑ Dion-Cassius, XXXIX, xliv.
- ↑ César n’a jamais soumis entièrement le nord-ouest de la Gaule (voir Salluste, cité par Ammien Marcellin, XV, xii.) Encore, sous le règne d’Auguste, en 724 et 726, on a triomphé sur les Morins.
- ↑ Guerre des Gaules, III, xxix.
- ↑ « In prætura, in consulatu præfectum fabrum detulit. » (Cicéron, Discours pour Balbus, xxviii).
- ↑ Mamurra, chevalier romain, né à Formies. (Pline, Histoire naturelle, XXXVI, vii.)