Histoire de Jonvelle/Seconde époque/Chapitre IV

CHAPITRE IV

QUATRIÈME MAISON DE JONVELLE - BRANCHE DE CHAUVIREY

Catherine, Jean et Philippe - Charte de l’abbaye de Saint-Vincent - Affranchissement de Jonvelle et de sa seigneurie - Guerres du quatorzième siècle ; ravages des Grandes Compagnies - Jean de Bourgogne - La comtesse Marguerite – Guillemette de Charny, dame de Jonvelle - Le fief est confisqué - Violences exercées par Thomas de la Rochelle - La terre de Jonvelle donnée à Guy De La Trémouille.

(1300 – 1378)

Par la mort de ses deux frères, Catherine, l’aînée des filles de Guy III, se vit titulaire de la seigneurie de Jonvelle. Elle la porta par mariage à Jean de Chauvirey, dont elle eut un fils, nommé Philippe. Devenue veuve, elle épousa le fameux Jean de Vienne, son cousin, le même qui, en 1346 et 1347, gouverna et défendit en héros la place de Calais, assiégée par Édouard, roi d’Angleterre. Épuisé par la maladie et la faim, hors d’état de marcher, il parcourait la ville sur une petite haquenée, soutenant seul tous les courages. Après quatorze mois de résistance, il fallut enfin céder devant l’abandon, la force, la famine et le désespoir, et la capitulation fut demandée. Grâce au dévouement d’Eustache de Saint-Pierre, le sang ne coula point à l’entrée d’Édouard dans Calais ; mais le gouverneur fut conduit prisonnier à Londres, également admiré de l’Angleterre et de la France. Puis, rendu à la liberté, il continua de servir son pays, au nom du duc de Bourgogne, et mourut à Paris le 4 août 1351[1].

De son second mariage, Catherine de Jonvelle n’eut qu’une fille, du nom de Jeanne, qui épousa Guillaume de Granson-Sainte-Croix.

Philippe, fils et héritier de Jean de Jonvelle, avait épousé Guillemette de Charny. Après la mort du père, les religieux de Saint-Vincent de Besançon sentirent le besoin de faire assurer par le successeur la jouissance tranquille de tout ce qu’ils possédaient dans la seigneurie de Jonvelle. La charte fut rédigée par l’officialité de la cour archiépiscopale et revêtue des formes les plus solennelles de ce temps (12 décembre 1329)[2]. Philippe promit que le monastère ne serait point troublé dans ses droits, ni par lui-même ni par les siens. Pour sûreté de ses serments, prêtés pour lui et ses hoirs, il se soumet avec eux à la peine de l’excommunication, et il engage tous ses biens, meubles et immeubles, présents et à venir, à l’abbé Guillaume de Quingey et à ses successeurs, avec droit de les vendre et de les aliéner. Un acte de confirmation si extraordinaire, qui fondait la paisible possession des religieux sur des engagements aussi étranges, ne peut s’expliquer que par les envahissements et les brigandages exercés sur les domaines de l’abbaye, pendant les guerres presque continuelles des années précédentes. Ces injustices furent sans doute réparées par Philippe, ou avant lui par ses parents, et ce généreux abandon, qui le mettait comme à la merci de l’abbé, n’aurait été qu’une garantie contre les torts à venir. Au reste, ces concessions lui furent payées soixante livres comptant, de bonne monnaie, à deux deniers l’engrogne du roi.

A part cet acte, les documents historiques sont muets sur Philippe de Jonvelle, jusqu’en 1354. Mais cette date est importante dans notre histoire ; car c’est celle de la charte des franchises accordées par le seigneur aux sujets de sa terre, en particulier à la ville de Jonvelle. Pour en bien comprendre le sens et la portée, il est nécessaire d’entrer préalablement dans quelques appréciations sur la véritable situation civile des classes inférieures, pendant le règne de la féodalité[3].

Il est faux, comme l’ont prétendu quelques historiens et même des jurisconsultes, que les vainqueurs aient réduit en servitude tous les naturels du pays, et que la conquête des Gaules ait eu pour résultat de partager la France en deux classes, celle des Francs, seigneurs et gentilshommes, et celle des gallo-romains, leurs esclaves ; en un mot, que le règne féodal ait été la suite immédiate de l’invasion. A la vérité, les rois mérovingiens, que la conquête avait rendus maîtres des domaines considérables autrefois possédés par le fisc romain, furent obligés d’en abandonner une partie à leurs officiers, à titre de récompense, ainsi que les empereurs romains l’avaient pratiqué. Mais ces bénéfices demeurèrent longtemps amovibles, aussi bien que les charges ; et il faut descendre jusqu’au règne de Charles le Chauve, pour voir commencer l’hérédité de l’un et de l’autre, arrachée à la faiblesse et à l’incapacité de ce monarque, par la nécessité de ménager et de satisfaire l’ambition et la cupidité d’hommes puissants dont il avait tout à espérer et tout à craindre.

Au reste, les domaines concédés étaient alors dans l’état le plus déplorable. Pour la plus grande partie, ils étaient restés sans culture, faute de bras ; tant les guerres, les invasions et surtout l’oppression avaient dépeuplé le pays. Ils présentaient l’aspect de vastes déserts, de forêts impénétrables, de lacs et de marais, le tout percé çà et là de quelques voies militaires, que protégeaient des camps ou retranchements de défense. Pour tirer parti de ces vastes terrains les concessionnaires eurent donc à opérer le défrichement, et par conséquent il fallut y attirer des colons, leur accorder des usages communs et leur céder le domaine utile des terres, moyennant de légères prestations en reconnaissance du domaine direct. De là, il n’en faut pas douter, sont sorties la plupart de nos communes actuelles.

Mais il en a été de la féodalité comme des autres institutions humaines : toutes finissent par dégénérer. Sous les descendants de Charlemagne, la faiblesse et l’inertie minèrent successivement un édifice que le génie de ce grand prince semblait avoir rendu inébranlable. L’ambition des vassaux de la couronne prenant chaque jour plus d’accroissement, bientôt leur pouvoir est sans bornes et le faible sans appui contre leur oppression. La féodalité n’a plus de frein : c’est une anarchie qui corrompt et bouleverse tout. Chacun s’arroge le droit de guerre ; le seigneur s’arme contre le seigneur, les villes contre les villes, une abbaye contre une abbaye ; l’esprit d’indépendance est général ; la royauté elle-même n’est plus qu’un vain titre, une magistrature impuissante. C’est dans cette période des dixième et onzième siècles, appelés justement siècles de fer et de barbarie, que fut pratiquée l’oppression des classes ouvrières et indigentes et même des menus propriétaires, par la caste des seigneurs féodaux. Ils firent de leurs vilains de véritables esclaves[4], attachés à la glèbe, ne s’appartenant pas plus que ceux des Grecs et des Romains, et sur lesquels ils avaient fait prévaloir, comme un droit coutumier, tous les genres de vexations, d’arbitraire et de despotisme. Qu’on en juge par les lettres d’affranchissement données aux treizième, quatorzième et quinzième siècles : malgré les droits étranges qu’elles conservaient aux seigneurs, elles furent cependant bénies par les sujets, comme un bienfait signalé et comme une heureuse émancipation. Sous quelle oppression gémissaient-ils donc auparavant ? Mais cet esprit cupide et tyrannique avait reçu sa principale influence des maximes despotiques du droit romain, qui gouverna la Gaule nouvelle pendant plusieurs siècles. Heureusement la religion, qui avait procuré l’abolition de l’esclavage ancien, en apprenant aux hommes qu’ils sont tous frères, put adoucir plus d’une fois les rigueurs de l’esclavage féodal. Toutefois les sentiments de mansuétude et d’humanité qu’elle inspire n’eussent pas suffi, de longtemps, à procurer aux peuples l’établissement des communes avec un peu de liberté. Si les nobles n’avaient pas fini par comprendre que les affranchissements, condition nécessaire d’accroissement et de prospérité pour les populations, devenaient par là un profit assuré pour le seigneur comme pour le sujet (presque toutes les chartes d’affranchissement préposent ce remarquable considérant), et s’ils n’avaient eu besoin d’acheter ainsi la puissante assistance des milices bourgeoises pour leurs guerres incessantes. Les rois de France, comme Louis le Gros et ses successeurs, qui sentirent ce besoin avant tous les autres, donnèrent aux premiers vassaux l’exemple des concessions ; et par cette générosité intéressée, les grandes villes d’abord eurent leurs communes et leurs franchises. Dans le comté de Bourgogne, l’impulsion de cette politique heureuse et pleine d’humanité fut donnée par les illustres familles de Chalon et de Vienne.

Ce fut à l’exemple de ces hauts et puissants barons, ses alliés pour la plupart, que Philippe de Jonvelle voulut aussi gratifier sa ville d’une charte de franchises, qui du reste ne fut que la confirmation et l’extension de libertés municipales déjà préexistantes et anciennes. En son nom et en celui de ses héritiers, il déclare affranchir de toutes tailles, débits et servitudes quelconques, la ville, le finage et les habitants de Jonvelle, pour le temps présent et à venir. Cet affranchissement est expliqué et modifié comme il suit :

Tout propriétaire ou marchand, ayant feu et ménage, doit annuellement au seigneur dix sous estevenants, payables par moitié dans les semaines de Pâques et de la saint Remi, sous peine de douze deniers d’amende pour chaque jour de délai. Les journaliers et les veuves ne sont imposés que pour la moitié de cette taxe.

Si le seigneur est armé chevalier, les habitants lui doivent cent vingt livres de joyeuse congratulations ; autant, s’il marie sa fille ou sa sœur, mais seulement pour un premier mariage ; autant, s’il achète en une fois quatre cents livrées de terre.

En cas de guerre particulière au dehors, ils doivent un char à trois chevaux ronssins (chevaux de trait), et deux chars si le seigneur est obligé de se mettre en campagne pour le service du souverain, le comte de Bourgogne. Il préviendra huit jours à l’avance ; les chevaux seront à ses dépens jusqu’au retour.

Comme du passé, il demeure juge de toutes les causes, tant civiles que criminelles. Les faits de meurtre ou de vol seront punis à discrétion. D’autres délits, comme bris de clôture, tapage nocturne, rupture de ban, violation de scellés, détournement frauduleux de biens saisis, vols commis sur les foires et marchés, vente à faux poids ou fausse mesure, désobéissance au seigneur, au bailli, au châtelain, au prévôt ou sergent, seront dûment constatés et punis de soixante sous d’amende, au profit du seigneur[5].

Il conserve en tout le droit de justice haute, basse et moyenne, c’est-à-dire de totale justice[6].

Les habitants ne pourront dépendre d’aucun seigneur forain. S’ils quittent la seigneurie au préjudice du maître, tous leurs biens seront confisqués à son profit, excepté le seul cas du service pour le comte.

Ils ne pourront former bourgeoisie, ou garde urbaine, que selon le bon plaisir du seigneur. Celui-ci conserve tous les droits anciens de cens, éminage, banvin et autres ventes[7].

Les habitants ne se serviront que de ses moulins, fours et pressoirs, sous peine de cinq sous d’amende, sans compter la redevance ordinaire. Celui qui serait allé ailleurs par la faute des fermiers, serait excusable, mais seulement sur la foi de son serment et d’un témoin. Ils paieront une écuelle par penal, et cette écuelle, tenant le vingt-quatrième du penal, sera attachée à la trémie ; ils paieront également au four un vingt-quatrième de pâte, sans compter les peines du portaige et rapportaige à payer au fournier.

Ils sont chargés d’entretenir les murs, clôtures et fossés de la ville, et d’y faire le guet et garde. Le bois des cloisons sera pris dans les forêts seigneuriales, sans qu’on puisse en couper pour un autre besoin.

En cas de guerre, dix ou douze prudhommes de la ville garderont le château.

Les habitants doivent au seigneur le service militaire à pied et à cheval.

Si quelques-uns d’entre eux se sont engagés pour un duel (en présentant ou en acceptant le gage de bataille, comme de jeter ou de relever le gantelet), ils pourront se dégager avant la prise d’armes et faire accord, moyennant soixante sous d’amende. Elle sera de cent sous, si les champions sont entrés en lice, et de dix livres après la première passe d’armes, appelée le coup du roi, avec frais et dépens au profit du seigneur et de son conseil. Si le combat se poursuit jusqu’à la fin, on statuera sur le vaincu d’après le droit coutumier.

Chaque feu ou ménage doit la corvée de faucille aux moissons de blé et d’avoine, celle de fourche et de rateau pour les foins. Si elles ne sont pas fournies, elles seront payées chacune six deniers estevenants. Sont exemptés de la corvée : 1° ceux qui la doivent au prieuré ; 2° ceux qui équipent des chevaux pour la milice, ou qui les montent ; 3° ceux qui devront fournir charrois et charrues ; 4° les arbalétriers.

Chaque feu doit également un vendangeur, pour la récolte des vignes de Jonvelle.

Toute charrue fera trois corvées annuelles pour le bouverot du seigneur, la première au tramois, la seconde au sombre et la troisième au vain[8].

Tout habitant ayant un chariot doit trois charrois au bouverot seigneurial, un pour les foins, l’autre pour le blé et le troisième pour l’avoine. A Noël chaque harnais de cheval devra amener, pour le loingnier (bûcher) du seigneur, une voiture de ses forêts de Jonvelle.

Les habitants ne seront jamais contraints à d’autres corvées, et le seigneur ou ses gens ne prendront jamais leurs harnais pour d’autres besoins. Il ne leur sera jamais pris gelines, poulailles, blé, vin, chair grasse ou maigre, morte ou vive, ni autres denrées ; tout sera acheté de leur gré et convenablement payé[9].

Ils nommeront tous les ans, à la Saint-Jean, quatre ou six prudhommes ou échevins, qui, après leur élection, feront serment en la main du seigneur d’exécuter fidèlement ses ordonnances. Ils veilleront sur les biens communaux et les amodieront selon l’usage du pays. Ils auront droit d’imposer les habitants pour l’entretien des fortifications de la ville. Ce sera toujours à leur requête seule que le seigneur fixera les bans des foins, des moissons et des vendanges ; après quoi chacun récoltera selon son bon plaisir.

Le seigneur ne contraindra jamais les habitants à porter des lettres, à moins que dans un cas de guerre, et en payant deux deniers estevenants par lieue, soit pour aller, soit pour revenir.

A la foire ou au marché, l’acheteur aura vingt-quatre heures de crédit ; passé ce terme, il devra payer ou laisser un billet avec gage ; faute de quoi le vendeur pourra porter plainte devant la justice seigneuriale, qui condamnera le débiteur à soixante sous d’amende.

Nulle saisie pour gage de dette[10] ne pourra être opérée hors de Jonvelle et de son territoire, sans autorisation du seigneur ou du comte. Si le défendeur reconnaît ses obligations, il recevra ordre de les remplir dans la quinzaine, et il laissera pour cela au demandeur un titre exécutoire, le tout sans encourir d’amende. Mais la quinzaine passée, il sera saisi et exécuté, avec trois sous d’amende.

Les habitants ne pourront se citer entre eux que dans le ressort de la cour seigneuriale, excepté pour les causes ressortissant de l’officialité ecclésiastique.

Les successions de meubles ou d’immeubles passeront aux parents, jusqu’au cinquième degré, nés à Jonvelle, ou du moins y domiciliés[11].

Le seigneur ne peut arrêter personne, ou saisir ses biens, que dans le cas de meurtre, de vol, de rixe violente et d’autre cas criminel, ou pour dettes envers lui et ses officiers. Encore, dans tous ces cas, il sera d’abord procédé par voie d’enquête.

Toute personne venue à Jonvelle d’une autre seigneurie y jouira de la condition commune. Mais elle ne pourra plus quitter la seigneurie sans congé et sans laisser au seigneur le cinquième de ses biens. Si l’on partait sans autorisation, tout ce qu’on laisserait serait confisqué au profit du seigneur.

Tous habitants ayant chariot ou charrue peuvent prendre, entre la Saint-Jean et l’Assomption, pour l’entretien de leurs harnais, deux voitures de bois, hêtre ou chêne, dans la forêt seigneuriale d’Ormoy. En mars, ou en autre saison, s’il y a nécessité, ils peuvent couper, dans les bois seigneuriaux de Jonvelle, tout le bois nécessaire pour haies, palissades, bennes ou rortes. En temps de moisson, chacun peut couper où il voudra, dans les bois du seigneur, les liens nécessaires ; le chêne seul est interdit.

A la demande des habitants, le seigneur ordonne que toute femme mariée à Jonvelle obtienne en propriété, au décès de son mari, pour elle et ses héritiers, la moitié des meubles et des immeubles entrés en communauté depuis le mariage. Ce règlement aura force de loi, nonobstant tout usage contraire.

On paiera trois sous d’amende pour une bête trouvée de jour en dommage, et soixante si elle est trouvée de nuit. De plus, le dommage sera payé. L’amende ne sera que de quatre deniers si l’animal était égaré.

Les mêmes peines seront encourues par les maraudeurs.

Pour les délits d’arbres coupés de jour, l’amende sera de soixante sous. Quant aux délits nocturnes, l’amende sera réglée selon la gravité du fait.

Pour leurs propriétés sises hors de Jonvelle, quoique dans la seigneurie, les habitants jouiront des mêmes franchises que pour celles qu’ils ont à Jonvelle. Mais aussi les premières paieront, comme celles-ci, les tailles et impôts de la communauté. Ce dernier article étendait à toute la seigneurie le bénéfice de l’affranchissement.

Tels sont les règlements, concessions et abonnement que Philippe octroie à la ville de Jonvelle et à toute sa châtellenie, en jurant, la main sur les saints Évangiles, pour lui et ses successeurs, que cette charte sera respectée, nonobstant tous droits, coutumes et privilèges contraires (27 avril 1354)[12], Elle fut confirmée la même année par le roi de France, Jean le Bon[13], et trois ans après par Philippe de Rouvres, duc et comte de Bourgogne[14]. Ces libertés arrachaient les habitants de la terre à la malheureuse condition des mainmortables, serfs de corps et de biens, attachés à la glèbe et taillables à ’volonté ; et malgré la servitude de poosté (potestatifs), que cette concession substituait à la première, Philippe, en l’accordant, se montrait humain et acquérait tout droit à la reconnaissance de ses sujets. Ces franchises furent respectées à chaque changement de souverain, en vertu de la coutume de Bourgogne[15]. De son côté, chaque nouveau seigneur, dans ses propres intérêts, fit renouveler par ses tenanciers et sujets l’aveu de ses droits sur eux et de leurs devoirs à son égard. Du moins nous avons les titres de renouvellements semblables, faits dans les années 1537, 1611, 1665 et 1684. Les droits féodaux, ainsi limités par les chartes seigneuriales et consacrés par les aveux souvent répétés des sujets, subsistèrent presque tous jusqu’à la fin du siècle dernier. Mais c’est à tort que l’on attribue aux états généraux de 1789 l’honneur d’avoir aboli ce qui en restait encore ; cette reconnaissance doit remonter à la générosité du bon Louis XVI, qui décréta cette abolition, motu proprio, en 1779, dans tous les domaines de la couronne, considérant un tel affranchissement bien moins comme une aliénation que comme un retour au droit naturel. « Nous verrons avec satisfaction, ajoute-t-il, que notre exemple amène, sous notre règne, l’abolition générale des droits de mainmorte et de servitude. » Disons donc avec un célèbre publiciste : « Il est bon que les générations n’oublient pas que la main qui a jeté le germe des bienfaits dont elles jouissent, n’est pas celle de la Révolution, qui a tout brisé, mais celle du législateur de 1789, qui voulait tout améliorer[16]. »


Nous sommes arrivés, dans notre histoire, au milieu du quatorzième siècle, comparable aux plus mauvais des âges féodaux, pour les désastres qu’il fit peser sur notre malheureuse province. Esquissons-en les événements principaux, parce qu’ils offrent des détails intéressants pour les environs de Jonvelle, et parce qu’ils amenèrent la confiscation de ce beau fief.

Irréconciliables ennemis de la France et des ducs de Bourgogne, que la France leur avait imposés comme souverains, les principaux barons du comté étaient presque toujours en armes contre eux et contre leurs partisans. Le fameux Jean de Chalon-Arlay II était à la tête de la ligue contre le duc Eudes IV. En 1344, l’armée du prince battit les confédérés dans le bailliage d’Amont, et leur enleva Port-sur-Saône, puis la Rochelle, qui se défendit longtemps contre Robert de Châtillon, gardien du comté, assisté du prévôt de Clerval et de Guillaume Mercier, prévôt de Jussey. Celui-ci, en arrivant sur les lieux, avait commencé par le sac de Semmadon, quoique les habitants, sujets de Henri de Bourgogne, se fussent placés sous la protection du souverain, à l’exemple des moines de Cherlieu[17], Jean de la Rochelle était coupable d’avoir forcé dans son château et fait prisonnier Henri de Conflandey, partisan du duc. Cependant, après un an d’occupation, sa terre et sa maison lui furent rendues, à condition qu’il se tiendrait en paisible obéissance, ou, s’il reprenait les armes contre son rival, que le prince recommencerait la saisie par maïeur et sergents[18]. Bientôt les hostilités recommencèrent, sans autre répression ; car, assez tolérant pour les nombreuses guerres privées de ses vassaux, Eudes IV ne voyait son repos assuré que quand ils se déchiraient entre eux. Seulement il exigeait qu’on s’entretuât et qu’on incendiât en bonne forme. Aussi, dans l’information qu’il ordonna sur les démêlés des sires de la Rochelle et de Conflandey, il se contenta de savoir s’il y avait eu entre eux gage de bataille, c’est-à-dire un défi jeté et accepté par le gantelet ou le chaperon[19]. Du reste, le pays était aussi maltraité par les troupes du parti de l’autorité que par les rebelles ou par les guerres particulières de seigneur à seigneur. La garnison de Jussey mit à feu et à sang le village de Rignévelle ; mais, sur les réclamations du seigneur, Gauthier de Laweline, le dommage fut payé deux cent cinquante florins d’or (1348)[20].

Sous le gouvernement de Jean le Bon, les malheurs de notre pays vinrent des ennemis de la France. Pendant que le vaincu de Poitiers honorait sa captivité de Londres, les Anglais envahirent les deux Bourgognes. Une de leurs compagnies s’avança par Coiffy jusqu’à Jussey, et joignit ses ravages à ceux des Lorrains, commandés par Etienne de Vy[21]. L’abbaye de Cherlieu et toute la frontière furent dévastées, sauf les bonnes places, que le bailli d’Amont, Jean de Cusance, avait réparées à la hâte[22]. Il y fit entrer, de gré ou de force, tous les retrahants, et l’on y retira tous les vivres de la campagne ; puis l’on abattit et brûla tout ce qui n’était pas tenable, ainsi que les maisons, fours et moulins pouvant servir à l’ennemi[23]. Outre les retrahants, le château de Jussey reçut quarante hommes de garnison, pendant que son prévôt conduisait au duché les contingents de cavalerie et d’infanterie levés dans la prévôté (1359)[24]. La place de Jonvelle, dont le fief n’était pas tenu directement par le souverain, comme Jussey, dut se suffire à elle-même. Philippe la défendit vaillamment, avec le noble concours de ses bourgeois et de ses manants ; elle tint bon contre l’ennemi et demeura un refuge inexpugnable pour les religieux de Clairefontaine, expulsés de leur monastère en ruine. Il paraît aussi que Demangevelle et les châteaux voisins offrirent une résistance non moins solide[25]. A la fin de juin (1360), une compagnie aux ordres d’Hugues de Vienne, seigneur de Saint-Georges, vint occuper Jussey ; mais elle en fut chassée par les Anglais, qui venaient d’emporter d’assaut la ville de Vesoul, d’en massacrer les habitants et d’en raser les murailles[26].

Cependant après le traité de Bretigny, Édouard retira ses troupes ; mais ce ne fut que pour faire place à un autre fléau plus long et plus désastreux encore. Aux Anglais succédèrent les Grandes Compagnies. C’était une foule de nobles ruinés, de soldats anglais et bretons licenciés par la paix, et d’autres aventuriers, qu’on appela aussi des noms de routiers, Malandrins, Tard-venus, et qui, après avoir couru et pillé la Champagne et la Lorraine, entrèrent dans les Bourgognes et ravagèrent toute la contrée pendant cinq ans. Leurs bandes les plus nombreuses s’abattirent sur le bailliage d’Amont, et avec eux une peste affreuse, appelée murie de la bosse.

La mort du jeune duc Philippe de Rouvres (1361) acheva de livrer ce pays à tous les malheurs. Pendant que Marguerite, sa fille, et Marguerite de Flandres, son aïeule, étaient investies du comté par le roi de France, d’un autre côté, Jean de Bourgogne, sire de Montaigu, d’Amance, de Fontenoy, etc., prit le titre de comte palatin, auquel il se croyait tous les droits, comme étant le dernier mâle issu de la branche aînée de Jean de Chalon l’Antique. Les portes de Gray lui sont ouvertes sans résistance, aux acclamations des échevins et du peuple. Jussey reçoit ses troupes, et les deux rives de la Saône saluent à l’envi le nouveau palatin. Mais les hauts barons avaient trop intérêt à ce qu’une femme gouvernât le comté, pour ne point s’armer contre le téméraire usurpateur : bientôt, abandonné et vaincu, Jean de Bourgogne dut renoncer à sa puissance éphémère. Les villes de Gray et de Jussey expièrent l’appui qu’elles lui avaient prêté, l’une par une amende de quatre mille florins, et l’autre par une amende de deux mille (1362)[27].

Cependant les routiers et la guerre civile continuèrent à désoler le pays jusqu’à la paix de 1369, qui fut le résultat du mariage de Philippe le Hardi, fils du roi Jean, avec Marguerite de Bourgogne. La vieille et bonne comtesse douairière en profita pour visiter son peuple (1374) qui gémissait de son absence et qui l’accueillit avec amour et générosité, malgré ses malheurs[28]. A travers nos campagnes, ce ne fut pour elle qu’un long spectacle de dévastation. Marguerite ne put retenir ses larmes en voyant les abbayes ruinées et désertes, les terres en friche, les villages presque inhabités et portant les traces profondes de l’incendie, les bêtes fauves peuplant le pays, à la place des hommes. La détresse générale était telle que les grands seigneurs eux-mêmes ne pouvaient payer leurs dettes ni leurs redevances au suzerain, qui souvent était obligé de forcer leurs châteaux pour y saisir leurs meubles. Dépeuplé par cinq ou six pestes et par quarante années de guerre, le comté de Bourgogne n’avait pas alors cent mille habitants, tandis qu’il en renferme aujourd’hui près d’un million[29].

Telle est en quelques mots l’histoire lamentable de notre pays, pendant la vie de Philippe de Jonvelle. Il mourut en 1374, après avoir fondé sa sépulture et son anniversaire à Clairefontaine, par une rente annuelle de vingt livres estevenantes, sur Magny-lez-Jussey[30]. Dernier mâle de sa race, il ne laissait que deux filles, Agnès et Isabelle. La seconde, qualifiée dame d’Argillières, avait épousé Gobert, seigneur d’Apremont et de Busencey en Lorraine (10 février 1358)[31]. Agnès, l’aînée, dame de Charny du chef de sa mère, épousa Guillaume de Vergy, seigneur de Mirebeau, Choye, Bourbonne, etc., et en secondes noces Philibert de Beauffremont[32]. C’est ainsi que le sang des sires indigènes de Jonvelle, en perdant son nom, féconda l’une des plus illustres familles de Franche-Comté. Nous en verrons sortir de nobles rejetons.


La seigneurie de Jonvelle était restée à la veuve de Philippe, selon l’usage féodal ; mais elle en fut dépouillée la même année. Philippe le Hardi avait besoin d’argent, pour suffire à sa prodigue magnificence et aux titres richement pensionnés par lesquels il cherchait à payer les services de ses amis et à se rallier les principaux barons du comté, ses ennemis[33]. Déjà possesseur de grands châteaux au bailliage d’Amont, il venait d’acheter, ou plutôt d’extorquer d’une faible femme la terre de Faucogney. L’année précédente (1373), il était venu à Faverney avec les hauts barons, pour les obsèques de son cousin, Jean de Bourgogne, et il n’avait pas dû quitter les bords de la Saône supérieure sans jeter, depuis les donjons d’Amance et de Jussey, un regard de convoitise sur la riche baronnie de Jonvelle. En effet, Philippe, son possesseur, n’eut pas plus tôt fermé les yeux, que le duc de Bourgogne se fit vendre le château et la terre par le sire d’Apremont, du consentement d’Isabelle, sa femme, et de Geoffroy, leur fils aîné, pour huit mille florins d’or[34], qui probablement ne furent jamais payés ; car les comptes de la seigneurie de Jonvelle, ouverts à la chambre de Dijon cette année-là même, ne présentent, pendant dix ans, que des sommes insignifiantes de cent à deux cents francs, versées à Sandrin de Guines, procureur de Gobert, plutôt comme intérêts que comme à-compte du principal. En tout cas, Isabelle n’avait pu vendre que sa portion : aussi, repoussant une pareille transaction, sa mère et sa sœur refusèrent d’aliéner l’héritage de leurs aïeux. Alors l’ambitieux prince recourut à la force : Guillemette de Jonvelle fut accusée de violences et de pillages exercés de son aveu sur les terres du royaume et ailleurs, par les gens de son château. Ces griefs remontaient au temps du seigneur défunt. En 1372, le châtelain de Jonvelle, Jean de Voisey, avait été arrêté par le bailli du comté, Jean de Montmartin, sans doute pour quelques méfaits de ce genre, et il n’avait recouvré sa liberté que sous la caution de ses amis, Richard de Blondefontaine, Jean de Cemboing et Guillaume de Montigny[35]. Quoi qu’il en soit, sur un prétexte aussi vague, le fief de Jonvelle fut enlevé à ses maîtres légitimes, pour être réuni provisoirement au domaine de la comtesse douairière de Bourgogne ; et la confiscation fut sentenciée à Dijon, pendant le séjour qu’elle y fit en revenant du comté. Immédiatement Philippe installa ses officiers dans la châtellenie, dont le capitaine fut Jean de Jussey, et le receveur Jean Millotet, trésorier de Vesoul.

La veuve de Jonvelle, Agnès sa fille et Philibert de Beauffremont son gendre, se voyaient donc chassés de l’héritage de leurs aïeux. Ils protestèrent énergiquement, encouragés dans cette attitude par la maison de Vergy, leur alliée, et surtout par deux autres mécontents Thomas et Jean de la Rochelle, aussi leurs parents. Ils avaient engagé leur fief à Jean de Vergy III, pour deux cents livres de rente, sans y être autorisés par le souverain ; et pour les punir de cette insubordination, le duc avait saisi terre et château, comme jadis Eudes IV en 1341. Ils se vengèrent sur ses fiefs de Comté, sur le duché même et sur le royaume, et la dame de Jonvelle passa pour leur complice. Poursuivant d’ailleurs une vieille rancune léguée par un père à ses fils, et qui datait des faits d’armes du prévôt de Jussey et de Guy de Vy contre le château de la Rochelle, Thomas entre à Jussey, y tue plusieurs bourgeois et met la ville au pillage. De là il pousse à Jonvelle, dont il ravage les environs, après avoir brûlé plusieurs maisons du faubourg Sainte-Croix[36]. Les terres de Jean de Vy, à Demangevelle, à Bourbévelle, à Corre, à Ranzevelle, furent des plus maltraitées. Ensuite, il entreprit de forcer dans son manoir Barthélemi de l’Etang, beau-frère de Jean de Vy ; mais ici la fortune le trahit et il fut fait prisonnier, Cet échec désarma les rebelles, qui obtinrent le pardon de leurs excès et la remise de tous leurs dommages, par l’intervention du sire d’Apremont. Le bailli du comté signa la charte de grâce et la fit confirmer par la comtesse Marguerite et par le roi de France. Mais Thomas de la Rochelle n’en resta pas moins dans les sombres oubliettes de la Grange de l’Etang (près de Jussey), d’où il ne s’échappa que longtemps après. Le fief de la Rochelle demeura sous le séquestre jusqu’en 1388[37].

Quant à Celui de Jonvelle, la Comtesse, rentrée à Gand, s’en dessaisit entre les mains du jeune duc, dans les conditions suivantes. Elle avait en Franche-Comté de grands domaines, provenant de la succession de la reine Jeanne, sa mère, fille du comte Othon IV. Voulant être seule dame suzeraine dans le bailliage d’Aval, elle engagea Philippe à lui laisser Poligny, Grimont et sa châtellenie, avec tout ce qu’il tenait dans cette région du chef de sa femme. En échange, la douairière céda aux jeunes époux les villes, châteaux et seigneuries de Montjustin, Jussey, Vesoul, Charriez, Montbozon, Chatillon le-Duc et Baume-les-Nonnains, avec les fiefs et arrière-fiefs qui en dépendaient, le tout devant produire un revenu de quatre mille livrées de terre. Puis la charte continue ainsi : " Item est accordé que le chastel, ville et chastellenie de Jonvelle-sur-Soone, qui sont à présent en la main de Madame d’Artois, pour plusieurs pilleries et maléfices qu’on dit avoir esté faicts dez ledit chastel et par le consentement de la dame de Jonvelle, tant sur le royaume comme en plusieurs autres lieux, se bailleront, avec les choses dessus dites, à mesdits seigneur et dame de Bourgoingne, pour en faire raison et justice… » (Gand, 1er mai 1375)[38]

Philippe le Hardi ne garda que trois ans la terre de Jonvelle. Un favori, son parent, non moins aimé de la duchesse que de lui, convoitait cette riche baronie : c’était Guy de la Trémouille. Déjà le duc, en 1372, lui avait assigné une pension de mille livres, en récompense de ses services, en même temps que Guillaume, son frère, en recevait une de cinq cents. De plus, Philippe leur devait encore, depuis quatorze ans, huit mille florins d’or, prix d’un noble captif qu’ils lui avaient vendu[39]. La terre de Jonvelle n’était-elle pas pour eux une excellente occasion d’être payés, et pour leur illustre débiteur un moyen facile de s’acquitter envers eux ? Pour déterminer le prince à lui faire cette donation, la Trémouille lui fit entendre que le fief était sans importance et d’une mince valeur de quatre ou cinq cents livres de revenu, tandis qu’il en rapportait trois ou quatre fois plus[40], et qu’il renfermait cent quarante arrière-fiefs de gentilshommes. Sur ces entrefaites, arrive à Dijon le sieur Jean Damville, un des officiers de Jonvelle. La ville et la terre venaient d’être mises en interdit par l’archevêque de Besançon, à la requête d’un chanoine de Belfort, créancier du seigneur défunt pour une somme prêtée. C’était au prince, son successeur, à désintéresser le chanoine en faisant honneur à la dette, et Damville était venu pour cette négociation. Guy de la Trémouille accapara cet homme en lui obtenant la satisfaction demandée. Interrogé par Philippe sur la valeur de Jonvelle, Damville ne manqua point de seconder les dires du solliciteur, qui, pour mieux tromper le duc, évita soigneusement devant lui toute relation de connaissance avec l’envoyé. Enfin le prince céda aux prières de la duchesse et il investit son favori du fief tant désiré, pour le récompenser de ses grands, continuels, bons et agréables services. La donation, datée de l’abbaye de Maiziéres (18 juin 1378), comprenait en détail la ville et son château, la chatellenie et toute son autorité de justice haute, basse et moyenne, tous les revenus et tous les droits directs et utiles de la seigneurie, noblesse, fiefs et arrière-fiefs, prés, terres, maisons, bois, grueries, étangs, rivières, moulins, garennes, patronages, abonnements, tailles, corvées main morte, cens et usages. Le duc ordonne à tous les sujets et vassaux d’obéir à leur nouveau maître et de lui prêter hommage, ainsi qu’à ses héritiers, comme ils faisaient envers le souverain lui-même, les délivrant de ce devoir à l’avenir. L’acte fut soumis à la ratification du roi, de la comtesse Marguerite et de Louis de Mâle, son fils. Le consentement de la vieille princesse fut donné deux fois (1379 et 1381). En 1389, une nouvelle charte, confirmative de la première, fut encore octroyée au donataire, par le duc et la duchesse[41], tant il avait de peine à s’établir solidement dans un domaine escamoté à son maître, qui l’avait lui-même volé.

En effet, l’abandon d’une aussi riche baronnie ne causa pas une médiocre surprise en Comté ; et l’étonnement public n’eut d’égal que le mécontentement des sujets de la seigneurie ; car ils furent très mortifiés d’avoir été donnés aussi légèrement, et de passer ainsi de la domination immédiate du souverain à celle d’un vassal étranger, tout grand seigneur et tout brillant gentilhomme qu’il pût être. L’hiver suivant, une circonstance extraordinaire amena Philippe le Hardi en Comté : il s’agissait de mariage entre sa fille et le fils de Léopold, duc d’Autriche. Déjà les articles du contrat avaient été réglés à Remiremont, entre les délégués des deux princes (7 juillet 1378) ; parmi ceux de Bourgogne figuraient Jean de Ray et Olivier de Jussey. En attendant les noces, dont le projet fut rompu plus tard, les deux cours se réunirent à Montbéliard, où elles passèrent un mois dans les fêtes (12 janvier-12 février 1378, v.s). A son retour, Philippe le Hardi voulut visiter le bailliage d’Amont, et prit le chemin de Luxeuil avec l’intention de passer par Jonvelle. Toute la noblesse de la seigneurie se réunit au chef-lieu, pour y faire une réception solennelle à l’auguste voyageur. Mais on avait compté sans la Trémouille, qui ne se souciait nullement de laisser connaître à son maître combien il avait été trompé et lésé en lui donnant Jonvelle. Il le dissuada de ce projet, comme devant trop le détourner de sa route, et lui fit prendre le chemin de Vesoul. Ce ne fut que vingt-six ans plus tard, après la mort du sire de la Trémouille et de Philippe le Hardi, que l’on put savoir à Dijon la vérité sur l’importance de Jonvelle et sur les cupides manœuvres du chambellan[42]. Un tel avènement était de mauvais augure pour la seigneurie : nous verrons en effet les princes de la Trémouille, entrés dans ce fief par voie de supercherie, en sortir, au bout d’un siècle, chargés de l’exécration du pays. C’est ainsi que fut consommée la spoliation des héritiers de Jonvelle. Philibert de Beauffremont, après la mort de Guillemette, sa belle-mère, se qualifia bien encore seigneur de Jonvelle et de Saissefontaine ; mais ce n était plus qu’un vain titre, dont on ne prit aucun ombrage. Plus tard, le duc réussit à désintéresser le réclamant et à le gagner par caresses et par faveurs. En effet, en 1402, nous voyons Philibert lui faire hommage, pour sa terre de Villers-les-Pots, près d’Auxonne, et dans cet acte Philippe le Hardi l’appelle son amé et féal chevalier[43]. Néanmoins, cent ans après (1470), le célèbre Pierre de Beauffremont, son arrière-petit-fils, revendiquait encore le titre de seigneur de Jonvelle, contre Charles le Téméraire.

  1. Essai, II 84. Un autre Jean de Vienne, sire de Roulans, que plusieurs historiens comtois, continuant l’erreur de Feller, ont confondu avec le héros de Calais, ne se rendit pas moins célèbre au service de la France et du duché contre leurs ennemis. Il périt à la désastreuse journée de Nicopolis (1396).
  2. V. aux Preuves.
  3. Voir sur cette question Curasson, Discours de réception à l’Académie de Besançon (1840), et Discours prononcé à la séance du 18 janvier 1841.
  4. On distinguait deux sortes de serfs : 1° l’homme de mainmorte ou mainmortable qui était attaché à la glèbe, c’est-à-dire serf de corps et de biens ; l’homme de poosté, homo potestati dont la servitude se réduisait à payer certains droits ou à faire certaines corvées. (Velly, Hist. de France, III, sous l’an 1187 ; Perreciot, État civil, I, 391.)
  5. La loi Gombette et la législation franque réservaient les amendes à la partie lésée. Insensiblement elles furent transférées au souverain, et cette transformation, loin d’avoir la portée que lui donne la théorie moderne, n’eut sans doute point d’autre but, selon la pensée de ses auteurs, que de substituer, dans la condamnation, le caractère de pénalité proprement dite à celui de vengeance et de réparation privée. (Albert Du Boys, Hist. du droit criminel des peuples modernes II, 259.)
  6. Presque tout fief, laïque ou ecclésiastique, avait le droit de justice, par cette raison qu’il avait terres. Ce droit était plus ou moins étendu. La haute justice était celle qui pouvait condamner à la peine capitale et connaître de toutes les causes, civiles ou criminelles, excepté des cas royaux. Le signe caractéristique de ce droit était la potence, à deux, trois ou quatre piliers, dressée dans l’endroit le plus patent du chef-lieu seigneurial, qui avait un tribunal pour informer et prononcer, des archers pour lui prêter main-forte, et un bourreau pour exécuter. La moyenne justice connaissait des actes de tutelle et des injures dont l’amende ne pouvait excéder soixante sous. La basse justice s’occupait des droits dus au seigneur, des dégâts et injures, dont l’amende n’excédait pas sept sous six deniers. On l’appelait encore justice féodale ou foncière. Le juge était le prévôt ou sénéchal. Au temps de Charlemagne, il n’y avait que des juges royaux. (Ce n’est que dans la décadence des Carlovingiens, et grâce à leur faiblesse, que les grands seigneurs s’emparèrent de l’autorité judiciaire, pour l’exercer sur leurs vassaux et leurs sujets, en sorte que les justices seigneuriales ont eu à peu près la même origine que les fiefs, c’est-à-dire que, légalement constituées dans le principe, elles sont ensuite tombées dans l’empiétement, l’usurpation et l’abus. Voir sur ce point Dict. de Trévoux, au mot Justice.
  7. Banvin, droit exclusif de vendre du vin pendant un temps déterminé. Le vin devait être vendu à la maison seigneuriale, et non exporté. Eminage, redevance sur chaque émine de grains vendue.
  8. Bouverot ou bouveret, domaine exploité par le seigneur. Tramois, semailles au printemps ; sombre, premier labour, en juin ; pour les semailles d’automne ou le vain.
  9. Cet article ne rappelle que trop la dure condition des pauvres vilains, non-seulement taillables et corvéables à merci, mais encore exposés à se voir impunément dévaliser par des maîtres iniques.
  10. Item ne pourront liditz haâns gaigier l’un l’autre, etc. Gaigier la terre, c’était y prendre gens et bétail, jusqu’à satisfaction obtenue.
  11. Cet article est l’abolition de la mainmorte sans restriction. On appelait gens de mainmorte ou maimmortales, les serfs dont les biens, soit en totalité, soit seulement immeubles, soit seulement meubles, appartenaient au seigneur, quand ils décédaient sans hoirs issus de leurs corps et procréés en légitime mariage. Ils ne pouvaient tester sans autorisation que jusqu’à cinq sous. Ainsi mainmorte signifiait puissance morte, incapable de transmettre, ni par testament, ni par décès. On donne encore cette singulière explication du terme de mainmorte. Autrefois, après la mort d’un chef de famille de condition serve, le seigneur envoyait prendre le plus beau meuble de la maison ; ou s’il n’y en avait point à sa convenance, on coupait la main droite du défunt, pour la lui offrir, et lui signifier ainsi qu’il ne le servirait plus. (Dict. de Trevoux.). On voit que Philippe de Jonvelle affranchit ses maimortables sans aucune réserve. Cependant plusieurs chartes nous montrent que les successions des bâtards, décédés sans enfants légitimes, étaient généralement exceptées de cette franchise. En 1849, les barons se firent confirmer dans ce droit par la reine et comtesse Jeanne. (Essai, II, 94, note 2. Documents inédits de l’Académie de Besançon, II, 539.)
  12. Voir aux Preuves.
  13. Trésor des chartes.
  14. Chambre des comptes, J, 99. Philippe de Rouvres était fils du duc Eudes IV et de Jeanne de Boulogne. Celle-ci épousa en secondes noces Jean le Bon, roi de France, et l’investit de la régence du duché et du Comté.
  15. V. Droz, Hist. de Bourgogne, IV, p. cccxxx.
  16. A. Galitizin, dans l’Ami de La Religion, 31 août 1861.
  17. Chambre des comptes, B, 866 ; D Plancher, preuve 234.
  18. Archives de la Côte-d’Or.
  19. « Premièrement li généraul et notoire coustume en la contey de Bourgoigne, prescrite et approvée entre les gentilhomes et les nobles, est que, toutes fois que hung gentilhome et noble court sus hung aultre, et li fait domaige, cil qui hay soffert le domaige, puet court (courir) sus Ilaultre, et ly tenir en esgay (assiégé) et faire domaige par luy et par ses aydans, sans aultre deffiance. Item, la coustume gardée et approvée au duché et contey est que fait qui se puet prover par tesmoins, ne se doivent prover par gaiges de bataille. (1343, Information du duc sur le pourchaz de Jehan de la Roichelle contre Henri de Conflandey. Archives de la Côte-d’Or.) »
  20. Archives du Doubs, papiers de dépense, collection Duvernoy.
  21. Chambre des comptes, J, 118.
  22. 7 avril 1358, ordre au prévôt de Jussey de réparer le château et d’y contraindre les ressortissants, même par prise de corps et de biens. (Cartul. de Cherlieu, à la Bibl. impériale.) En 1363, défense aux gentilshommes de Jussey de sortir de la ville, sous peine de perdre leur fief. (Ch. des c., J,122)
  23. Ch. des c., D, 114
  24. Ancienne ch. des c., J, 118, 119.
  25. Mémoire sur Clairefontaine, p. 189, 195.
  26. M. Ed. Clerc, Essai sur l’histoire de Franche-Comté, II, 117.
  27. Chambre des comptes, J, 124.
  28. Gray lui offrit 500 florins. Jussey 300, Vesoul 200, Montbozon 140, Charriez 400 et six queues de vin. (M. Ed Clerc, Essai, II, 180 note 3.)
  29. Essai, II, 140, 180, 184.
  30. Clairefontaine obtint plusieurs chartes bienfaisantes de Philippe de Jonvelle. En 1355, il confirme tous les dons et privilèges accordés à ce monastère par ses prédécesseurs, et il défend à tous ses gens, présents et à venir, de troubler les moines dans leurs possessions, sous peine d’une amende de vingt marcs d’argent. Dans cette charte, Philippe s’appelle seigneur de Jonvelle et de la Votice. Le sceau présente un cavalier brandissant une épée, et de l’autre côté le lion. En 1354, intervention de Philippe en faveur des mêmes religieux, contre les habitants d’Ormoy. Ceux-ci non-seulement refusaient au couvent les cens que le seigneur lui avait donnés sur eux, mais encore ils prétendaient avoir droit de pâturer le grand pré des moines, le jour qu’ils charroyaient lour chavenne de la Saint-Jehan. La sentence du seigneur fit rentrer les délinquants dans le devoir. (Archives de vesoul, H, 358.) La chavenne ou chavanne, appelée aussi foelère, était un feu de joie qui s’allumait à Noël, le premier dimanche de carême ou dimanche des brandons, et à la Saint Jean. Cet usage est d’origine païenne. Les anciens adorateurs du soleil célébraient ainsi les deux solstices, avec des danses et d’autres divertissements. Ces pratiques idolâtriques, comme plusieurs autres, restèrent bien des siècles encore dans les habitudes des peuples, malgré les efforts de l’Église pour les déraciner. De la chavenne sont venus sans doute les noms de Chavanne, Eschavanne, Echevannes donnés à plusieurs villages, hameaux et lieux dits de notre province. Les mots chavanne et foulère sont encore usités pour dasigner un feu de fagots,
  31. D. Calmet, Hist. de Lorraine, III, généal. de la maison d’Apremont.
  32. Les Beauffremont, originaires du château de Beauffremont, Belfredimons (vosges), sont connus dans notre province depuis les premières années du treizième siècle. De son premier mariage, Agnès n’eut qu’une fille nommée Jeanne. Remariée à Philibert de Beauffremont, elle lui donna 1° un fils nommé Jean, qui fut le dernier mâle de la branche aînée de cette maison 2° une fille du nom d’Isabelle, qui épousa Richard d’Oiselay, seigneur de la Villeneuve, Frasne-le-Château, etc. Jean de Beauffremont mourut en 1415, à la bataille d’Azincourt, sans laisser de postérité, et ses droits passèrent à la branche cadette, représentée par Henri, son cousin, qui avait épousé Jeanne de Vergy, issue du premier mariage d’Agnès de Jonvelle. De la sorte, Henri de Beauffremont réunit dans sa main les biens de la seconde branche de Vergy et ceux de la maison de Charny, dont Agnès, sa belle-mère, avait hérité. (Hist. des sires de Vergy, p. 224 et aux preuves ; Dunod, Nobiliaire, p. 263, et Hist. du comté, II, 500 à 508.)
  33. De ce nombre, Olivier de Jussey, longtemps bailli d’Aval, conseiller dévoué de la comtesse Marguerite et gouverneur du bailliage de Dijon. (M. Ed. Clerc, Essai, II, 173 et passim ; D. Plancher, passim.)
  34. Monnaie de compte, qui valait alors tantôt quinze, tantôt vingt-un sol.
  35. Archives de la Côte-d’Or, Recueil, tome II, page 823.
  36. Quelques-uns de ces détails nous sont révélés par les comptes de la seigneurie de Jonvelle. On lit à l’article des cens imposés aux habitants de Jonvelle pour leurs maisons, terme de la saint Remi 1375 : « Cy-après s’ensuignent cil qu’il n’ont paié que demi-eschief, 2 sols 6 deniers, parce que lour maisons sont arses par Mons. Thomas de la Roichelle, et quant elles seront refaites, ils paieront entier, 5 sols. (Total, sept incendiés)… Jacques li borne se fait excuser, parce qu’il est sergent ; Vinez li pourtiers, parce qu il est pourtiers ; li Bruiers, parce qu’il a demourey au temps passé dessobs mons. Huart de Mandres, et dorez en avant il paiera, car il a acquis une maison sous monseigneur (le duc) ; Jehan Girars, parce que je n’ai pas encoir demourey an et jour à Jonvelle… Cy-aprés sont poures femmes vesves, de quoy l’on ne puet riens avoir, pour pouretey, qui ne tiennent pas de feu, mas sont aubergies por Deu. (Total, sept.) » Dans cette recette figurent quarante-huit sujets payant la redevance entière, dix autres sans héritage, ne payant que la moitié, enfin quatre déclarés francs. (Archives de la Côte-d’Or, B, 4968.)
  37. Chambre des comptes, 5e registre ; Archives de la Côte-d’Or, ibid.
  38. D. Plancher, III,48,49, et aux preuves, p. xl.
  39. Jean de Neuchâtel, pris au siège de Pontaillier (1364). (D. Plancher, III, 20, 21.)
  40. On l’estimait de 1,000 à 1,500 livres. Dans ses comptes de 1377, Simon Millotet établit ainsi les recettes ordinaires : « Argent, 712 francs 7 gros et demi ; froment, 7 muids 5 émines une quarteranche ; 3 muids une émine et demie de blé de mouture ; une émine une quarte de seigle ; sept-vingt-une émines et demie avenne ; et vaut 1’émine d’eux poineaux, que sont quatre quartes, et a au bichot six émines. Item, 45 muids de vin, mesure de Jonvelle ; le muid 33 solz qui sont environ cent et neuf florins. Cire, sept-vingt-six livres trois-quarts et demi. Gelines, nuef-vingt-six, 3 chapons et 4 oisons. » (Archives de la Côte-d’Or, B, 1061.)
  41. Archiv. de la Côte-d’or, B, 1061, cote 85. D.Plancher, III, 53 et suiv., et aux preuves, XL1X.
  42. D.Plancher.Voir ici aux Preuves,1404
  43. Dunod, Nobiliaire, p. 499.