Histoire de Jacques Bonhomme/Histoire/L’Aube

Armand Le Chevalier (p. 29-40).


L’AUBE


Oui, Jacques Bonhomme, ton grand-père, il y a cent ans encore, en était réduit à mourir de faim à côté de sa moisson. Louis XV chassant un jour dans la forêt de Sénart, rencontra un paysan déguenillé, qui portait un cercueil. — Pour qui cela ? demanda-t-il… pour un homme ou une femme ? — Un homme. — De quoi est-il mort ? — De faim.

Certes, ils n’ignoraient pas qu’ils t’arrachaient ton pain, mais ne fallait-il pas inscrire au livre rouge : pension de huit cent mille livres à la duchesse de Fontanges, pension de trois cent mille livres à Mme de Brégny, pension de cent cinquante mille à Mlle Lavielhe, pension de deux mille à Mme une telle qui a donné à la reine deux carlins ? Ne fallait-il pas bâtir, entretenir ce château de Versailles où des milliards furent engloutis, où des milliers d’hommes périrent pour alimenter d’eau les carpes de Sa Majesté ? Aussi, comme on afferme un champ ou du bétail, le roi avait dû affermer Jacques Bonhomme aux seigneurs de la finance, — Veux-tu connaître les conditions du bail ?

D’abord, tu payais trois impôts : la taille, c’est-à-dire l’impôt foncier établi sur la personne et non sur la terre, ce qui permettait de privilégier tel ou tel ; les aides, c’est-à-dire les droits réunis ; la gabelle, c’est-à-dire la taxe du sel.

Tu payais ensuite une taxe sur le fer de ton outil, sur l’étain de ta vaisselle, sur les ventes ou les achats, pour naître, pour mourir, pour te marier.

À côté du manant, le noble ne payait rien, le prêtre ne payait rien ; Jacques Bonhomme payait pour tous les deux et à tous les deux, après avoir d’abord payé au roi.

Au roi, — le maître suprême, le Dieu, placé au sommet de ce triangle lumineux et que tes yeux n’avaient même pas la force de regarder en face, tu payais les impôts énumérés plus haut et en outre quelques dizaines d’autres, le don de joyeux avénement, le don de ceinture, etc., etc.

Au clergé la dîme en argent sur les bois, les champs, les vignes, les maisons, les briques, la pierre, la dixième gerbe, la dîme des gâteaux, des poules, des lapins, etc.

Au noble des droits innombrables désignés par des noms barbares pour faire ton pain, ton vin, ton huile, tuer ou féconder tes animaux, vendre ta récolte, la porter au marché, la mesurer, etc.

Si la fortune ou ton courage t’avaient rendu propriétaire de quelque bout de champ, tu n’en étais pas moins toujours un manant, c’est-à-dire tenu envers le seigneur à la corvée personnelle et à cinq ou six autres. Si Monseigneur arrivait au château, ta moisson avait beau presser, qu’importe ! Laisse ta gerbe à la pluie ou à la grêle pour réparer les chemins de Monseigneur. Et la nuit, pendant les couches de la châtelaine, tu devais battre l’étang ou la rivière pour empêcher les grenouilles de troubler son noble sommeil.


Aussi Jacques fuyait cette terre ingrate. Au moindre retard on saisissait le bétail. Plus d’engrais, plus de pain. La famine chassait le paysan dans les bois, car à la ville comme aux champs le vilain était muselé.

Le roi épuisait le travail comme il desséchait la terre. Nul ne pouvait exercer un état s’il n’appartenait à une corporation ; nulle corporation n’existait que par autorisation royale. Pour faire partie d’une corporation il fallait être maître, et pour être maître il fallait avoir été apprenti pendant cinq ans et compagnon pendant cinq autres années, payer ses lettres de maîtrise au roi, au juge de police, au greffier, à l’hôpital général, se ruiner en frais de sceau, de cadeaux, de banquets, et, avant tout, avoir produit et fait accepter le chef-d’œuvre qui absorbait inutilement une année au moins.

Trop heureux encore Jacques Bonhomme s’il parvenait à s’occuper d’une façon quelconque. Comme l’armée, le travail avait ses cadres déterminés par la volonté royale et le maître ne pouvait prendre qu’un certain nombre d’apprentis. Admis dans l’atelier, quelle chance avait de parvenir à la maîtrise le pauvre diable sans protection, quand le fils du maître, le jeune bourgeois, sans examens, sans épreuves, sans les frais écrasants des droits de réception, devenait maître d’autorité ?

Était-ce tout ? Non. — Pour travailler à ton compte ou devenir maître, ne fallait-il pas prouver par un billet de confession que tu n’étais ni protestant, ni juif, ni incrédule !


Tu le vois, Jacques le nourricier et cependant toujours l’affamé, tout était ligué contre toi : roi, clergé, noblesse et bourgeoisie. Depuis les temps les plus lointains du Moyen Age, ta servitude n’avait pas changé ; on l’avait réglementée, voilà tout. Et il n’y a pas quatre-vingts ans encore, la magistrature la plus éclairée du royaume, le Parlement, répondait à Turgot, demandant l’abolition des corvées : « Le peuple de France est taillable et corvéable à merci ; c’est une partie de la Constitution que le roi est dans l’impuissance de changer. »

Aussi, au jour de ton avénement, au jour où le droit remplaça le bon plaisir, au jour de la justice, tes libérateurs ne voulurent plus compter les années où tant de tyrans t’opprimèrent comme un temps où tu avais vécu, et datèrent le monde nouveau de l’heure où fut proclamée la République, ta mère.

C’est surtout cette histoire de ta résurrection que tu ignores ; je vais entreprendre de la raconter brièvement.

Tu sens bien que ce peuple, qui ne mangeait plus il y a quatre-vingt-dix ans que du pain de bruyère, ne pouvait aller bien loin. « Si j’étais sujet, disait le successeur de Louis XIV, je me révolterais à coup sûr. — Le peuple a raison de se soulever ; il est bien bon de tant souffrir. »

Aussi la plainte de Jacques montait parfois inarticulée en émeutes, en jacqueries vite réprimées. Eh ! pouvait-il faire autre chose, armé seulement de ses instincts ! Seule, la bourgeoisie émancipée par ses richesses et souvent en mesure de marchander ses services, pouvait tenter un soulèvement efficace, accomplir une révolution. Le jour vint où, menacée du sort de Jacques Bonhomme, elle dut choisir entre la soumission et la ruine. Capable de guider la résistance, elle demanda à Jacques d’en être le bras, lui persuadant que leur cause était commune. Jacques, crédule, incapable d’ailleurs de s’affranchir lui-même, consentit à lui prêter sa force et à la constituer son avocat.

Voici comment fut mis à exécution ce contrat mémorable.

Un jour le roi perdit la tête. La misère était générale, la banqueroute imminente. Le représentant de Dieu sur la terre, comme on disait alors, tendit la besace à ses créatures, et Bonhomme étant ras et nu, le roi dut demander au clergé et à la noblesse une part de la tonte qu’ils prélevaient depuis des siècles sur le troupeau de ses sujets. Pour vaincre leurs résistances, pour combler le gouffre du déficit, on imagina de convoquer solennellement les États-Généraux, composés de tous les ordres du royaume, clergé, noblesse et tiers-état, c’est-à-dire bourgeoisie. Les partisans de la convocation, connaissant l’ignorance des campagnards et leur dépendance des seigneurs, se flattaient de tourner les élections au profit de la royauté.

Mais voilà que Jacques Bonhomme, si longtemps endormi, se réveille. Il redresse son grand corps, il prend cet appel au sérieux. Les campagnes répondent. Bonhomme ne sait ni lire ni écrire, c’est vrai, mais ce muet a une langue, ce ver de terre relève la tête, et parmi les bourgeois dans lesquels ils ont confiance, ces millions de nègres français choisissent les plus habiles, leur ordonnent, — oui, ils ordonnent ! — d’aller dire qu’ils n’entendent plus être impunément affamés :

« Que la féodalité soit abolie, disent les vilains de Rennes ;

« Que les bastilles soient démolies, disent les manants de Montfort-l’Amaury. »

Et ce fut ton grand-père, Jacques, qui s’écria :

« Si nous sommes des hommes, les lois doivent nous protéger comme eux. »

Et un jour, c’était le 5 mai 1789, retiens cette date, Jacques Bonhomme, le roi vit arriver dans son brillant Versailles, six cent dix hommes, vêtus de noir, la démarche et le regard assurés, à qui ton grand-père avait dit : « Vous n’êtes pas Jacques Bonhomme, mais défendez-le, et il vous soutiendra. » On remarquait dans cette foule un comte qui s’était fait nommer par le peuple ; il s’appelait Mirabeau. Non loin de lui, un avocat, petit, maigre, silencieux, l’oeil baissé vers la terre, semblait réfléchir. Les gens d’Arras l’avaient choisi à cause de son honnêteté et de son zèle à défendre le peuple ; c’était Robespierre. Plus loin, sous l’habit d’un prêtre, M. Sieyès, qui, la veille, avait écrit : «  Qu’est-ce que le tiers-état ? — Rien. — Que doit-il être ? — Tout. » Il y avait encore Rabaut Saint-Etienne, le petit-fils d’un protestant des Cévennes que l’aïeul du roi avait martyrisé. Et bien d’autres inconnus, auxquels on faisait fête, parce qu’ils se disaient peuple. Mais lorsque parurent les nobles et le haut clergé, couverts de velours et de dentelles, le chapeau à plumes orgueilleusement retroussé, les applaudissements cessèrent, un silence glacial accueillit ces privilégiés.

La séance royale ouverte, on fit très-nettement comprendre au tiers-état qu’il était convoqué pour donner de l’argent et non pour attenter aux priviléges de la noblesse et du clergé. Puis on pria les États de s’entendre afin de remplir au plus vite les coffres royaux.

Mais ni le clergé ni la noblesse ne daignèrent délibérer avec le tiers-état. Ce dernier, aussi nombreux à lui seul que la noblesse et le clergé réunis, demandait le vote par tête ; nobles et prêtres n’entendaient voter que par ordre, certains de s’accorder toujours pour écraser ces bourgeois. Ces bourgeois tinrent bon, invitant chaque jour les deux ordres à venir délibérer avec eux. Un mois ils attendirent. Alors, se souvenant qu’ils représentaient au moins les quatre-vingt-seize centièmes de la nation. « Le tiers-état ne peut pas former des États-Généraux, s’écrièrent les députés des communes. « Eh bien ! il composera une Assemblée nationale. »

À ces mots le roi s’alarme. Le lendemain le tiers trouve la porte close. Il pleut. Et derrière ses fenêtres la reine rit de bien bon cœur de voir ces bourgeois crottés glisser sur le pavé de Versailles. Mais voilà qu’une porte s’ouvre, hospitalière. Ils entrent. C’est la salle du Jeu de paume, et là, le 20 juin 1789, ils jurent de ne pas se séparer avant d’avoir donné à la France une Constitution. Le lendemain on les chasse de cet asile. Cependant il faut s’expliquer, et au bout de trois jours le roi daigne réunir l’Assemblée au grand complet pour l’informer de ses bienfaits. « Il invite les États à indiquer les moyens de remédier aux abus, promettant de les adopter s’ils s’accordent avec l’autorité royale. »

Tu devines, Jacques Bonhomme, quelle terrible colère s’empara des députés du tiers ainsi humiliés. Aussi quand Louis XVI se retira suivi des deux ordres privilégiés, les Communes demeurèrent assises, silencieuses. Tout à coup une voix perce cette tristesse. C’est un marquis faisant les fonctions de laquais qui marmotte devant le président : « Messieurs, vous avez entendu les ordres du roi. » Alors Mirabeau se leva. D’une voix forte et avec une majesté terrible : « Allez, monsieur, allez dire à ceux qui vous envoient, que nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes ! » Trois jours après, le roi, effrayé, donna l’ordre à la noblesse de se réunir au tiers-état. Déjà la plus grande partie du clergé s’était ralliée, aux applaudissements de la France : il est des heures où le diable lui-même apportant son aide, serait béni. Et l’Assemblée, constituée de vive force par la volonté nationale, commença ses délibérations.

Qu’elle prépare la constitution nouvelle, le peuple, le vrai peuple, Jacques Bonhomme, va protéger ses représentants, assurer la tranquillité de leurs travaux, les mettre à l’abri des complots royalistes. Les mouvements de troupes, l’irritation des seigneurs, les menées de la reine, trahissaient les intentions secrètes de la cour qui tenait à Versailles l’Assemblée sous sa serre. Le peuple de Paris craignit un coup de main. Il voulut mettre à tout jamais la Révolution sous son aile, la sanctionner par un acte d’éclat, connaître et donner la mesure de sa force. Il leva la tête, vit a toutes les gueules de la Bastille les canons chargés à mitraille. « Là est le maître, » dit-il, et il courut à l’assaut.

Attention, Jacques Bonhomme, — voici venir véritablement les premiers jours de ton histoire.