Histoire de Jacques Bonhomme/Histoire/Premiers pas

Armand Le Chevalier (p. 41-51).


PREMIERS PAS


Le 14 juillet 1789 fut le vrai jour du Peuple. Que nous importait la Bastille, prison des nobles, des seigneurs ou tout au moins de la haute bourgeoisie ? Jamais un Jacques n’avait connu ses chaînes. Mais le peuple en ce jour s’appelait Justice et non vengeance. Cette vieille tour, signe visible de l’iniquité de dix siècles, abritée derrière son double fossé, ses murailles de dix pieds d’épaisseur, défendue par les fidèles suisses, riait de la justice. Jacques abattit ses portes, armé d’une simple hache. Cette féodalité de pierres défiait un siége régulier, et le soir elle était aux mains de la France. Elle eût brisé la force, mais le droit la vainquit.

Louis XVI apprend cet écroulement et il va se coucher. On le réveille. — Mais c’est donc une révolte ? — Sire, c’est une révolution. — On le mène à l’Assemblée : « Je me fie à vous, » dit-il aux représentants. — Le 17, il est contraint d’aller rendre visite au vrai roi de France, Paris. Aussi on ne criait plus : vive le Roi ! mais vive la Nation !

C’est qu’en effet le peuple était définitivement debout. Il vida la Bastille, s’arma et courut à l’assaut de toutes les bastilles de province, dédaignant les trésors, mais brûlant les parchemins gardiens de sa servitude, implacable aux tyranneaux, miséricordieux aux seigneurs qui avaient fait preuve envers lui d’humanité. Le jour des comptes était venu.

Les députés s’alarment de la crise. Le 4 août, on leur présentait un projet de proclamation demandant le respect des personnes et des propriétés, quand un député bas-breton se leva. Avec une force singulière, il reprocha à l’Assemblée de n’avoir pas prévenu l’incendie de quelques châteaux « en brûlant les titres qu’ils contiennent, monument odieux de la tyrannie de nos pères. » À cet appel les privilégiés s’émeuvent, sentant derrière eux le souffle chaud des vainqueurs de la Bastille. Dîmes, priviléges, droits féodaux, l’aristocratie, cet arbre aux branches monstrueuses, vient s’abattre aux pieds de la grande image de la patrie. Les pauvres ecclésiastiques se sacrifièrent héroïquement. Seul le haut clergé se montra égoïste et avide. L’Assemblée vota d’entraînement le rachat, non l’abolition des droits féodaux. En somme, nuit beaucoup trop vantée, où les nobles abandonnèrent des droits désormais intenables. Le peuple attendait autre chose. Il y mettra bientôt la main.

De Nationale, l’Assemblée devenue Constituante, s’empressa de proclamer les principes nouveaux. Elle les consigna dans la fameuse Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen. C’étaient : la liberté, l’égalité des droits, la souveraineté du peuple, la loi expression de la volonté générale égale pour tous, la sûreté personnelle garantie, la liberté de conscience, de presse, de parole, de réunion, d’association, le vote par tous des contributions, la responsabilité des agents du pouvoir. Comme application de ces principes, l’abolition de la noblesse, de tous les ordres et des distinctions qui en découlent, de la vénalité et de l’hérédité des offices, des jurandes et corporations, des vœux religieux.

Jacques Bonhomme se crut devenu l’égal des nobles. Mirabeau lui-même se chargea de le détromper. Comme un Jacques lui tendait la main : « Apprends, drôle, lui répondit-il, que je serai toujours pour toi monsieur le comte. »

Mais bientôt Paris montrera qui est le maître. Et comme Louis XVI hésite à sanctionner les décrets du 4 août, comme on discute si le roi aura le droit de dire à l’Assemblée, veto (non, j’empêche), comme on raconte que le 1er octobre, pendant la plus affreuse famine, la reine a présidé, à l’orangerie de Versailles, une orgie où les gardes du corps ont sonné la charge contre la nation, Jacques va le 5 et le 6 octobre chercher le roi, la reine et l’Assemblée à Versailles, les emmène de force à Paris, sous sa main, et, dans sa grande naïveté, il crut à la bonté de ces gens-là, lui qui est la générosité même : « La révolution est faite, s’écria-t-il. Voilà le roi délivré de ce Versailles, de ses courtisans, de « ses conseillers. »

Bourgeois, paysans, prolétaires se regardent et s’embrassent. Pendant huit ou neuf mois, villes, bourgs et villages se forment en fédération « pour s’unir, disent-ils et s’aimer, les uns les autres. » Jamais pareille flamme de fraternité ne brûla le cœur des pauvres gens.

Le roi, taciturne, épais, irrésolu, assistait à ce mouvement avec une stupidité défiante, épouvanté de ce peuple qui avait trouvé une voix humaine et se disait le maître. — Le bœuf commandant à l’aiguillon ! — La reine (à notre honneur elle n’était pas Française, comme toutes les souveraines qui ont marqué dans les désastres de notre patrie) guettait, tapie dans ses mauvais instincts, l’heure de sa revanche sanglante. Dès octobre elle devient le Roi, prépare la trahison. Autrichienne, elle donne a son frère l’empereur d’Autriche et à son mari le même mot d’ordre : ruser, simuler la confiance, laisser filer cinq ou six mois.

En 90, l’Assemblée commence la refonte de la France. Aux anciennes provinces souvent hostiles entre elles, avec des chartes, des droits inégaux, séparées par de telles barrières qu’à deux pas de l’abondance on mourait de faim, on substitue quatre-vingt-trois départements, frères sous une loi unique. Plus de libertés provinciales particulières : l’air et la lumière égale pour tous ; plus de ces intendants qui prennent à bail Jacques Bonhomme, lui arrachent des millions et veulent bien en rendre à l’État quelque chose : le peuple nommera ses administrateurs ; plus de parlements inamovibles aux justices multiples et corrompues : le jury juge au criminel et les juges sont élus par le peuple. Tout le vieil édifice de l’ancienne France s’écroula sans même trouver un défenseur.

Un principe nouveau préside au droit moderne, l’élection de tous les pouvoirs, — « Je ne m’inclinerai plus que devant la volonté commune. »

Le clergé possède le tiers des terres du royaume ; ses priviléges d’organisation le placent en dehors de l’État. — On émancipe le curé de l’évêque, l’évêque du pape ; tous ils seront élus par le peuple. On servira à ces prêtres une rente (comme si tous ces biens n’avaient pas été extorqués à la nation), moyennant laquelle leurs domaines feront retour à la France. Jacques Bonhomme pourra les acquérir à vil prix. Des assignats seront créés dont la valeur est garantie par ces terres. Ce sera la caisse de la Révolution.


L’œuvre de régénération proclamée, ce peuple nouveau-né voulut se reconnaître, ces cœurs français voulurent se marier dans une fédération générale. Le jour anniversaire de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1790, la France accourut du fond de ses villes, de ses bourgades, chantant cet hymne doux, fortifiant et patriotique :

Du législateur tout s’accomplira,
Celui qui s’élève on l’abaissera,
Celui qui s’abaisse on l’élèvera.

Ils se mirent douze cent mille, Bretagne, Bourgogne, Languedoc, Pyrénées, Poitou, vieillards et enfants, femmes élégantes et prolétaires, à construire au Champ de Mars cet autel de la patrie où le roi vint prêter serment à l’acte constitutionnel. Ah ! ils jurèrent tous et roi et seigneurs. Mais que de sang il te faudra répandre, peuple, pour réparer les trahisons de leur serment. Fédère-toi, Jacques Bonhomme, les rois, eux aussi, préparent leurs fédérations. Déjà, depuis les premiers frémissements du sol un des frères du roi et les principaux seigneurs ont déserté la France ; déjà ils ameutent contre elle les convoitises de l’Europe, ils amoncèlent sur nos frontières les colères de tous les rois.

Un mois après la fête du 14, des régiments se révoltent à Nancy contre leurs officiers qui les volent. Le marquis de Bouillé, l’âme damnée de la reine, envoyé par l’Assemblée pour apaiser l’émeute, la fait mitrailler sans pitié. On en prit au régiment de Château-Vieux dont le corps fut coupé en morceaux dans le marché de Nancy. Leur crime, aux yeux de la Cour, était d’avoir refusé de tirer sur le peuple le jour de la prise de la Bastille. L’Assemblée ose, malgré les efforts de Robespierre, voter des remercîments à Bouillé.

À ce signe le peuple comprend que sa cause est perdue s’il n’intervient lui-même, s’il ne prend la place de cette Assemblée qui l’abandonne, et, comme il lui faut un bras, une tête, il adopte la Commune et les Jacobins.

C’était d’abord une société de députés qui se réunissaient dans le couvent des Jacobins. Bientôt ils admirent à leurs délibérations tous ceux qui étaient présentés par trois membres. Le but de la société fut de conserver la Législature pure et indépendante du roi, de soumettre l’administration aux principes et aux formes démocratiques, et d’empêcher que la Constitution ne dérivât à l’ancien despotisme. Par sa forte discipline et grâce aux nombreuses ramifications qu’elle jeta dans toute la France, elle devint bientôt l’âme et la police de la Révolution.

La municipalité de Paris, organisée au lendemain de la prise de la Bastille, représentant les sections, veillant à la sûreté, à l’approvisionnement de la capitale, disposait, non-seulement d’une autorité morale, mais encore d’une force matérielle considérable. Ses membres prirent le nom de représentants de la Commune de Paris.

Sur ces deux roues formidables roulera le char de la Révolution. Vainement Mirabeau, corrompu par la Cour, essaie de réconcilier la royauté avec le peuple. Il n’y a plus désormais de place que pour un seul souverain.


Dès la fin de 90, le clergé avait opposé la plus vive résistance à la vente de ses biens. L’Assemblée accrut ses colères en lui imposant de jurer serment à la Constitution. Demander au bigot Louis XVI la sanction du décret, c’est lui demander de perdre son âme après avoir perdu sa couronne, de commettre un sacrilége. C’est trop. Le roi ne se débattra plus, ne discutera plus à l’avenir. Résigné en apparence, attestant hautement sa bonne foi, il prépare en cachette son évasion. Bouillé répond de la fidélité des troupes. Que le roi vienne se mettre à la tête des émigrés, et, avec l’aide de la Prusse et de l’Autriche indignées, il fondra sur Paris, restaurera l’autorité royale, châtiera l’Assemblée et ses sujets révoltés.

Répondant à cet appel, par une nuit de juin 91, le roi s’échappe et court vers le Nord. Le lendemain même il est reconnu à cinquante lieues de Paris, ramené par cent mille citoyens des villes et des campagnes, et contraint, ce fonctionnaire qui se sauve, à reprendre son poste aux Tuileries.

Mais, en le ramenant, le peuple n’avait voulu qu’attester sa propre puissance. L’Assemblée, au contraire, de plus en plus dominée par ses terreurs bourgeoises ou ses instincts monarchiques, persuadée qu’un roi est indispensable à la sauvegarde de ses intérêts bourgeois, tente, coûte que coûte, une restauration. Désabusé, clairvoyant, comprenant que le roi vaincu n’a plus désormais qu’une ressource, conspirer, Jacques Bonhomme demande la déchéance et court par milliers la signer sur l’autel, encore debout, du Champ de Mars (17 juillet 91). D’accord avec l’Assemblée, le commandant de la garde nationale Lafayette et le maire de Paris, Bailly, font mitrailler les pétitionnaires. Massacre décisif. Le drapeau rouge de la loi martiale ensevelit dans un même linceul la Constituante et la royauté.

Deux mois après, l’Assemblée se sépare. Soyons impartiaux. Si la Constituante ne fut pas peuple, elle laissa du moins Jacques Bonhomme debout. Elle anéantit les dîmes, les droits féodaux et les entraves du travail. Elle pétrit la France nouvelle. Mais son œuvre ébauchée eut été bien fragile si le peuple, en la jetant dans la fournaise de ses colères, n’eut transformé cette argile périssable en un marbre immortel.