Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/11

Garnier (tome 2p. 419-422).
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Livre XII


CHAPITRE XI

Le comte-duc devient tout à coup triste et rêveur. Du sujet étonnant de sa tristesse, et de la suite fâcheuse qu’elle eut.


Monseigneur, pour varier ses occupations, s’amusait aussi quelquefois à cultiver son jardin. Un jour que je le regardais travailler, il me dit en plaisantant : Tu vois, Santillane, un ministre banni de la cour, devenu jardinier à Loeches. Monseigneur, lui répondis-je sur le même ton, je m’imagine voir Denys de Syracuse maître d’école à Corinthe. Mon maître sourit de la réponse, et ne me sut pas mauvais gré de la comparaison.

Nous étions tous ravis au château de voir le patron, supérieur à sa disgrâce, trouver des charmes dans une vie si différente de celle qu’il avait toujours menée, lorsque nous nous aperçûmes avec douleur qu’il changeait à vue d’œil. Il devint sombre, rêveur, et tomba dans une mélancolie profonde. Il cessa de jouer avec nous, et ne parut plus sensible à tout ce que nous pouvions inventer pour le divertir. Il s’enfermait après son dîner dans son cabinet, où il demeurait tout seul jusqu’au soir. Nous nous imaginions que sa tristesse était causée par des retours de sa grandeur passée, et, dans cette opinion, nous lâchions après lui le père dominicain, dont pourtant l’éloquence ne pouvait triompher de la mélancolie de monseigneur, laquelle, au lieu de diminuer, semblait aller en augmentant.

Il me vint dans l’esprit que la tristesse de ce ministre pouvait avoir une cause particulière qu’il ne voulait pas dire, ce qui me fit former le dessein de lui arracher son secret. Pour y parvenir, j’épiai le moment de lui parler sans témoin, et l’ayant trouvé : Monseigneur, lui dis-je d’un air mêlé de respect et d’affection, est-il permis à Gil Blas d’oser faire une question à son maître ? Tu peux me parler, me répondit-il, je te le permets. Qu’est devenu, repris-je, cet air content qui paraissait sur le visage de Votre Excellence ? N’auriez-vous plus l’ascendant que vous aviez pris sur la fortune ? Votre faveur perdue exciterait-elle en vous de nouveaux regrets ? Seriez-vous replongé dans cet abîme d’ennuis d’où votre vertu vous avait tiré ? Non, grâce au ciel, repartit le ministre, ma mémoire n’est plus occupée du personnage que j’ai fait à la cour, et j’ai pour jamais oublié les honneurs qu’on m’y a rendus. Eh ! pourquoi donc, lui répliquai-je, si vous avez la force de n’en plus rappeler le souvenir, avez-vous la faiblesse de vous abandonner à une mélancolie qui nous alarme tous ? Qu’avez-vous, mon cher maître ? poursuivis-je en me jetant à ses genoux ; vous avez sans doute un secret chagrin qui vous dévore : pouvez-vous en faire un mystère à Santillane, dont vous connaissez la discrétion, le zèle et la fidélité ? Par quel malheur ai-je perdu votre confiance ?

Tu la possèdes toujours, me dit monseigneur ; mais je t’avouerai que j’ai de la répugnance à te révéler ce qui fait le sujet de la tristesse où tu me vois enseveli ; cependant je ne puis tenir contre les instances d’un serviteur et d’un ami tel que toi. Apprends donc ce qui fait ma peine ; ce n’est qu’au seul Santillane que je puis me résoudre à faire une pareille confidence. Oui, continua-t-il, je suis la proie d’une noire mélancolie qui consume peu à peu mes jours : je vois presque à tout moment un spectre qui se présente devant moi sous une forme effroyable. J’ai beau me dire à moi-même que ce n’est qu’une illusion, qu’un fantôme qui n’a rien de réel, ses apparitions continuelles me blessent la vue et m’inquiètent. Si j’ai la tête assez forte pour être persuadé qu’en voyant ce spectre je ne vois rien, je suis assez faible pour m’affliger de cette vision. Voilà ce que tu m’as forcé de te dire, ajouta-t-il ; juge à présent si j’ai tort de vouloir cacher à tout le monde la cause de ma mélancolie.

J’appris avec autant de douleur que d’étonnement une chose si extraordinaire, et qui supposait un dérangement dans la machine. Monseigneur, dis-je au ministre, cela ne viendrait-il point du peu de nourriture que vous prenez ? car votre sobriété est excessive. C’est ce que j’ai pensé d’abord, répondit-il ; et, pour éprouver si c’était à la diète que je m’en devais prendre, je mange depuis quelques jours plus qu’à l’ordinaire, et tout cela est inutile ; le fantôme ne disparaît point. Il disparaîtra, repris-je pour le consoler ; et si Votre Excellence voulait un peu se dissiper en jouant encore avec ses fidèles serviteurs, je crois qu’elle ne tarderait guère à se voir délivrée de ses noires vapeurs.

Peu de temps après cet entretien, monseigneur tomba malade ; et, sentant que l’affaire deviendrait sérieuse, il envoya chercher deux notaires à Madrid, pour leur faire faire son testament. Il fit venir aussi trois fameux médecins qui avaient la réputation de guérir quelquefois leurs malades. Aussitôt que le bruit de l’arrivée de ces derniers se répandit dans le château, on n’y entendit que des plaintes et des gémissements ; on y regarda la mort du maître comme prochaine, tant on y était prévenu contre ces messieurs ! Ils avaient amené avec eux un apothicaire et un chirurgien, ordinaires exécuteurs de leurs ordonnances. Ils laissèrent d’abord les notaires faire leur métier, après quoi ils se disposèrent à faire le leur. Comme ils étaient dans les principes du docteur Sangrado, dès la première consultation ils ordonnèrent saignée sur saignée, en sorte qu’au bout de six jours ils réduisirent le comte-duc à l’extrémité, et le septième ils le délivrèrent de sa vision.

Après la mort de ce ministre, il régna dans le château de Loeches[1] une vive et sincère douleur. Tous ses domestiques le pleurèrent amèrement. Bien loin de se consoler de sa perte par la certitude d’être compris dans son testament, il n’y en avait pas un qui n’eût volontiers renoncé à son legs pour le rappeler à la vie. Pour moi, qu’il avait le plus chéri, et qui m’étais attaché à lui par pure inclination pour sa personne, j’en fus encore plus touché que les autres. Je doute qu’Antonia m’ait coûté plus de larmes que le comte-duc.



  1. Il y a ici une erreur. Ce n’est point à Loeches qu’Olivarès mourut. Il avait été relégué de Loeches à Toro : mais Le Sage a suivi la version des Anecdotes relatives à l’exil de ce ministre.