Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/10

Garnier (tome 2p. 416-419).
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Livre XII


CHAPITRE X

De l’inquiétude et des soins qui troublèrent d’abord le repos du comte-duc, et de l’heureuse tranquillité qui leur succéda. Des occupations de ce ministre dans sa retraite.


Mme d’Olivarès laissa partir son mari pour Loeches, et demeura quelques jours après lui à la cour, dans le dessein d’essayer si, par ses prières et par ses larmes, elle ne pourrait pas le faire rappeler ; mais elle eut beau se prosterner devant Leurs Majestés, le roi n’eut aucun égard à ses remontrances quoique préparées avec art et la reine, qui la haïssait mortellement, vit avec plaisir couler ses pleurs. L’épouse du ministre ne se rebuta point ; elle s’humilia jusqu’à implorer les bons offices des dames de la reine ; mais le fruit qu’elle recueillit de ses bassesses fut de s’apercevoir qu’elles excitaient le mépris plutôt que la pitié. Désolée d’avoir fait en vain tant de démarches humiliantes, elle alla rejoindre son époux, pour s’affliger avec lui de la perte d’une place qui, sous un règne tel que celui de Philippe IV, était peut-être la première de la monarchie.

Le rapport que cette dame fit de l’état où elle avait laissé Madrid redoubla le chagrin du comte-duc. Vos ennemis, lui dit-elle en pleurant, le duc de Medina Celi et les autres grands qui vous haïssent, ne cessent de louer le roi de vous avoir ôté du ministère ; et le peuple célèbre votre disgrâce avec une joie insolente, comme si la fin des malheurs de l’État était attachée à celle de votre administration. Madame, lui dit mon maître, suivez mon exemple, dévorez vos chagrins ; il faut céder à l’orage qu’on ne peut détourner. J’avais cru, il est vrai, que je pourrais perpétuer ma faveur jusqu’à la fin de ma vie : illusion ordinaire des ministres et des favoris, qui oublient que leur sort dépend de leur souverain. Le duc de Lerme n’y a-t-il pas été trompé aussi bien que moi, quoiqu’il s’imaginât que la pourpre dont il était revêtu fût un sûr garant de l’éternelle durée de son autorité ?

C’est de cette façon que le comte-duc exhortait son épouse à s’armer de patience, pendant qu’il était lui-même dans une agitation qui se renouvelait tous les jours par les dépêches qu’il recevait de don Henri, lequel, étant demeuré à la cour pour observer ce qui s’y passerait, avait soin de l’en informer exactement. C’était Scipion qui apportait les lettres de ce jeune seigneur, auprès de qui il était encore, et avec qui je ne demeurais plus depuis son mariage avec doña Juana. Les dépêches de ce fils adopté étaient toujours remplies de fâcheuses nouvelles, et malheureusement on n’en attendait pas d’autres de lui. Tantôt il mandait que les grands ne se contentaient pas de se réjouir publiquement de la retraite du comte-duc, qu’ils s’étaient tous réunis pour faire chasser ses créatures des charges et des emplois qu’elles possédaient, et les faire remplacer par ses ennemis. Une autre fois il écrivait que don Louis de Haro commençait d’entrer en faveur, et que, suivant toutes apparences, il allait devenir premier ministre. De toutes les choses chagrinantes que mon maître apprit, celle qui parut l’affliger davantage fut le changement qui se fit dans la vice-royauté de Naples, que la cour, pour le mortifier seulement, ôta au duc de Medina de Las Torrès, qu’il aimait, pour la donner à l’amirante de Castille, qu’il avait toujours haï.

On peut dire que, pendant trois mois, monseigneur ne sentit, dans la solitude, que trouble et que chagrin ; mais son confesseur, qui était un religieux de l’ordre de Saint-Dominique, et qui joignait à une solide piété une mâle éloquence, eut le pouvoir de le consoler. À force de lui représenter avec énergie qu’il ne devait plus penser qu’à son salut, il eut, avec le secours de la grâce, le bonheur de détacher son esprit de la cour. Son Excellence ne voulut plus savoir de nouvelles de Madrid, et n’eut plus d’autre soin que de se disposer à bien mourir. Mme d’Olivarès, de son côté, faisant un assez bon usage de sa retraite, trouva, dans le couvent dont elle était fondatrice, une consolation préparée par la Providence : il y eut, parmi les religieuses, de saintes filles dont les discours pleins d’onction tournèrent insensiblement en douceur l’amertume de sa vie. À mesure que mon maître détournait sa pensée des affaires du monde, il devenait plus tranquille. Voici de quelle manière il réglait sa journée : il passait presque toute la matinée à entendre des messes dans l’église des religieuses, ensuite il revenait dîner ; après quoi il s’amusait, pendant deux heures, à jouer à toutes sortes de jeux avec moi et quelques-uns de ses plus affectionnés domestiques ; puis il se retirait ordinairement tout seul dans son cabinet, où il demeurait jusqu’au coucher du soleil ; alors il faisait le tour de son jardin, ou bien il allait en carrosse se promener aux environs de son château, accompagné tantôt de son confesseur, et tantôt de moi.

Un jour que j’étais seul avec lui, et que j’admirais la sérénité qui brillait sur son visage, je pris la liberté de lui dire : Monseigneur, permettez-moi de laisser éclater ma joie ; à l’air de satisfaction que je vous vois, je juge que Votre Excellence commence à s’accoutumer à la retraite. J’y suis déjà tout accoutumé, me répondit-il ; et, quoique je sois depuis longtemps dans l’habitude de m’occuper d’affaires, je te proteste, mon enfant, que je prends de jour en jour plus de goût à la vie douce et paisible que je mène ici.