Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/14

Garnier (tome 2p. 379-382).
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Livre XI


CHAPITRE XIV

Santillane va chez le poète Nunez. Quelles personnes il y trouva, et quels discours y furent tenus.


Il me prit envie, une après-dînée, d’aller voir le poète des Asturies, me sentant fort curieux de savoir de quelle façon il était logé. Je me rendis à l’hôtel du seigneur don Bertrand Gomez del Ribero, et j’y demandai Nunez. Il ne demeure plus ici, me dit un laquais qui était à la porte ; c’est là qu’il loge à présent, ajouta-t-il en me montrant une maison voisine ; il occupe un corps de logis sur le derrière. J’y allai ; et, après avoir traversé une petite cour, j’entrai dans une salle toute nue, où je trouvai mon ami Fabrice encore à table, avec cinq ou six de ses confrères qu’il régalait ce jour-là.

Ils étaient sur la fin du repas, et par conséquent en train de disputer ; mais aussitôt qu’ils m’aperçurent, ils firent succéder un profond silence à leurs bruyants entretiens. Nunez se leva d’un air empressé pour me recevoir, en s’écriant : Messieurs, voilà le seigneur de Santillane qui veut bien m’honorer d’une de ses visites ; rendez avec moi vos hommages au favori du premier ministre. À ces paroles, tous les convives se levèrent aussi pour me saluer ; et, en faveur du titre qui m’avait été donné, ils me firent des civilités très respectueuses. Quoique je n’eusse besoin ni de boire ni de manger, je ne pus me défendre de me mettre à table avec eux, et même de faire raison à une brinde qu’ils me portèrent.

Comme il me parut que ma présence les empêchait de continuer à s’entretenir librement : Messieurs, leur dis-je, que je ne vous gêne point, s’il vous plaît ; il me semble que j’ai interrompu votre entretien ; reprenez-le, de grâce, ou je m’en vais. Ces messieurs, dit alors Fabrice, parlaient de l’Iphigénie d’Euripide. Le bachelier Melchior de Villegas, qui est un savant du premier ordre, demandait au seigneur don Jacinte de Romarate ce qui l’intéressait dans cette tragédie. Oui, dit don Jacinte, et je lui ai répondu que c’était le péril où se trouvait Iphigénie. Et moi, dit le bachelier, je lui ai répliqué (ce que je suis prêt à démontrer) que ce n’est point ce péril qui fait le véritable intérêt de la pièce. Qu’est-ce que c’est donc ? s’écria le vieux licencié Gabriel de Léon. C’est le vent, repartit le bachelier.

Toute la compagnie fit un éclat de rire à cette repartie que je ne crus pas sérieuse ; je m’imaginai que Melchior ne l’avait faite que pour égayer la conversation. Je ne connaissais pas ce savant : c’était un homme qui n’entendait nullement raillerie. Riez tant qu’il vous plaira, Messieurs, reprit-il froidement ; je vous soutiens que c’est le vent seul qui doit intéresser, frapper, émouvoir le spectateur, et non le péril d’Iphigénie. Représentez-vous, poursuivit-il, une nombreuse armée qui s’est assemblée pour aller faire le siège de Troie ; concevez toute l’impatience qu’ont les chefs et les soldats d’exécuter leur entreprise, pour s’en retourner promptement dans la Grèce, où ils ont laissé ce qu’ils ont de plus cher, leurs dieux domestiques, leurs femmes et leurs enfants ; cependant un maudit vent contraire les retient en Aulide, semble les clouer au port ; et, s’il ne change point, ils ne pourront aller assiéger la ville de Priam. C’est donc le vent qui fait l’intérêt de cette tragédie. Je prends parti pour les Grecs, j’épouse leur dessein ; je ne souhaite que le départ de leur flotte, et je vois d’un œil indifférent Iphigénie dans le péril, puisque sa mort est un moyen d’obtenir des dieux un vent favorable.

Sitôt que Villegas eut achevé de parler les ris se renouvelèrent à ses dépens. Nunez eut la malice d’appuyer son sentiment, pour donner encore plus beau jeu aux railleurs, qui se mirent à faire à l’envi de mauvaises plaisanteries sur les vents. Mais le bachelier, les regardant tous d’un air flegmatique et orgueilleux, les traita d’ignorants et d’esprits vulgaires. Je m’attendais à tous moments à voir ces messieurs s’échauffer et se prendre aux crins, fin ordinaire de leurs dissertations ; cependant je fus trompé dans mon attente : ils se contentèrent de se dire des injures réciproquement, et se retirèrent quand ils eurent bu et mangé à discrétion.

Après leur retraite, je demandai à Fabrice pourquoi il ne demeurait plus chez son trésorier, et s’ils s’étaient brouillés tous deux. Brouillés ! me répondit-il, le ciel m’en préserve ! je suis mieux que jamais avec le seigneur don Bertrand, qui m’a permis de loger en mon particulier : ainsi j’ai loué ce corps de logis pour y recevoir mes amis et me réjouir avec eux en toute liberté : ce qui m’arrive fort souvent ; car tu sais bien que je ne suis pas d’humeur à vouloir laisser de grandes richesses à mes héritiers ; et, ce qu’il y a d’heureux pour moi, je suis présentement en état de faire tous les jours des parties de plaisir. J’en suis ravi, repris-je, mon cher Nunez ; et je ne puis m’empêcher de te féliciter encore sur le succès de ta dernière tragédie ; les huit cents pièces dramatiques du grand Lope ne lui ont pas rapporté le quart de ce que t’a valu ton Comte de Saldagne.