Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/13

Garnier (tome 2p. 372-379).
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Livre XI


CHAPITRE XIII

Gil Blas rencontre chez le roi don Gaston de Cogollos et don André de Tordesillas ; où ils allèrent tous trois. Fin de l’histoire de don Gaston et de doña Helena de Galisteo. Quel service Santillane rendit à Tordesillas.


Je nageais dans la joie d’avoir si heureusement changé en vice-roi un gouverneur déplacé ; les seigneurs de Leyva même en étaient moins ravis que moi. J’eus bientôt encore une autre occasion d’employer mon crédit pour un ami ; ce que je crois devoir rapporter, pour faire connaître à mes lecteurs que je n’étais plus ce même Gil Blas qui, sous le ministre précédent, vendait les grâces de la cour.

J’étais un jour dans l’antichambre du roi, où je m’entretenais avec des seigneurs qui, me connaissant pour un homme chéri du premier ministre, ne dédaignaient pas ma conversation. J’aperçus dans la foule don Gaston de Cogollos, ce prisonnier d’État que j’avais laissé dans la tour de Ségovie. Il était avec le châtelain don André de Tordesillas. Je quittai volontiers ma compagnie pour aller embrasser ces deux amis. S’ils furent étonnés de me revoir là, je le fus bien davantage de les y rencontrer. Après de vives accolades de part et d’autre, don Gaston me dit : Seigneur de Santillane, nous avons bien des questions à nous faire mutuellement, et nous ne sommes pas ici dans un lieu commode pour cela : permettez que je vous emmène dans un endroit où, le seigneur de Tordesillas et moi, nous serons bien aises d’avoir avec vous un long entretien. J’y consentis ; nous fendîmes la presse, et nous sortîmes du palais. Nous trouvâmes le carrosse de don Gaston qui l’attendait dans la rue ; nous y montâmes tous trois, et nous nous rendîmes à la grande place du marché où se font les courses de taureaux. Là demeurait Cogollos dans un fort bel hôtel.

Seigneur Gil Blas, me dit don André lorsque nous fûmes dans une salle magnifiquement meublée, il me semble qu’à votre départ de Ségovie vous haïssiez la cour, et que vous étiez dans la résolution de vous en éloigner pour jamais. C’était en effet mon dessein, lui répondis-je ; et tant qu’a vécu le feu roi, je n’ai pas changé de sentiment ; mais quand j’ai su que le prince son fils était sur le trône, j’ai voulu voir si ce nouveau monarque me reconnaîtrait. Il m’a reconnu, et j’ai eu le bonheur d’en être reçu favorablement ; il m’a recommandé lui-même au premier ministre, qui m’a pris en amitié, et avec qui je suis beaucoup mieux que je ne l’ai jamais été avec le duc de Lerme. Voilà, Seigneur don André, ce que j’avais à vous apprendre. Et vous, dites-moi si vous êtes toujours châtelain de la tour de Ségovie. Non vraiment, me répondit-il ; le comte-duc en a mis un autre à ma place. Il m’a cru apparemment tout dévoué a son prédécesseur. Et moi, dit alors don Gaston, j’ai été mis en liberté par une raison contraire : le premier ministre n’a pas sitôt su que j’étais dans les prisons de Ségovie par ordre du duc de Lerme, qu’il m’en a fait sortir. Il s’agit à présent, seigneur Gil Blas, de vous conter ce qui m’est arrivé depuis que je suis libre.

La première chose que je fis, poursuivit-il, après avoir remercié don André des attentions qu’il avait eues pour moi pendant ma prison, fut de me rendre à Madrid. Je me présentai devant le comte d’Olivarès, qui me dit : Ne craignez pas que le malheur qui vous est survenu fasse le moindre tort à votre réputation ; vous êtes pleinement justifié ; je suis d’autant plus assuré de votre innocence, que le marquis de Villareal, dont on vous a soupçonné d’être complice, n’était pas coupable. Quoique Portugais, et parent même du duc de Bragance, il est moins dans ses intérêts que dans ceux du roi mon maître. On n’a donc point dû vous faire un crime de votre liaison avec ce marquis ; et, pour réparer l’injustice qu’on vous a faite en vous accusant de trahison, le roi vous donne une lieutenance dans sa garde espagnole. J’acceptai cet emploi, en suppliant Son Excellence de me permettre, avant que d’entrer en service, d’aller à Coria pour y voir doña Eleonor de Laxarilla, ma tante. Le ministre m’accorda un mois pour faire ce voyage, et je partis accompagné d’un seul laquais.

Nous avions déjà passé Colmenar, et nous étions engagés dans un chemin creux entre deux montagnes, quand nous aperçûmes un cavalier qui se défendait vaillamment contre trois hommes qui l’attaquaient tous ensemble. Je ne balançai point à le secourir ; je me hâtai de le joindre, et je me mis à son côté. Je remarquai, en me battant, que nos ennemis étaient masqués, et que nous avions affaire à de vigoureux spadassins. Cependant, malgré leur force et leur adresse, nous demeurâmes vainqueurs ; je perçai un des trois ; il tomba de cheval, et les deux autres prirent la fuite à l’instant. Il est vrai que la victoire ne nous fut guère moins funeste qu’au malheureux que j’avais tué, puisque après l’action nous nous trouvâmes, mon compagnon et moi, dangereusement blessés. Mais représentez-vous quelle fut ma surprise, lorsque dans ce cavalier je reconnus Combados, le mari de doña Helena ! Il ne fut pas moins étonné de voir que j’étais son défenseur. Ah ! don Gaston, s’écria-t-il, quoi ! c’est vous qui venez me secourir ? Quand vous avez si généreusement pris mon parti, vous ignoriez que c’était celui d’un homme qui vous a enlevé votre maîtresse. Je l’ignorais en effet ; lui répondis-je ; mais quand je l’aurais su, pensez-vous que j’eusse balancé à faire ce que j’ai fait ? Jugeriez-vous assez mal de moi pour me croire une âme si basse ? Non, non, reprit-il, j’ai meilleure opinion de vous ; et, si je meurs des blessures que je viens de recevoir, je souhaite que les vôtres ne vous empêchent point de profiter de ma mort. Combados, lui dis-je, quoique je n’aie pas encore oublié doña Helena, sachez que je ne désire point sa possession aux dépens de votre vie ; je m’applaudis même d’avoir contribué à vous sauver des coups de trois assassins, puisqu’en cela j’ai fait une action agréable à votre épouse.

Pendant que nous nous parlions de cette sorte, mon laquais descendit de cheval ; et, s’étant approché du cavalier qui était étendu sur la poussière, il lui ôta son masque, et nous fit voir des traits que Combrados reconnut d’abord. C’est Caprara, s’écria-t-il, ce perfide cousin qui, de dépit d’avoir manqué une riche succession qu’il m’avait injustement disputée, nourrissait depuis longtemps le désir de m’assassiner, et avait choisi ce jour pour le satisfaire ; mais le ciel a permis qu’il ait été la victime de son attentat.

Cependant notre sang coulait à bon compte, et nous nous affaiblissions à vue d’œil. Néanmoins, tout blessés que nous étions, nous eûmes la force de gagner le bourg de Villarejo, qui n’est qu’à deux portées de fusil du champ de bataille. En arrivant à la première hôtellerie, nous demandâmes des chirurgiens. Il en vint un qu’on nous dit être fort habile. Il visita nos plaies, qu’il trouva très dangereuses. Il nous pansa, et le lendemain il nous dit, après avoir levé l’appareil, que les blessures de don Blas étaient mortelles. Il jugea des miennes plus favorablement, et ses pronostics ne furent point faux.

Combados, se voyant condamné à la mort, ne songea plus qu’à s’y préparer. Il dépêcha un exprès à sa femme, pour l’informer de ce qui s’était passé, et du triste état où il se trouvait. Doña Helena fut bientôt à Villarejo. Elle y arriva, l’esprit travaillé d’une inquiétude qui avait deux causes différentes : le péril que courait la vie de son époux, et la crainte de sentir, en me revoyant, rallumer un feu mal éteint. Cela lui causait une agitation terrible. Madame, lui dit don Blas lorsqu’elle fut en sa présence, vous arrivez assez à temps pour recevoir mes adieux. Je vais mourir, et je regarde ma mort comme une punition du ciel, de vous avoir, par une tromperie, arrachée à don Gaston ; bien loin d’en murmurer, je vous exhorte moi-même à lui rendre un cœur que je lui ai ravi. Doña Helena ne lui répondit que par des pleurs ; et, véritablement c’était la meilleure réponse qu’elle lui pût faire, n’étant pas encore assez détachée de moi pour avoir oublié l’artifice dont il s’était servi pour la déterminer à me manquer de foi.

Il arriva, comme le chirurgien l’avait pronostiqué, qu’en moins de trois jours Combados mourut de ses blessures, au lieu que les miennes annonçaient une prochaine guérison. La jeune veuve, uniquement occupée du soin de faire transporter à Coria le corps de son époux, pour lui rendre tous les honneurs qu’elle devait à sa cendre, partit de Villarejo pour s’en retourner, après s’être informée, comme par pure politesse, de l’état où je me trouvais. Dès que je pus la suivre, je pris le chemin de Coria, où j’achevai de me rétablir en peu de temps. Alors doña Éleonor, ma tante, et don Georges de Galisteo, résolurent de nous marier promptement, Helena et moi, de peur que la fortune ne nous séparât encore par quelque nouvelle traverse. Mais ce mariage se fit sans éclat, à cause de la mort trop récente de don Blas ; et peu de jours après je revins à Madrid avec doña Helena. Comme j’avais passé le temps prescrit par le comte-duc pour mon voyage, je craignais que ce ministre n’eût donné à un autre la lieutenance qu’il m’avait promise ; mais il n’en avait point disposé, et il eut la bonté de recevoir les excuses que je lui fis de mon retardement.

Je suis donc, poursuivit Cogollos, lieutenant de la garde espagnole, et j’ai de l’agrément dans mon poste. J’ai fait des amis d’un commerce agréable, et je vis content avec eux. Je voudrais pouvoir en dire autant, s’écria don André ; mais je suis bien éloigné d’être satisfait de mon sort : j’ai perdu mon emploi, qui ne laissait pas de m’être fort utile, et je n’ai point d’amis qui aient assez de crédit pour m’en procurer un solide. Pardonnez-moi, seigneur don André, interrompis-je en souriant, vous avez en moi un ami qui peut vous être bon à quelque chose. Je vous ai déjà dit que je suis encore plus aimé du comte-duc que je ne l’étais du duc de Lerme, et vous osez me dire en face que vous n’avez personne qui puisse vous faire obtenir un solide emploi ! Ne vous ai-je pas rendu déjà un pareil service ? Souvenez-vous que, par le crédit de l’archevêque de Grenade, je vous fis nommer pour aller remplir au Mexique un poste où vous auriez fait votre fortune, si l’amour ne vous eût point arrêté dans la ville d’Alicante. Je suis bien plus en état de vous servir présentement que j’ai l’oreille du premier ministre. Je m’abandonne donc à vous, répliqua Tordesillas ; mais, ajouta-t-il en souriant à son tour, ne m’envoyez pas, de grâce, à la Nouvelle-Espagne ; je n’y voudrais point aller, quand on m’y voudrait faire président de l’Audience[1] même du Mexique.

Nous fûmes interrompus dans cet endroit de notre entretien par doña Helena qui arriva dans la salle, et dont la personne toute gracieuse remplit l’idée charmante que je m’en étais formée. Madame, lui dit Cogollos, je vous présente le seigneur de Santillane, dont je vous ai parlé quelquefois, et dont l’aimable compagnie a souvent dans ma prison suspendu mes ennuis. Oui, Madame, dis-je à doña Helena, don Gaston vous dit la vérité. Ma conversation lui plaisait, parce que vous en faisiez toujours la matière. La fille de don Georges répondit modestement à ma politesse ; après quoi je pris congé de ces deux, époux, en leur protestant que j’étais ravi que l’hymen eût enfin succédé à leurs longues amours. Ensuite, m’adressant à Tordesillas, je le priai de m’apprendre sa demeure ; et lorsqu’il me l’eut enseignée : Sans adieu, lui dis-je, don André ; j’espère qu’avant huit jours vous verrez que je joins le pouvoir à la bonne volonté.

Je n’en eus pas le démenti. Dès le lendemain même, le comte-duc me fournit une occasion d’obliger ce châtelain. Santillane, me dit Son Excellence, la place du gouverneur de la prison royale de Valladolid est vacante : elle rapporte plus de trois cents pistoles par an ; il me prend envie de te la donner. Je n’en veux point, Monseigneur, lui répondis-je, valût-elle dix mille ducats de rente ; je renonce à tous les postes que je ne puis occuper sans m’éloigner de vous. Mais, reprit le ministre, tu peux fort bien remplir celui-là sans être obligé de quitter Madrid, que pour aller de temps en temps à Valladolid visiter la prison ; cela, comme tu vois, n’est pas incompatible. Vous direz, lui repartis-je, tout ce qu’il vous plaira ; je ne veux de cet emploi qu’à condition qu’il me sera permis de m’en démettre en faveur d’un brave gentilhomme appelé don André de Tordesillas, ci-devant châtelain de la tour de Ségovie : j’aimerais à lui faire ce présent, pour reconnaître les bons traitements qu’il m’a faits pendant ma prison.

Ce discours fit rire le Ministre, qui me dit : C’est-à-dire, Gil Blas, que tu veux faire un gouverneur de prison royale comme tu as fait un vice-roi. Eh bien ! soit, mon ami, je t’accorde la place vacante pour Tordesillas ; mais dis-moi tout naturellement quel profit il doit t’en revenir ; car je ne te crois pas assez sot pour vouloir employer ton crédit pour rien. Monseigneur, lui répondis-je, ne faut-il pas payer ses dettes ? Don André m’a fait sans intérêt tous les plaisirs qu’il a pu, ne dois-je pas lui rendre la pareille ? Vous êtes devenu bien désintéressé, monsieur de Santillane, me répliqua Son Excellence en riant ; il me semble que vous l’étiez beaucoup moins sous le dernier ministère. J’en conviens, lui repartis-je : le mauvais exemple corrompit mes mœurs : comme tout se vendait alors, je me conformai à l’usage ; et, comme aujourd’hui tout se donne, j’ai repris mon intégrité.

Je fis donc pourvoir don André de Tordesillas du gouvernement de la prison royale de Valladolid, et je l’envoyai bientôt dans cette ville, aussi satisfait de son nouvel établissement que je l’étais de m’être acquitté envers lui des obligations que je lui avais.



  1. L’Audience, cour supérieure de justice et de police.