Histoire de Gil Blas de Santillane/VIII/3

Garnier (tome 2p. 110-114).
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Livre VIII


CHAPITRE III

Il apprend que son poste n’est pas sans désagrément. De l’inquiétude que lui cause cette nouvelle, et de la conduite qu’elle l’oblige à tenir.


J’eus grand soin, en entrant, d’apprendre au traiteur que j’étais un secrétaire du premier ministre ; et, en cette qualité, je ne savais que lui ordonner de m’apprêter mon dîner. J’avais peur de demander quelque chose qui sentît l’épargne, et je lui dis de me donner ce qu’il lui plairait. Il me régala bien, et l’on me servit avec des marques de considération qui me faisaient encore plus de plaisir que la bonne chère. Quand il fut question de payer, je jetai sur la table une pistole, dont j’abandonnai aux valets un quart pour le moins qu’il y avait de reste à me rendre. Après quoi je sortis de chez le traiteur, en faisant des écarts de poitrine comme un jeune homme fort content de sa personne.

Il y avait à vingt pas de là un grand hôtel garni, où logeaient d’ordinaire des seigneurs étrangers. J’y louai un appartement de cinq à six pièces bien meublées. Il semblait que j’eusse déjà deux ou trois mille ducats de rente. Je donnai même le premier mois d’avance. Après cela je retournai au travail, et je m’occupai toute l’après-dînée à continuer ce que j’avais commencé le matin. Il y avait dans un cabinet voisin du mien, deux autres secrétaires, mais ceux-ci ne faisaient que mettre au net ce que le duc leur portait lui-même à copier. Je fis connaissance avec eux dès ce soir-là même en nous retirant ; et, pour mieux gagner leur amitié, je les entraînai chez mon traiteur, où j’ordonnai les meilleures viandes pour la saison, avec les vins les plus délicats et les plus estimés en Espagne.

Nous nous mîmes à table, et nous commençâmes à nous entretenir avec plus de gaieté que d’esprit ; car, pour rendre justice à mes convives, je m’aperçus bientôt qu’ils ne devaient pas à leur génie les places qu’ils remplissaient dans leur bureau. Ils se connaissaient, à la vérité, en belles lettres rondes et bâtardes ; mais ils n’avaient pas la moindre teinture de celles qu’on enseigne dans les universités.

En récompense, ils entendaient à merveille leurs petits intérêts, et ils me firent connaître qu’ils n’étaient pas si enivrés de l’honneur d’être chez le premier ministre, qu’ils ne se plaignissent de leur condition. Il y a, disait l’un, déjà cinq mois que nous exerçons notre emploi à nos dépens. Nous ne touchons pas nos appointements ; et, qui pis est, nos appointements ne sont pas réglés. Nous ne savons sur quel pied nous sommes. Pour moi, disait l’autre, je voudrais avoir reçu vingt coups d’étrivières pour appointements, et qu’on me laissât la liberté de prendre un parti ailleurs ; car je n’oserais me retirer de moi-même ni demander mon congé, après les choses secrètes que j’ai écrites. Je pourrais bien aller voir la tour de Ségovie ou le château d’Alicante.

Comment faites-vous donc pour vivre ? leur dis-je ; Vous avez du bien apparemment ? Ils me répondirent qu’ils en avaient fort peu, mais qu’heureusement pour eux ils étaient logés chez une honnête veuve qui leur faisait crédit, et les nourrissait pour cent pistoles chacun par année. Tous ces discours, dont je ne perdis pas un mot, abaissèrent dans le moment mes orgueilleuses fumées. Je me représentai qu’on n’aurait pas sans doute plus d’attention pour moi que pour les autres ; que par conséquent je ne devais pas être si charmé de mon poste ; qu’il était moins solide que je ne l’avais cru, et qu’enfin je ne pouvais assez ménager ma bourse. Ces réflexions me guérirent de la rage de dépenser. Je commençai à me repentir d’avoir amené là ces secrétaires, à souhaiter la fin du repas ; et, lorsqu’il fallut compter, j’eus avec le traiteur une dispute pour l’écot.

Nous nous séparâmes à minuit, mes confrères et moi, parce que je ne les pressai pas de boire davantage. Ils s’en allèrent chez leur veuve, et je me retirai à mon superbe appartement, que j’enrageais pour lors d’avoir loué, et que je me promettais bien de quitter à la fin du mois. J’eus beau me coucher dans un bon lit, mon inquiétude en écarta le sommeil. Je passai le reste de la nuit à rêver aux moyens de ne pas travailler pour le roi généreusement. Je m’en tins là-dessus au conseil de Monteser. Je me levai dans la résolution d’aller faire la révérence à don Rodrigue de Calderone. J’étais dans une disposition très propre à paraître devant un homme si fier : car je sentais que j’avais besoin de lui. Je me rendis donc chez ce secrétaire.

Son logement communiquait à celui du duc de Lerme, et l’égalait en magnificence. On aurait eu de la peine à distinguer par les ameublements le maître du valet. Je me fis annoncer comme successeur de don Valerio, ce qui n’empêcha pas qu’on ne me fît attendre plus d’une heure dans l’antichambre. Monsieur le nouveau secrétaire, me disais-je pendant ce temps-là, prenez, s’il vous plaît, patience. Vous croquerez bien le marmot, avant que vous le fassiez croquer aux autres.

On ouvrit pourtant la porte de la chambre. J’entrai et m’avançai vers don Rodrigue, qui, venant d’écrire un billet doux à sa charmante Sirène, le donnait à Pédrille dans ce moment-là. Je n’avais pas paru devant l’archevêque de Grenade, ni devant le comte Galiano, ni même devant le premier ministre, si respectueusement que je me présentai aux yeux du seigneur Calderone. Je le saluai en baissant la tête jusqu’à terre, et lui demandant sa protection dans des termes dont je ne puis me souvenir sans honte, tant ils étaient pleins de soumission. Ma bassesse aurait tourné contre moi dans l’esprit d’un homme qui eût moins de fierté. Pour lui, il s’accommoda fort de mes manières rampantes, et me dit d’un air même assez honnête qu’il ne laisserait échapper aucune occasion de me faire plaisir.

Là-dessus, le remerciant avec de grandes démonstrations de zèle des sentiments favorables qu’il me marquait, je lui vouai un éternel attachement. Ensuite de peur de l’incommoder, je sortis en le priant de m’excuser si je l’avais interrompu dans ses importantes occupations. Sitôt que j’eus fait une si indigne démarche, je me retirai plein de confusion, et je gagnai mon bureau où j’achevai l’ouvrage qu’on m’avait chargé de faire. Le duc ne manqua pas d’y venir dans la matinée. Il ne fut pas moins content de la fin de mon travail qu’il l’avait été du commencement, et il me dit : Voilà qui est bien. Écris toi-même, le mieux que tu pourras, cette histoire abrégée sur le registre de Catalogne. Après quoi, tu prendras dans le portefeuille un autre mémoire, que tu rédigeras de la même manière. J’eus une assez longue conversation avec Son Excellence dont l’air doux et familier me charmait. Quelle différence il y avait d’elle à Calderone ! C’étaient deux figures bien contrastées.

Je dînai ce jour-là dans une auberge où l’on mangeait à juste prix, et je résolus d’y aller tous les jours incognito, jusqu’à ce que je visse l’effet que mes complaisances et mes souplesses produiraient. J’avais de l’argent pour trois mois tout au plus. Je me prescrivis ce temps-là pour travailler aux dépens de qui il appartiendrait, me proposant (les plus courtes folies étant les meilleures) d’abandonner après cela la cour et son clinquant, si je n’en recevais aucun salaire. Je fis donc ainsi mon plan. Je n’épargnai rien pendant deux mois pour plaire à Calderone : mais il me tint si peu de compte de tout ce que je faisais pour y réussir, que je désespérai d’en venir à bout. Je changeai de conduite à son égard. Je cessai de lui faire la cour ; et je ne m’attachai plus qu’à mettre à profit les moments d’entretien que j’avais avec le duc.