Histoire de Gil Blas de Santillane/VIII/2

Garnier (tome 2p. 105-110).
III  ►
Livre VIII


CHAPITRE II

Gil Blas est présenté au duc de Lerme, qui le reçoit au nombre de ses secrétaires ; ce ministre le fait travailler, et est content de son travail.


Ce fut Monteser qui m’annonça cette agréable nouvelle, et me dit : Ami Gil Blas, quoique je ne vous perde pas sans regret, je vous aime trop pour n’être pas ravi que vous succédiez à don Valerio. Vous ne manquerez pas de faire une belle fortune, pourvu que vous suiviez les deux conseils que j’ai à vous donner : le premier, c’est de paraître tellement attaché à Son Excellence, qu’elle ne doute pas que vous ne lui soyez entièrement dévoué ; et le second, c’est de bien faire votre cour au seigneur don Rodrigue de Calderone ; car cet homme-là manie comme une cire molle l’esprit de son maître. Si vous avez le bonheur de vous acquérir la bienveillance de ce secrétaire favori, vous irez loin en peu de temps ; c’est une chose dont j’ose hardiment vous répondre.

Seigneur, dis-je à don Diègue, après lui avoir rendu grâces de ses bons avis, apprenez-moi, s’il vous plaît, de quel caractère est don Rodrigue. J’en ai quelquefois entendu parler dans le monde. On me l’a peint comme un assez mauvais sujet ; mais je me défie des portraits que le peuple fait des personnes qui sont en place à la cour, quoiqu’il en juge sainement quelquefois. Dites-moi donc, je vous prie, ce que vous pensez du seigneur Calderone. Vous me demandez une chose délicate, répondit le surintendant avec un souris malin. Je dirais à un autre que vous, sans hésiter, que c’est un très honnête gentilhomme, et qu’on n’en saurait dire que du bien ; mais je veux avoir de la franchise avec vous. Outre que je vous crois un garçon fort discret, il me semble que je dois vous parler à cœur ouvert de don Rodrigue, puisque je vous ai conseillé de le bien ménager ; autrement ce ne serait vous obliger qu’à demi.

Vous saurez donc, poursuivit-il, que de simple domestique qu’il était de Son Excellence, lorsqu’elle ne portait encore que le nom de don François de Sandoval, il est parvenu par degrés au poste de premier secrétaire. On n’a jamais vu d’homme plus fier. Il ne répond guère aux politesses qu’on lui fait, à moins que de fortes raisons ne l’y obligent. En un mot, il se regarde comme un collègue du duc de Lerme ; et, dans le fond, on dirait qu’il partage avec lui l’autorité de premier ministre, puisqu’il fait donner des charges et des gouvernements à qui bon lui semble. Le public en murmure souvent ; mais c’est de quoi il ne se met guère en peine : pourvu qu’il tire des paraguantes[1] d’une affaire, il se soucie fort peu des épilogueurs. Vous concevez bien par ce que je viens de vous dire, ajouta don Diègue, quelle conduite vous avez à tenir avec un mortel si orgueilleux. Oh ! que oui, lui dis-je ; laissez-moi faire. Il y aura bien du malheur si je ne me fais pas aimer de lui. Quand on connaît le défaut d’un homme à qui l’on veut plaire, il faut être bien maladroit pour n’y pas réussir. Cela étant, reprit Monteser, je vais vous présenter tout à l’heure au duc de Lerme.

Nous allâmes dans le moment chez ce ministre, que nous trouvâmes dans une grande salle, occupé à donner audience. Il y avait là plus de monde que chez le roi. Je vis des commandeurs et des chevaliers de Saint-Jacques et de Calatrava, qui sollicitaient des gouvernements et des vice-royautés ; évêques, qui, ne se portant pas bien dans leurs diocèses, voulaient, seulement pour changer d’air, devenir archevêques ; et de bons pères de Saint-Dominique et de Saint-François, qui demandaient humblement des évêchés. Je remarquai aussi des officiers réformés qui faisaient le même rôle qu’y avait fait ci-devant le capitaine Chinchilla, c’est-à-dire qui se morfondaient dans l’attente d’une pension. Si le duc ne satisfaisait pas leurs désirs, il recevait du moins leurs placets d’un air affable ; et je m’aperçus qu’il répondait fort poliment aux personnes qui lui parlaient.

Nous eûmes la patience d’attendre qu’il eût expédié tous ces suppliants. Alors don Diègue lui dit : Monseigneur, voici Gil Blas de Santillane, ce jeune homme dont Votre Excellence a fait choix pour remplir la place de don Valerio. À ces mots, le duc jeta les yeux sur moi, en disant obligeamment que je l’avais déjà méritée par les services que je lui avais rendus. Il me fit ensuite entrer dans son cabinet pour m’entretenir en particulier, ou plutôt pour juger de mon esprit par ma conversation. D’abord il voulut savoir qui j’étais, et la vie que j’avais menée jusque-là. Il exigea même de moi là-dessus une narration sincère. Quel détail c’était me demander ! De mentir devant un premier ministre d’Espagne, il n’y avait point d’apparence. D’une autre part, j’avais tant de choses à dire aux dépens de ma vanité, que je ne pouvais me résoudre à une confession générale. Comment sortir de cet embarras ? Je pris le parti de farder la vérité dans les endroits où elle aurait fait peur toute nue. Mais il ne laissa pas de la démêler malgré tout mon art. Monsieur de Santillane, me dit-il en souriant à la fin de mon récit, à ce que je vois, vous avez été tant soit peu picaro[2]. Monseigneur, lui répondis-je en rougissant, Votre Excellence m’a ordonné d’avoir de la sincérité ; je lui ai obéi. Je t’en sais bon gré, répliqua-t-il. Va, mon enfant, tu en es quitte à bon marché : je m’étonne que le mauvais exemple ne t’ait pas entièrement perdu. Combien y a-t-il d’honnêtes gens qui deviendraient de grands fripons, si la fortune les mettait aux mêmes épreuves !

Ami Santillane, continua le ministre, ne te souviens plus du passé ; songe que tu es présentement au roi, et que tu seras désormais occupé pour lui. Tu n’as qu’à me suivre ; je vais t’apprendre en quoi consisteront tes occupations. À ces mots, le duc me mena dans un petit cabinet qui joignait le sien, et où il y avait sur des tablettes une vingtaine de registres in-folio fort épais. C’est ici, me dit-il, que tu travailleras. Tous ces registres que tu vois composent un dictionnaire de toutes les familles nobles qui sont dans les royaumes et principautés de la monarchie d’Espagne. Chaque livre contient par ordre alphabétique l’histoire abrégée de tous les gentilshommes d’un royaume, dans laquelle sont détaillés les services qu’eux et leurs ancêtres ont rendus à l’État, aussi bien que les affaires d’honneur qui peuvent leur être arrivées. On y fait encore mention de leurs biens, de leurs mœurs, en un mot de toutes leurs bonnes et mauvaises qualités : en sorte que, lorsqu’ils viennent demander des grâces à la cour, je vois d’un coup d’œil s’ils les méritent. Pour savoir exactement toutes ces choses, j’ai partout des pensionnaires qui ont soin de s’en informer et de m’en instruire par des mémoires qu’ils m’envoient ; mais, comme ces mémoires sont diffus et remplis de façons de parler provinciales, il faut les rédiger et en polir la diction, parce que le roi se fait lire quelquefois ces registres. C’est à ce travail, qui demande un style net et concis, que je veux t’employer dès ce moment même.

En parlant ainsi, il tira d’un grand portefeuille plein de papiers un mémoire qu’il me mit entre les mains ; puis il sortit de mon cabinet pour m’y laisser faire mon coup d’essai en liberté. Je lus le mémoire, qui me parut non-seulement farci de termes barbares, mais même trop passionné. C’était pourtant un moine de la ville de Solsone qui l’avait composé. Sa révérence, en affectant le style d’un homme de bien, y déchirait impitoyablement une bonne famille catalane, et Dieu sait s’il disait la vérité ! Je crus lire un libelle diffamatoire, et je me fis d’abord un scrupule de travailler sur cela ; je craignais de me rendre complice d’une calomnie : néanmoins, tout neuf que j’étais à la cour, je passai outre aux périls et fortunes de l’âme du bon religieux ; et, mettant sur son compte toute l’iniquité, s’il y en avait, je commençai à déshonorer en belles phrases castillanes deux ou trois générations d’honnêtes gens peut-être.

J’avais déjà fait quatre ou cinq pages, quand le duc, impatient de savoir comment je m’y prenais, revint et me dit : Santillane, montre-moi ce que tu as fait ; je suis curieux de le voir. En même temps, jetant la vue sur mon ouvrage, il en lut le commencement avec beaucoup d’attention. Il en parut si content que j’en fus surpris. Tout prévenu que j’étais en ta faveur, reprit-il, je t’avoue que tu as surpassé mon attente. Tu n’écris pas seulement avec toute la netteté et la précision que je désirais, je trouve encore ton style léger et enjoué. Tu justifies bien le choix que j’ai fait de ta plume, et tu me consoles de la perte de ton prédécesseur. Le ministre n’aurait pas borné là mon éloge, si le comte de Lemos, son neveu, ne fût venu l’interrompre en cet endroit. Son Excellence l’embrassa plusieurs fois et le reçut d’une manière qui me fit connaître qu’elle l’aimait tendrement. Ils s’enfermèrent tous deux pour s’entretenir en secret d’une affaire de famille, dont je parlerai dans la suite, et dont le duc était alors plus occupé que de celles du roi.

Pendant qu’ils étaient ensemble, j’entendis sonner midi. Comme je savais que les secrétaires et les commis quittaient à cette heure-là leurs bureaux pour aller dîner où il leur plaisait, je laissai là mon chef-d’œuvre, et sortis pour me rendre, non chez Monteser, parce qu’il m’avait payé mes appointements, et que j’avais pris congé de lui, mais chez le plus fameux traiteur du quartier de la cour. Une auberge ordinaire ne me convenait plus. Songe que tu es présentement au roi : ces paroles que le duc m’avait dites étaient des semences d’ambition qui germaient d’instant en instant dans mon esprit.



  1. Paraguantes, pour les gants, parce qu’on ne donnait d’abord pour présent honnête qu’une paire de gants. C’est ce qu’on appelle ailleurs le pot-de-vin, le pourboire.
  2. Picaro, fripon, coquin, vaurien.