Histoire de Gil Blas de Santillane/VIII/11

Garnier (tome 2p. 153-158).
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Livre VIII


CHAPITRE XI

De la visite secrète et des présents que le prince d’Espagne fit à Catalina.


J’allai porter à l’heure même cinq cents doubles pistoles au comte de Lemos. Vous ne pouviez venir plus à propos, me dit ce seigneur. J’ai parlé au prince ; il a mordu à la grappe : il brûle d’impatience de voir Catalina. Dès la nuit prochaine il veut se dérober secrètement de son palais pour se rendre chez elle, c’est une chose résolue ; nos mesures sont déjà prises pour cela. Avertissez-en les dames, et leur donnez l’argent que vous m’apportez ; il est bon de leur faire connaître que ce n’est point un amant ordinaire qu’elles ont à recevoir ; d’ailleurs les bienfaits des princes doivent devancer leurs galanteries. Comme vous l’accompagnerez avec moi, poursuivit-il, ayez soin de vous trouver ce soir à son coucher ; il faudra de plus que votre carrosse (car je juge à propos de nous en servir) nous attende à minuit aux environs du palais.

Je me rendis aussitôt chez les dames. Je ne vis point Catalina ; on me dit qu’elle reposait. Je ne parlai qu’à la señora Mencia. Madame, lui dis-je, excusez-moi de grâce si je parais dans votre maison pendant le jour ; mais je ne puis faire autrement ; il faut bien que je vous avertisse que le prince d’Espagne viendra chez vous cette nuit ; et voici, ajoutai-je en lui mettant entre les mains un sac où étaient les espèces, voici une offrande qu’il envoie au temple de Cythère pour s’en rendre les divinités favorables. Je ne vous ai pas, comme vous voyez, engagées dans une mauvaise affaire. Je vous en suis redevable, répondit-elle : mais apprenez-moi, seigneur de Santillane, si le prince aime la musique. Il l’aime, repris-je, à la folie. Rien ne le divertit tant qu’une belle voix accompagnée d’un luth touché délicatement. Tant mieux ! s’écria-t-elle toute transportée de joie ; vous me charmez en me disant cela, car ma nièce a un gosier de rossignol et joue du luth à ravir : elle danse même parfaitement. Vive Dieu ! m’écriai-je à mon tour, voilà bien des perfections, ma tante : il n’en faut pas tant à une fille pour faire fortune ; un seul de ces talents lui suffit pour cela.

Ayant ainsi préparé les voies, j’attendis l’heure du coucher du prince. Lorsqu’elle fut arrivée, je donnai mes ordres à mon cocher, et rejoignis le comte de Lemos qui me dit que le prince, pour se défaire plus tôt de tout le monde, allait feindre une légère indisposition, et même se mettre au lit pour mieux persuader qu’il était malade ; mais qu’il se relèverait une heure après ; et gagnerait par une porte secrète un escalier dérobé qui conduisait dans les cours.

Lorsqu’il m’eut instruit de ce qu’ils avaient concerté tous deux, il me posta dans un endroit par où il m’assura qu’ils passeraient. J’y gardai si longtemps le mulet, que je commençai à croire que notre galant avait pris par un autre chemin ou perdu l’envie de voir Catalina ; comme si les princes perdaient ces sortes de fantaisies avant de les avoir satisfaites ! Enfin, je m’imaginais qu’on m’avait oublié, quand il parut deux hommes qui m’abordèrent. Les ayant reconnus pour ceux que j’attendais, je les menai à mon carrosse, dans lequel ils montèrent l’un et l’autre ; pour moi, je me mis auprès du cocher pour lui servir de guide, et je le fis arrêter à cinquante pas de chez les dames. Je donnai la main au prince et à son compagnon, pour les aider à descendre, et nous marchâmes vers la maison où nous voulions nous introduire. La porte s’ouvrit à notre approche, et se referma dès que nous fûmes entrés.

Nous nous trouvâmes d’abord dans les mêmes ténèbres où je m’étais trouvé la première fois, quoiqu’on eût pourtant par distinction attaché une petite lampe à un mur. La lumière qu’elle répandait était si sombre, que nous l’apercevions seulement sans être éclairés. Tout cela ne servait qu’à rendre l’aventure plus agréable à son héros, qui fut vivement frappé de la vue des dames, lorsqu’elles le reçurent dans la salle, où la clarté d’un grand nombre de bougies compensait l’obscurité qui régnait dans la cour. La tante et la nièce étaient dans un déshabillé galant où il y avait une intelligence de coquetterie qui ne les laissait pas regarder impunément. Notre prince se serait fort bien contenté de la señora Mencia, s’il n’eût pas eu à choisir, mais les charmes de la jeune Catalina, comme de raison, eurent la préférence.

Eh bien ! mon prince, lui dit le comte de Lemos, pouvions-nous vous procurer le plaisir de voir deux personnes plus jolies ? Je les trouve toutes deux ravissantes, répondit le prince ; et je n’ai garde de remporter d’ici mon cœur, puisqu’il n’échapperait point à la tante, si la nièce le pouvait manquer.

Après un compliment si gracieux pour une tante, il dit mille choses flatteuses à Catalina qui lui répondit très spirituellement. Comme il est permis aux honnêtes gens qui font le personnage que je faisais dans cette occasion, de se mêler à l’entretien des amants, pourvu que ce soit pour attiser le feu, je dis au galant que sa nymphe chantait et jouait du luth à merveille. Il fut ravi d’apprendre qu’elle eût ces talents ; il la pressa de lui en montrer un échantillon. Elle se rendit de bonne grâce à ces instances, prit un luth tout accordé, joua quelques airs tendres, et chanta d’une manière si touchante, que le prince se laissa tomber à ses genoux tout transporté d’amour et de plaisir. Mais finissons-là ce tableau, et disons seulement que, dans la douce ivresse où l’héritier de la monarchie espagnole était plongé, les heures s’écoulèrent comme des moments, et qu’il nous fallut l’arracher de cette dangereuse maison, à cause du jour qui s’approchait. Messieurs les entrepreneurs le ramenèrent promptement au palais, et le remirent dans son appartement. Ils se retirèrent ensuite chez eux, aussi contents de l’avoir appareillé avec une aventurière, que s’ils eussent fait son mariage avec une princesse.

Je contai le lendemain matin cette aventure au duc de Lerme, car il voulait tout savoir. Dans le temps que je lui en achevais le récit, le comte de Lemos arriva, et nous dit : Le prince d’Espagne est si occupé de Catalina, il a pris tant de goût pour elle, qu’il se propose de la voir souvent et de s’y attacher. Il voudrait lui envoyer aujourd’hui pour deux mille pistoles de pierreries ; mais il n’a pas le sou. Il s’est adressé à moi. Mon cher Lemos, m’a-t-il dit, il faut que vous me trouviez tout à l’heure cette somme-là. Je sais bien que je vous incommode, que je vous épuise ; aussi mon cœur vous en tient-il un grand compte ; et si jamais je me vois en état de reconnaître, d’une autre manière que par le sentiment, tout ce que vous avez fait pour moi, vous ne vous repentirez point de m’avoir obligé. Mon prince, lui ai-je répondu, en le quittant sur-le-champ, j’ai des amis et du crédit, je vais vous chercher ce que vous souhaitez.

Il n’est pas difficile de le satisfaire, dit alors le duc à son neveu. Santillane va vous porter cet argent ; ou bien, si vous voulez, il achètera lui-même les pierreries ; car il s’y connaît parfaitement, et surtout en rubis. N’est-il pas vrai, Gil Blas ? ajouta-t-il en me regardant d’un air malin. Que vous êtes malicieux, Monseigneur, lui répondis-je ! Je vois bien que vous avez envie de faire rire monsieur le comte à mes dépens. Cela ne manqua pas d’arriver. Le neveu demanda quel mystère il y avait là-dessous. Ce n’est rien, répliqua l’oncle en riant. C’est qu’un jour Santillane s’avisa de troquer un diamant contre un rubis, et que ce troc ne tourna ni à son honneur ni à son profit.

J’aurais été trop heureux si le ministre n’en eût pas dit davantage ; mais il prit la peine de conter le tour que Camille et don Raphaël m’avaient joué dans un hôtel garni, et de s’étendre particulièrement sur les circonstances les plus désagréables pour moi. Son Excellence, après s’être bien égayée, m’ordonna d’accompagner le comte de Lemos, qui me mena chez un joaillier où nous choisîmes des pierreries que nous allâmes montrer au prince d’Espagne ; après quoi, elles me furent confiées pour être remises à Catalina. J’allai ensuite prendre chez moi deux mille pistoles de l’argent du duc, pour payer le marchand.

On ne doit pas demander si la nuit suivante je fus gracieusement reçu des dames, lorsque j’exhibai les présents de mon ambassade, lesquels consistaient en une belle paire de boucles d’oreilles avec les pendants pour la nièce. Charmées l’une et l’autre de ces marques de l’amour et de la générosité du prince, elles se mirent à jaser comme deux commères, et à me remercier de leur avoir procuré une si bonne connaissance. Elles s’oublièrent dans l’excès de leur joie. Il leur échappa quelques paroles qui me firent soupçonner que je n’avais produit qu’une friponne au fils de notre grand monarque. Pour savoir précisément si j’avais fait ce beau chef-d’œuvre, je me retirai dans le dessein d’avoir un éclaircissement avec Scipion.