Histoire de Gil Blas de Santillane/VIII/10

Garnier (tome 2p. 146-153).
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Livre VIII


CHAPITRE X

Les mœurs de Gil Blas se corrompent entièrement à la cour. De la commission dont le chargea le comte de Lemos, et de l’intrigue dans laquelle ce seigneur et lui s’engagèrent.


Lorsque je fus connu pour un homme chéri du duc de Lerme, j’eus bientôt une cour. Tous les matins, mon antichambre se trouvait pleine de monde, et je donnais mes audiences à mon lever. Il venait chez moi deux sortes de gens : les uns pour m’engager, en payant, à demander des grâces au ministre, et les autres pour m’exciter par des supplications à leur faire obtenir gratis ce qu’ils souhaitaient. Les premiers étaient sûrs d’être écoutés et bien suivis ; à l’égard des seconds, je m’en débarrassais sur-le-champ par des défaites, ou bien je les amusais si longtemps que je leur faisais perdre patience. Avant que je fusse à la cour, j’étais compatissant et charitable de mon naturel ; mais on n’a plus là de faiblesse humaine, et j’y devins plus dur qu’un caillou. Je me guéris aussi par conséquent de ma sensibilité pour mes amis ; je me dépouillai de toute affection pour eux. La manière dont j’en usai avec Joseph Navarro, dans une conjoncture que je vais rapporter, en peut faire foi.

Ce Navarro à qui j’avais tant d’obligation, et qui, pour tout dire en un mot, était la cause première de ma fortune, vint un jour chez moi. Après m’avoir témoigné beaucoup d’amitié, ce qu’il avait coutume de faire quand il me voyait, il me pria de demander pour un de ses amis certain emploi au duc de Lerme, en me disant que le cavalier pour lequel il me sollicitait était un garçon fort aimable et d’un grand mérite, mais qu’il avait besoin d’un poste pour subsister. Je ne doute pas, ajouta Joseph, bon et obligeant comme je vous connais, que vous ne soyez ravi de faire plaisir à un honnête homme qui n’est pas riche ; son indigence est un titre pour mériter votre appui ; je suis sûr que vous me savez bon gré de vous donner une occasion d’exercer votre humeur bienfaisante. C’était me dire nettement qu’on attendait de moi ce service pour rien. Quoique cela ne fût guère de mon goût, je ne laissai pas de paraître fort disposé à faire ce qu’on désirait. Je suis charmé, répondis-je à Navarro, de pouvoir vous marquer la vive reconnaissance que j’ai de tout ce que vous avez fait pour moi. Il suffit que vous vous intéressiez pour quelqu’un ; il n’en faut pas davantage pour me déterminer à le servir. Votre ami aura cet emploi que vous souhaitez qu’il ait, comptez là-dessus : ce n’est plus votre affaire, c’est la mienne.

Sur cette assurance, Joseph s’en alla très satisfait de moi ; néanmoins la personne qu’il m’avait recommandée n’eut pas le poste en question. Je le fis accorder à un autre homme pour mille ducats, que je mis dans mon coffre-fort. Je préférai cette somme aux remerciements que m’aurait faits mon chef d’office, à qui je dis d’un air mortifié quand nous nous revîmes : Ah ! mon cher Navarro, vous vous êtes avisé trop tard de me parler. Calderone m’a prévenu : il a fait donner l’emploi que vous savez. Je suis au désespoir de n’avoir pas une meilleure nouvelle à vous apprendre.

Joseph me crut de bonne foi, et nous nous quittâmes plus amis que jamais ; mais je crois qu’il découvrit bientôt la vérité, car il ne revint plus chez moi. Au lieu de sentir quelques remords d’en avoir usé de la sorte avec un ami véritable, et à qui j’avais tant d’obligation, j’en fus charmé. Outre que les services qu’il m’avait rendus me pesaient, il me semblait que, dans la passe où j’étais alors à la cour, il ne me convenait plus de fréquenter des maîtres d’hôtels.

Il y a longtemps que je n’ai parlé du comte de Lemos ; venons présentement à ce seigneur. Je le voyais quelquefois. Je lui avais porté mille pistoles, comme je l’ai dit ci-devant, et je lui en portai mille autres encore, par ordre du duc son oncle, de l’argent que j’avais à Son Excellence. Le comte de Lemos ce jour-là voulut avoir un long entretien avec moi. Il m’apprit qu’il était enfin parvenu à son but, et qu’il possédait entièrement les bonnes grâces du prince d’Espagne, dont il était l’unique confident. Ensuite il me chargea d’une commission fort honorable, et à laquelle il m’avait déjà préparé. Ami Santillane, me dit-il, c’est maintenant qu’il faut agir. N’épargnez rien pour découvrir quelque jeune beauté qui soit digne d’amuser ce prince galant. Vous avez de l’esprit, je ne vous en dis pas davantage. Allez, courez, cherchez, et quand vous aurez fait une heureuse découverte, vous viendrez m’en avertir. Je promis au comte de ne rien négliger pour bien m’acquitter de cet emploi, qui ne doit pas être fort difficile à exercer, puisqu’il y a tant de gens qui s’en mêlent.

Je n’avais pas un grand usage de ces sortes de recherches : mais je ne doutais point que Scipion ne fût encore admirable pour cela. En arrivant au logis, je l’appelai et lui dis en particulier : Mon enfant, j’ai une confidence importante à te faire. Sais-tu bien qu’au milieu des faveurs de la fortune je sens qu’il me manque quelque chose ? Je devine aisément ce que c’est, interrompit-il, sans me donner le temps d’achever ce que je voulais lui dire ; vous avez besoin d’une nymphe agréable pour vous dissiper un peu et vous égayer. Et, en effet, il est étonnant que vous n’en ayez pas dans le printemps de vos jours, pendant que de graves barbons ne sauraient s’en passer. J’admire ta pénétration, repris-je en souriant. Oui, mon ami, c’est une maîtresse qu’il me faut, et je veux l’avoir de ta main. Mais je t’avertis que je suis très délicat sur la matière : je te demande une jolie personne qui n’ait pas de mauvaises mœurs. Ce que vous souhaitez, repartit Scipion en souriant, est un peu rare. Cependant nous sommes, Dieu merci, dans une ville où il y a de tout ; et j’espère que j’aurai bientôt trouvé votre fait.

Véritablement trois jours après il me dit : J’ai découvert un trésor. Une jeune dame nommée Catalina, de bonne famille et d’une beauté ravissante, demeure, sous la conduite de sa tante, dans une petite maison où elles vivent toutes deux fort honnêtement de leur bien qui n’est pas considérable. Elles sont servies par une soubrette que je connais, et qui vient de m’assurer que leur porte, quoique fermée à tout le monde, pourrait s’ouvrir à un galant riche et libéral, pourvu qu’il voulût bien, de peur de scandale, n’entrer chez elles que la nuit et sans faire aucun éclat. Là-dessus, je vous ai peint comme un cavalier qui méritait de trouver l’huis ouvert, et j’ai prié la soubrette de vous proposer aux deux dames. Elle m’a promis de le faire, et de me rapporter demain matin la réponse dans un endroit dont nous sommes convenus. Cela est bon, lui répondis-je ; mais je crains que la femme de chambre a qui tu viens de parler ne t’en ait fait accroire. Non, non, répliqua-t-il, ce n’est point à moi qu’on en donne à garder : j’ai déjà interrogé les voisins ; et je conclus de tout ce qu’ils m’ont dit, que la señora Catalina est telle que vous la pouvez désirer, c’est-à-dire une Danaé chez laquelle il vous sera permis d’aller faire le Jupiter, à la faveur d’une grêle de pistoles que vous y laisserez tomber.

Tout prévenu que j’étais contre ces sortes de bonnes fortunes, je me prêtai à celle-là ; et comme la femme de chambre vint dire le jour suivant à Scipion qu’il ne tiendrait qu’à moi d’être introduit dès ce soir-là même dans la maison de ses maîtresses, je m’y glissai entre onze heures et minuit. La soubrette me reçut sans lumière, et me prit par la main pour me conduire dans une salle assez propre, où je trouvai les deux dames galamment habillées, et assises sur des carreaux de satin. Aussitôt qu’elles m’aperçurent, elles se levèrent et me saluèrent d’une manière toute gracieuse ; je crus voir deux personnes de qualité. La tante, qu’on appelait la señora Mencia, quoique belle encore, ne s’attira pas mon attention. Il est vrai qu’on ne pouvait regarder que la nièce, qui me parut une déesse. À l’examiner pourtant à la rigueur, on aurait pu dire que ce n’était pas une beauté parfaite ; mais elle avait des grâces, avec un air piquant et voluptueux qui ne permettait guère aux yeux des hommes de remarquer ses défauts.

Aussi sa vue troubla mes sens. J’oubliai que je ne venais là que pour faire l’office de procureur ; je parlai en mon propre et privé nom, et tins tous les discours d’un homme passionné. La petite fille, à qui je trouvai trois fois plus d’esprit qu’elle n’en avait, tant elle me paraissait aimable, acheva de m’enchanter par ses réponses. Je commençais à ne me plus posséder, lorsque la tante, pour modérer mes transports, prit la parole et me dit : Seigneur de Santillane, je vais m’expliquer franchement avec vous. Sur l’éloge qu’on m’a fait de Votre Seigneurie, je vous ai permis d’entrer chez moi, sans affecter, par des façons, de vous faire valoir cette faveur : mais ne pensez pas pour cela que vous en soyez plus avancé ; j’ai jusqu’ici élevé ma nièce dans la retraite, et vous êtes, pour ainsi dire, le premier cavalier aux regards de qui je l’expose. Si vous la jugez digne d’être votre épouse, je serai ravie qu’elle ait cet honneur ; voyez si elle vous convient à ce prix-là : vous ne l’aurez point à meilleur marché.

Ce coup tiré à bout portant effaroucha l’amour qui m’allait décocher une flèche. Pour parler sans métaphore, un mariage proposé si crûment me fit rentrer en moi-même ; je redevins tout à coup l’agent fidèle du comte de Lemos ; et, changeant de ton, je répondis à la señora Mencia : Madame, votre franchise me plaît, et je veux l’imiter. Quelque figure que je fasse à la cour, je ne vaux pas l’incomparable Catalina ; j’ai pour elle en main un parti plus brillant ; je lui destine le prince d’Espagne. Il suffisait de refuser ma nièce, reprit la tante froidement ; ce refus, ce me semble, était assez désobligeant ; il n’était pas nécessaire de l’accompagner d’un trait railleur. Je ne raille point, madame, m’écriai-je ; rien n’est plus sérieux ; j’ai ordre de chercher une personne qui mérite d’être honorée des visites secrètes du prince d’Espagne ; je la trouve dans votre maison, je vous marque à la craie[1].

La señora Mencia fut fort étonnée d’apprendre ces paroles ; et je m’aperçus qu’elles ne lui déplurent point. Néanmoins, croyant devoir faire la réservée, elle me répliqua de cette manière : Quand je prendrais au pied de la lettre ce que vous me dites, apprenez que je ne suis pas d’un caractère à m’applaudir de l’infâme honneur de voir ma nièce maîtresse du prince. Ma vertu se révolte contre l’idée… Que vous êtes bonne, interrompis-je, avec votre vertu ! Vous pensez comme une sotte bourgeoise. Vous moquez-vous de considérer ces choses-là dans un point de vue moral ? C’est leur ôter tout ce qu’elles ont de beau ; il faut les regarder d’un œil charmé. Envisagez l’héritier de la monarchie aux pieds de l’heureuse Catalina ; représentez-vous qu’il l’adore et la comble de présents, et songez enfin qu’il naîtra d’elle peut-être un héros qui rendra le nom de sa mère immortel avec le sien.

Quoique la tante ne demandât pas mieux que d’accepter ce que je proposais, elle feignit de ne savoir à quoi se résoudre ; et Catalina, qui aurait déjà voulu tenir le prince d’Espagne, affecta une grande indifférence ; ce qui fut cause que je me mis sur nouveaux frais à presser la place, jusqu’à ce qu’enfin la señora Mencia, me voyant rebuté et prêt à lever le siège, battit la chamade, et nous dressâmes une capitulation qui contenait les deux articles suivants : Primo, que si le prince d’Espagne, sur le rapport qu’on lui ferait des agréments de Catalina, prenait feu et se déterminait à lui faire une visite nocturne, j’aurais soin d’en informer les dames, comme aussi de la nuit qui serait choisie pour cet effet. Secundo, que le prince ne pourrait s’introduire chez les dites dames qu’en galant ordinaire, et accompagné seulement de moi et de son Mercure en chef.

Après cette convention, la tante et la nièce me firent toutes les amitiés du monde ; elles prirent avec moi un air de familiarité, à la faveur duquel je hasardai quelques accolades qui ne furent pas trop mal reçues ; et, lorsque nous nous séparâmes, elles m’embrassèrent d’elles-mêmes en me faisant toutes les caresses imaginables. C’est une chose merveilleuse que la facilité avec laquelle il se forme une liaison entre les courtiers de galanterie et les femmes qui ont besoin d’eux. On aurait dit, en me voyant sortir de là si favorisé, que j’eusse été plus heureux que je ne l’étais.

Le comte de Lemos sentit une extrême joie, quand je lui annonçai que j’avais fait une découverte telle qu’il la pouvait souhaiter. Je lui parlai de Catalina dans des termes qui lui donnèrent envie de la voir. Je le menai chez elle la nuit suivante, et il m’avoua que j’avais fort bien rencontré. Il dit aux dames qu’il ne doutait nullement que le prince d’Espagne ne fût fort satisfait de la maîtresse que je lui avais choisie, et qu’elle de son côté aurait sujet d’être contente d’un tel amant ; que ce jeune prince était généreux, plein de douceur et de bonté ; enfin il les assura que dans quelques jours il le leur amènerait de la façon qu’elles le désiraient, c’est-à-dire sans suite et sans bruit. Ce seigneur prit là-dessus congé d’elles, et je me retirai avec lui. Nous rejoignîmes son équipage dans lequel nous étions venus tous deux, et qui nous attendait au bout de la rue. Ensuite il me conduisit à mon hôtel, en me chargeant d’instruire le lendemain son oncle de cette aventure ébauchée, et de le prier de sa part de lui envoyer un millier de pistoles pour la mettre à fin.

Je ne manquai pas le jour suivant d’aller rendre au duc de Lerme un compte exact de tout ce qui s’était passé. Je ne lui cachai qu’une chose. Je ne lui parlai point de Scipion ; je me donnai pour auteur de la découverte de Catalina : car on se fait honneur de tout auprès des grands.

Je m’attirai par là des compliments à mi-sucre. Monsieur Gil Blas, me dit le ministre d’un air railleur, je suis ravi qu’avec tous vos autres talents vous ayez encore celui de déterrer les beautés obligeantes ! quand j’en voudrai quelques-unes, vous trouverez bon que je m’adresse à vous. Monseigneur, lui répondis-je sur le même ton, je vous remercie de la préférence : mais vous me permettrez de vous dire que je me ferais un scrupule de procurer ces sortes de plaisirs à Votre Excellence. Il y a si longtemps que le seigneur don Rodrigue est en possession de cet emploi-là, qu’il y aurait injustice à l’en dépouiller. Le duc sourit de ma réponse ; puis, changeant de discours, il me demanda si son neveu n’avait pas besoin d’argent pour cette équipée. Pardonnez-moi, lui dis-je, il vous prie de lui envoyer mille pistoles. Eh bien ! reprit le ministre, tu n’as qu’à les lui porter ; dis-lui qu’il ne les ménage point, et qu’il applaudisse à toutes les dépenses que le prince souhaitera de faire.



  1. Les maréchaux des logis, les fourriers de la cour, marquaient ainsi les logements du roi et de la cour, quand il voyageait.