Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/5

Garnier (tome 2p. 25-28).
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Livre VII


CHAPITRE V

Du parti que prend Gil Blas après que l’archevêque lui eut donné son congé. Par quel hasard il rencontra le licencié qui lui avait tant d’obligations, et quelles marques de reconnaissance il en reçut.


Je sortis du cabinet en maudissant le caprice, ou pour mieux dire, la faiblesse de l’archevêque, et plus en colère contre lui qu’affligé d’avoir perdu ses bonnes grâces. Je doutai même quelque temps si j’irais toucher mes cent ducats ; mais, après y avoir bien réfléchi, je ne fus pas assez sot pour n’en rien faire. Je jugeai que cet argent ne m’ôterait pas le droit de donner un ridicule à mon prélat ; à quoi je me promettais bien de ne pas manquer toutes les fois qu’on mettrait devant moi ses homélies sur le tapis.

J’allai donc demander cent ducats au trésorier, sans lui dire un seul mot de ce qui venait de se passer entre son maître et moi. Je cherchai ensuite Melchior de la Ronda pour lui dire un éternel adieu. Il m’aimait trop pour n’être pas sensible à mon malheur. Pendant que je lui en faisais le récit, je remarquais que la douleur s’imprimait sur son visage. Malgré tout le respect qu’il devait à l’archevêque, il ne put s’empêcher de le blâmer ; mais, comme dans la colère où j’étais je jurai que le prélat me le payerait, et que je réjouirais toute la ville à ses dépens, le sage Melchior me dit : Croyez-moi, mon cher Gil Blas, dévorez plutôt votre chagrin. Les hommes du commun doivent toujours respecter les personnes de qualité, quelque sujet qu’ils aient de s’en plaindre. Je conviens qu’il y a de fort plats seigneurs qui ne méritent guère qu’on ait de la considération pour eux ; mais ils peuvent nuire, il faut les craindre.

Je remerciai le vieux valet de chambre du bon conseil qu’il me donnait, et je lui promis d’en profiter. Après cela il me dit : Si vous allez à Madrid, voyez-y Joseph Navarro mon neveu. Il est chef d’office chez le seigneur don Baltasar de Zuniga, et j’ose vous dire que c’est un garçon digne de votre amitié. Il est franc, vif, officieux, prévenant ; je souhaite que vous fassiez connaissance ensemble. Je lui répondis que je ne manquerais pas d’aller voir ce Joseph Navarro sitôt que je serais à Madrid, où je comptais bien de retourner. Ensuite, je sortis du palais épiscopal pour n’y remettre jamais le pied. Si j’eusse encore eu mon cheval, je serais peut-être parti sur-le-champ pour Tolède ; mais je l’avais vendu dans le temps de ma faveur, croyant que je n’en aurais plus besoin. Je pris le parti de louer une chambre garnie, faisant mon plan de demeurer encore un mois à Grenade et de me rendre après cela auprès du comte de Polan.

Comme l’heure du dîner approchait, je demandai à mon hôtesse s’il n’y avait pas quelque auberge dans le voisinage. Elle me répondit qu’il y en avait une excellente à deux pas de sa maison, que l’on y était bien servi, et qu’il y allait quantité d’honnêtes gens. Je me la fis enseigner, et je m’y rendis bientôt. J’entrai dans une grande salle qui ressemblait assez à un réfectoire. Dix à douze hommes, assis à une longue table couverte d’une nappe malpropre, s’y entretenaient en mangeant chacun sa petite portion. L’on m’apporta la mienne, qui dans un autre temps sans doute m’aurait fait regretter la table que je venais de perdre. Mais j’étais alors si piqué contre l’archevêque, que la frugalité de mon auberge me paraissait préférable à la bonne chère qu’on faisait chez lui. Je blâmais l’abondance des mets dans les repas ; et, raisonnant en docteur de Valladolid[1] : Malheur, disais-je, à ceux qui fréquentent ces tables pernicieuses où il faut sans cesse être en garde contre sa sensualité, de peur de trop charger son estomac ! Pour peu que l’on mange, ne mange-t-on pas toujours assez ? Je louais dans ma mauvaise humeur des aphorismes que j’avais jusqu’alors fort négligés.

Dans le temps que j’expédiais mon ordinaire, sans craindre de passer les bornes de la tempérance, le licencié Louis Garcias, devenu curé de Gabie de la manière que je l’ai dit ci-devant, arriva dans la salle. Du moment qu’il m’aperçut, il vint me saluer d’un air empressé, ou plutôt en faisant toutes les démonstrations d’un homme qui sent une joie excessive. Il me serra entre ses bras, et je fus obligé d’essuyer un très long compliment sur le service que je lui avais rendu. Il me fatiguait à force de se montrer reconnaissant. Il se plaça près de moi en me disant : Oh ! vive Dieu ! mon cher patron, puisque ma bonne fortune veut que je vous rencontre, nous ne nous séparerons pas sans boire. Mais, comme il n’y a pas de bon vin dans cette auberge, je vous mènerai, s’il vous plaît, après notre petit dîner, dans un endroit où je vous régalerai d’une bouteille de Lucène des plus secs, et d’un muscat de Foncaral exquis. Il faut que nous fassions cette débauche : ne me refusez pas, je vous prie, cette satisfaction. Que n’ai-je le bonheur de vous posséder quelques jours seulement dans mon presbytère de Gabie ! vous y seriez comme un généreux Mécène à qui je dois la vie aisée et tranquille que j’y mène.

Pendant qu’il me tenait ce discours, on lui apporta sa portion. Il se mit à manger, sans pourtant cesser de me dire par intervalles quelque chose de flatteur. Je saisis ce temps-là pour parler à mon tour ; et comme il n’oublia pas de me demander des nouvelles de son ami le maître d’hôtel, je ne lui fis pas un mystère de ma sortie de l’archevêché. Je lui contai même jusqu’aux moindres circonstances de ma disgrâce, qu’il écouta fort attentivement. Après tout ce qu’il venait de me dire, qui ne se serait pas attendu à l’entendre, pénétré d’une douleur reconnaissante, déclamer contre l’archevêque ? Mais c’est à quoi il ne pensait nullement ; au contraire, il devint froid et rêveur, acheva de dîner sans me dire une parole ; puis, se levant de table brusquement, il me salua d’un air glacé, et disparut. L’ingrat, ne me voyant plus en état de lui être utile, s’épargnait jusqu’à la peine de me cacher ses sentiments. Je ne fis que rire de son ingratitude, et, le regardant avec tout le mépris qu’il méritait, je lui criai d’un ton assez haut pour en être entendu : Holà ! ho ! sage aumônier des religieuses, allez faire rafraîchir ce délicieux vin de Lucène dont vous m’avez fait fête !

  1. Allusion à la doctrine du docteur Sangrado (Liv. II, chap. III).