Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/4

Garnier (tome 2p. 22-25).
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Livre VII


CHAPITRE IV

L’archevêque tombe en apoplexie. De l’embarras où se trouve Gil Blas, et de quelle façon il en sort.


Tandis que je rendais ainsi service aux uns et aux autres, don Fernand de Leyva se disposait à quitter Grenade. J’allai voir ce seigneur avant son départ pour le remercier de nouveau de l’excellent poste qu’il m’avait procuré. Je lui en parus si satisfait, qu’il me dit : Mon cher Gil Blas, je suis ravi que vous soyez content de mon oncle l’archevêque. Je suis charmé de ce grand prélat, lui répondis-je, et je dois l’être. Outre que c’est un seigneur fort aimable, il a pour moi des bontés que je ne puis assez reconnaître. Il ne m’en fallait pas moins pour me consoler de n’être plus auprès du seigneur don César et de son fils. Je suis persuadé, reprit-il, qu’ils sont aussi tous deux mortifiés de vous avoir perdu. Mais vous n’êtes peut-être pas séparés pour jamais ; la fortune pourra quelque jour vous rassembler. Je n’entendis pas ces paroles sans m’attendrir. J’en soupirai, et je sentis dans ce moment-là que j’aimais tant don Alphonse, que j’aurais volontiers abandonné l’archevêque et les belles espérances qu’il m’avait données, pour m’en retourner au château de Leyva, si l’on eût levé l’obstacle qui m’en avait éloigné. Don Fernand s’aperçut des mouvements qui m’agitaient, et m’en sut si bon gré, qu’il m’embrassa en me disant que toute sa famille prendrait toujours part à ma destinée.

Deux mois après que ce cavalier fut parti, dans le temps de ma plus grande faveur, nous eûmes une chaude alarme au palais épiscopal ; l’archevêque tomba en apoplexie. On le secourut si promptement et on lui donna de si bons remèdes, que quelques jours après il n’y paraissait plus. Mais son esprit en reçut une rude atteinte. Je le remarquai bien dès la première homélie qu’il composa. Je ne trouvai pas toutefois la différence qu’il y avait de celle-là aux autres assez sensible pour conclure que l’orateur commençait à baisser. J’attendis encore une homélie pour mieux savoir à quoi m’en tenir. Oh ! pour celle-là, elle fut décisive. Tantôt le bon prélat se rabattait, tantôt il s’élevait trop haut ou descendait trop bas. C’était un discours diffus, une rhétorique de régent usé, une capucinade.

Je ne fus pas le seul qui y prit garde. La plupart des auditeurs, comme s’ils eussent été aussi gagés pour l’examiner, se disaient tout bas les uns aux autres : Voilà un sermon qui sent l’apoplexie. Allons, monsieur l’arbitre des homélies, me dis-je alors à moi-même, préparez-vous à faire votre office. Vous voyez que monseigneur tombe ; vous devez l’en avertir, non seulement comme dépositaire de ses pensées, mais encore de peur que quelqu’un de ses amis ne soit assez franc pour vous prévenir. En ce cas-là vous savez ce qu’il en arriverait ; vous seriez biffé de son testament, où il y aura sans doute pour vous un meilleur legs que la bibliothèque du licencié Sedillo.

Après ces réflexions j’en faisais d’autres toutes contraires : l’avertissement dont il s’agissait me paraissait délicat à donner. Je jugeais qu’un auteur entêté de ses ouvrages pourrait le recevoir mal ; mais, rejetant cette pensée, je me représentais qu’il était impossible qu’il le prît en mauvaise part, après l’avoir exigé de moi d’une manière si pressante. Ajoutons à cela que je comptais bien de lui parler avec adresse, et de lui faire avaler la pilule tout doucement. Enfin trouvant que je risquais davantage à garder le silence qu’à le rompre, je me déterminai à parler.

Je n’étais plus embarrassé que d’une chose ; je ne savais de quelle façon entamer la parole. Heureusement l’orateur lui-même me tira de cet embarras, en me demandant ce qu’on disait de lui dans le monde, et si l’on était satisfait de son dernier discours. Je répondis qu’on admirait toujours ses homélies, mais qu’il me semblait que la dernière n’avait pas si bien que les autres affecté l’auditoire. Comment donc, mon ami, répliqua-t-il avec étonnement, aurait-elle trouvé quelque Aristarque ? Non, Monseigneur, lui repartis-je, non. Ce ne sont pas des ouvrages tels que les vôtres, que l’on ose critiquer : il n’y a personne qui n’en soit charmé. Néanmoins, puisque vous m’avez recommandé d’être franc et sincère, je prendrai la liberté de vous dire que votre dernier discours ne me paraît pas tout à fait de la force des précédents. Ne pensez-vous pas cela comme moi ?

Ces paroles firent pâlir mon maître, qui me dit avec un souris forcé : Monsieur Gil Blas, cette pièce n’est donc pas de votre goût ? Je ne dis pas cela, Monseigneur, interrompis-je tout déconcerté. Je la trouve excellente, quoiqu’on peu au-dessous de vos autres ouvrages. Je vous entends, répliqua-t-il. Je vous parais baisser, n’est-ce pas ? Tranchez le mot. Vous croyez qu’il est temps que je songe à la retraite ? Je n’aurais pas été assez hardi, lui dis-je, pour vous parler si librement, si Votre Grandeur ne me l’eût ordonné. Je ne fais donc que lui obéir, et je la supplie très humblement de ne me point savoir mauvais gré de ma hardiesse. À Dieu ne plaise, interrompit-il avec précipitation, à Dieu ne plaise que je vous la reproche ! Il faudrait que je fusse bien injuste. Je ne trouve point du tout mauvais que vous me disiez votre sentiment. C’est votre sentiment seul que je trouve mauvais. J’ai été furieusement la dupe de votre intelligence bornée.

Quoique démonté, je voulus chercher une modification pour rajuster les choses ; mais le moyen d’apaiser un auteur irrité, et de plus un auteur accoutumé à s’entendre louer ! N’en parlons plus, dit-il, mon enfant. Vous êtes encore trop jeune pour démêler le vrai du faux. Apprenez que je n’ai jamais composé de meilleure homélie que celle qui a le malheur de n’avoir pas votre approbation. Mon esprit, grâce au ciel, n’a rien encore perdu de sa vigueur. Désormais je choisirai mieux mes confidents ; j’en veux de plus capables que vous de décider. Allez, poursuivit-il en me poussant par les épaules hors de son cabinet, allez dire à mon trésorier qu’il vous compte cent ducats, et que le ciel vous conduise avec cette somme ! Adieu, monsieur Gil Blas ; je vous souhaite toutes sortes de prospérités, avec un peu plus de goût[1].



  1. Il n’y a pas de scène de comédie plus naturelle et plus vraie que celle-là. Aussi les homélies de l’archevêque de Grenade sont-elles devenues proverbe.