Histoire de Gil Blas de Santillane/VI/2

Garnier (tome 1p. 422-425).
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Livre VI


CHAPITRE II

De la résolution que don Alphonse et Gil Blas prirent après cette aventure.


Nous allâmes toute la nuit, selon notre louable coutume ; et nous nous trouvâmes, au lever de l’aurore, auprès d’un petit village à deux lieues de Ségorbe. Comme nous étions tous fatigués, nous quittâmes volontiers le grand chemin, pour gagner des saules que nous aperçûmes au pied d’une colline à dix ou douze cents pas du village, où nous ne jugeâmes point à propos de nous arrêter. Nous trouvâmes que ces saules faisaient un agréable ombrage, et qu’un ruisseau lavait le pied de ces arbres. L’endroit nous plut, et nous résolûmes d’y passer la journée. Nous mîmes donc pied à terre. Nous débridâmes nos chevaux pour les laisser paître, et nous nous couchâmes sur l’herbe. Nous nous y reposâmes un peu, ensuite nous achevâmes de vider notre besace et notre outre. Après un ample déjeuner, nous nous amusâmes à compter tout l’argent que nous avions pris à Samuel Simon ; ce qui se montait à trois mille ducats ; de sorte qu’avec cette somme et celle que nous avions déjà, nous pouvions nous vanter de n’être point mal en fonds.

Comme il fallait aller à la provision, Ambroise et don Raphaël, après avoir quitté leurs habits d’inquisiteur et de greffier, dirent qu’ils voulaient se charger de ce soin-là tous deux ; que l’aventure de Xelva ne faisait que les mettre en goût, et qu’ils avaient envie de se rendre à Ségorbe, pour voir s’il ne se présenterait pas quelque occasion de faire un nouveau coup. Vous n’avez, ajouta le fils de Lucinde, qu’à nous attendre sous ces saules ; nous ne tarderons pas à vous venir rejoindre. À d’autres, seigneur don Raphaël, m’écriai-je en riant ; dites-nous plutôt de vous attendre sous l’orme ! Si vous nous quittez, nous avons bien la mine de ne vous revoir de longtemps. Ce soupçon nous offense, répliqua le seigneur Ambroise ; mais nous méritons que vous nous fassiez cet outrage. Vous êtes excusable de vous défier de nous, après ce que avons fait à Valladolid, et de vous imaginer que nous ne nous ferions pas plus de scrupule de vous abandonner que les camarades que nous avons laissés dans cette ville. Vous vous trompez pourtant. Les confrères à qui nous avons faussé compagnie étaient des personnes d’un fort mauvais caractère, et dont la société commençait à nous devenir insupportable. Il faut rendre cette justice aux gens de notre profession, qu’il n’y a point d’associés dans la vie civile que l’intérêt divise moins ; mais quand il n’y a pas entre nous de conformité d’inclinations, notre bonne intelligence peut s’altérer comme celle du reste des hommes. Ainsi, seigneur Gil Blas, poursuivit Lamela, je vous prie, vous et le seigneur don Alphonse, d’avoir un peu plus de confiance en nous, et de vous mettre l’esprit en repos sur l’envie que nous avons, don Raphaël et moi, d’aller à Ségorbe.

Il est bien aisé, dit alors le fils de Lucinde, de leur ôter la-dessus tout sujet d’inquiétude : ils n’ont qu’à demeurer maîtres de la caisse, ils auront entre les mains une bonne caution de notre retour. Vous voyez, seigneur Gil Blas, ajouta-t-il, que nous allons d’abord au fait. Vous serez tous deux nantis, et je puis vous assurer que nous partirons, Ambroise et moi, sans appréhender que vous ne nous souffliez ce précieux nantissement. Après une marque si certaine de notre bonne foi, ne vous fierez-vous pas entièrement à nous ? Oui, messieurs, leur dis-je, et vous pouvez présentement faire tout ce qu’il vous plaira. Ils partirent sur-le-champ, chargés de l’outre et de la besace, et me laissèrent sous les saules avec don Alphonse, qui me dit après leur départ : Il faut, seigneur Gil Blas, il faut que je vous ouvre mon cœur. Je me reproche d’avoir eu la complaisance de venir jusqu’ici avec ces deux fripons. Vous ne sauriez croire combien de fois je m’en suis déjà repenti. Hier au soir, pendant que je gardais les chevaux, j’ai fait mille réflexions mortifiantes. J’ai pensé qu’il ne convenait point à un jeune homme qui a des principes d’honneur, de vivre avec des gens aussi vicieux que Raphaël et Lamela ; que, si par malheur un jour, et cela peut fort bien arriver, le succès d’une fourberie est tel que nous tombions entre les mains de la justice, j’aurais la honte d’être puni avec eux comme un voleur, et d’éprouver un châtiment infâme. Ces images s’offrent sans cesse à mon esprit, et je vous avouerai que j’ai résolu, pour n’être plus complice des mauvaises actions qu’ils feront, de me séparer d’eux pour jamais. Je ne crois pas, continua-t-il, que vous désapprouviez mon dessein. Non, je vous assure, lui répondis-je ; quoique vous m’ayez vu faire le personnage d’alguazil dans la comédie de Samuel Simon, ne vous imaginez pas que ces sortes de pièces soient de mon goût. Je prends le ciel à témoin qu’en jouant un si beau rôle, je me suis dit à moi-même : Ma foi, monsieur Gil Blas, si la justice venait à vous saisir au collet présentement, vous mériteriez bien le salaire qui vous en reviendrait ! Je ne me sens donc pas plus disposé que vous, seigneur don Alphonse, à demeurer en si mauvaise compagnie ; et, si vous le trouvez bon, je vous accompagnerai. Quand ces messieurs seront de retour, nous leur demanderons à partager nos finances, et demain matin, ou dès cette nuit même, nous prendrons congé d’eux.

L’amant de la belle Séraphine approuva ce que je proposais. Gagnons, me dit-il, Valence, et nous nous embarquerons pour l’Italie, où nous pourrons nous engager au service de la république de Venise. Ne vaut-il pas mieux embrasser le parti des armes, que de mener la vie lâche et coupable que nous menons ? Nous serons même en état de faire assez bonne figure avec l’argent que nous aurons. Ce n’est pas, ajouta-t-il, que je me serve sans remords d’un bien si mal acquis ; mais, outre que la nécessité m’y oblige, si jamais je fais la moindre fortune dans la guerre, je jure que je dédommagerai Samuel Simon. J’assurai don Alphonse que j’étais dans les mêmes sentiments, et nous résolûmes enfin de quitter nos camarades dès le lendemain avant le jour. Nous ne fûmes point tentés de profiter de leur absence, c’est-à-dire de déménager sur-le-champ avec la caisse ; la confiance qu’ils nous avaient marquée en nous laissant maîtres des espèces ne nous permit pas seulement d’en avoir la pensée, quoique le tour de l’hôtel garni eût en quelque manière rendu ce vol excusable.

Ambroise et don Raphaël revinrent de Ségorbe sur la fin du jour. La première chose qu’ils nous dirent fut que leur voyage avait été très heureux ; qu’ils venaient de jeter les fondements d’une fourberie, qui, selon toutes les apparences, nous serait encore plus utile que celle du soir précédent. Et là-dessus le fils de Lucinde voulut nous mettre au fait ; mais don Alphonse prit alors la parole, et leur déclara poliment que, ne se sentant pas né pour vivre comme ils faisaient, il était dans la résolution de se séparer d’eux. Je leur appris de mon côté que j’avais le même dessein. Ils firent vainement tout leur possible pour nous engager à les accompagner dans leurs expéditions : nous prîmes congé d’eux le lendemain matin, après avoir fait un partage égal de nos espèces, et nous tirâmes vers Valence.