Histoire de Gil Blas de Santillane/VI/1

Garnier (tome 1p. 411-421).
II  ►
Livre VI


LIVRE SIXIÈME


CHAPITRE PREMIER

De ce que Gil Blas et ses compagnons firent après avoir quitté le comte de Polan ; du projet important qu’Ambroise forma et de quelle manière il fut exécuté.


Le comte de Polan, après avoir passé la moitié de la nuit à nous remercier et à nous assurer que nous pouvions compter sur sa reconnaissance, appela l’hôte pour le consulter sur les moyens de se rendre sûrement à Tunis, où il avait dessein d’aller. Nous laissâmes ce seigneur prendre ses mesures là-dessus. Nous sortîmes ensuite de l’hôtellerie, et suivîmes la route qu’il plut à Lamela de choisir.

Après deux heures de chemin, le jour nous surprit auprès de Campillo. Nous gagnâmes promptement les montagnes qui sont entre ce bourg et Requena. Nous y passâmes la journée à nous reposer et à compter nos finances, que l’argent des voleurs avait fort augmentées ; car on avait trouvé dans leurs poches plus de trois cents pistoles en toutes sortes d’espèces. Nous nous remîmes en marche au commencement de la nuit, et le lendemain matin nous entrâmes dans le royaume de Valence. Nous nous retirâmes dans le premier bois qui s’offrit à nos yeux. Nous nous y enfonçâmes, et nous arrivâmes à un endroit où coulait un ruisseau d’une onde cristalline qui allait joindre lentement les eaux du Guadalaviar. L’ombre que les arbres nous prêtaient, et l’herbe que le lieu fournissait abondamment à nos chevaux, nous auraient déterminés à nous y arrêter, quand nous n’aurions pas été dans cette résolution. Nous n’eûmes donc garde de passer outre.

Nous mîmes là pied à terre, et nous nous disposâmes à passer la journée fort agréablement ; mais lorsque nous voulûmes déjeuner, nous nous aperçûmes qu’il nous restait très peu de vivres. Le pain commençait à nous manquer, et notre outre était devenue un corps sans âme. Messieurs, nous dit Ambroise, les plus charmantes retraites ne plaisent guère sans Bacchus et sans Cérès. Je suis d’avis que nous renouvelions aujourd’hui nos provisions. Je vais pour cet effet à Xelva. C’est une assez belle ville qui n’est qu’à deux petites lieues d’ici. J’aurai bientôt fait ce voyage. En parlant de cette sorte, il chargea un cheval de l’outre et de la besace, monta dessus, et sortit du bois avec une vitesse qui promettait un prompt retour.

Nous avions tout lieu de l’espérer, et nous attendions de moment en moment Lamela ; cependant il ne revint pas sitôt. Plus de la moitié du jour s’écoula ; la nuit même déjà s’apprêtait à couvrir les arbres de ses ailes noires, quand nous revîmes notre pourvoyeur, dont le retardement commençait à nous donner de l’inquiétude. Il trompa notre attente par la quantité de choses dont il revint chargé. Il apportait non seulement l’outre pleine d’un vin excellent, et la besace remplie de pain et de toutes sortes de gibier rôti ; il y avait encore sur son cheval un gros paquet de hardes que nous regardâmes avec beaucoup d’attention. Il s’en aperçut, et nous dit en souriant : Messieurs, vous considérez ces hardes avec surprise, et je vous le pardonne ; vous ne savez pas pourquoi je viens de les acheter à Xelva. Je le donnerais à deviner à don Raphaël et à toute la terre ensemble. En disant ces paroles, il défit le paquet pour nous montrer en détail ce que nous considérions en gros. Il nous fit voir un manteau et une robe noire fort longue, deux pourpoints avec leurs hauts-de-chausses ; une de ces écritoires composées de deux pièces liées par un cordon, et dont le cornet est séparé de l’étui où l’on met les plumes ; une main de beau papier blanc ; un cadenas avec un gros cachet et de la cire verte ; et, lorsqu’il nous eut enfin exhibé toutes ses emplettes, don Raphaël lui dit en plaisantant : Vive Dieu ! monsieur Ambroise, il faut avouer que vous avez fait là un bon achat. Quel usage, s’il vous plaît, en prétendez-vous faire ? Un admirable, répondit Lamela. Toutes ces choses ne m’ont coûté que dix doublons[1], et je suis persuadé que nous en retirerons plus de cinq cents ; comptez là-dessus. Je ne suis pas homme à me charger de nippes inutiles ; et pour vous prouver que je n’ai point acheté tout cela comme un sot, je vais vous communiquer un projet que j’ai formé ; un projet qui, sans contredit, est un des plus ingénieux que puisse concevoir l’esprit humain. Vous en allez juger ; je suis sûr que je vais vous ravir en vous l’apprenant. Écoutez-moi.

Après avoir fait ma provision de pain, poursuivit-il, je suis entré chez un rôtisseur, ou j’ai ordonné qu’on mît à la broche six perdrix, autant de poulets et de lapereaux. Tandis que ces viandes cuisent, il arrive un homme en colère, et qui, se plaignant hautement des manières d’un marchand de la ville à son égard, dit au rôtisseur : Par saint Jacques ! Samuel Simon est le marchand de Xelva le plus ridicule. Il vient de me faire un affront en pleine boutique. Le ladre n’a pas voulu me faire crédit de six aunes de drap ; cependant, il sait bien que je suis un artisan solvable, et qu’il n’y a rien à perdre avec moi. N’admirez-vous pas cet animal ? Il vend volontiers à crédit aux personnes de qualité. Il aime mieux hasarder avec eux que d’obliger un honnête bourgeois sans rien risquer. Quelle manie ! Le maudit juif ! puisse-t-il y être attrapé ! Mes souhaits seront accomplis quelque jour ; il y a bien des marchands qui m’en répondraient.

En entendant parler ainsi cet artisan, qui a dit beaucoup d’autres choses encore, il me prit fantaisie de le venger et de jouer un tour à Samuel Simon. Mon ami, dis-je à l’homme qui se plaignait de ce marchand, de quel caractère est ce personnage dont vous parlez ? D’un très mauvais caractère, répondit-il brusquement. Je vous le donne pour un usurier tout des plus vifs, quoiqu’il affecte le maintien d’un homme d’honneur ; c’est un juif qui s’est fait catholique ; mais, dans le fond de l’âme, il est encore juif comme Pilate[2] ; car on dit qu’il a fait abjuration par intérêt.

Je prêtai une oreille attentive à tous les discours de l’artisan, et je ne manquai pas, au sortir de chez le rôtisseur, de m’informer de la demeure de Samuel Simon. Une personne me l’enseigne, on me la montre. Je parcours des yeux sa boutique, j’examine tout : et mon imagination, prompte à m’obéir, enfante une fourberie que je digère, et qui me paraît digne du valet du seigneur Gil Blas. Je vais à la friperie, où j’achète ces habits que j’apporte, l’un pour jouer le rôle d’inquisiteur, l’autre pour représenter un greffier, et le troisième enfin pour faire le personnage d’un alguazil. Voilà ce que j’ai fait, messieurs, ajouta-t-il, et ce qui a un peu retardé mon arrivée.

Ah ! mon cher Ambroise, interrompit en cet endroit don Raphaël tout transporté de joie, la merveilleuse idée ! le beau plan ! Je suis jaloux de l’invention. Je donnerais volontiers les plus grands traits de ma vie pour un effort d’esprit si heureux. Oui, Lamela, mon ami, poursuivit-il, je vois toute la richesse de ton dessein, et l’exécution ne doit pas t’inquiéter. Tu as besoin de deux bons acteurs qui te secondent ; ils sont tout trouvés. Tu as un air de béat, tu feras fort bien l’inquisiteur ; moi, je représenterai le greffier, et le seigneur Gil Blas, s’il lui plaît, jouera le rôle de l’alguazil. Voilà, continua-t-il, les personnages distribués ; demain nous jouerons la pièce, et je réponds du succès, à moins qu’il n’arrive quelqu’un de ces contre-temps qui confondent les desseins les mieux concertés.

Je ne concevais encore que très confusément le projet que don Raphaël trouvait si beau ; mais on me mit au fait en soupant, et le tour me parut ingénieux. Après avoir expédié une partie du gibier et fait à notre outre de copieuses saignées, nous nous étendîmes sur l’herbe, et nous fûmes bientôt endormis. Mais notre sommeil ne fut pas de longue durée, et l’impitoyable Ambroise l’interrompit une heure après. Debout ! debout ! s’écria-t-il avant le jour ; des gens qui ont une grande entreprise à exécuter ne doivent pas être paresseux. Malepeste ! monsieur l’inquisiteur, lui dit don Raphaël en se réveillant en sursaut, que vous êtes alerte ! Cela ne vaut pas le diable pour monsieur Samuel Simon. J’en demeure d’accord, reprit Lamela. Je vous dirai de plus, ajouta-t-il en riant, que j’ai rêvé cette nuit que je lui arrachais des poils de la barbe. N’est-ce pas là un vilain songe pour lui, monsieur le greffier ? Ces plaisanteries furent suivies de mille autres qui nous mirent tous de belle humeur. Nous déjeunâmes gaiement, et nous nous disposâmes ensuite à faire nos personnages. Ambroise se revêtit de la longue robe et du manteau, en sorte qu’il avait tout l’air d’un commissaire du Saint-Office. Nous nous habillâmes aussi, don Raphaël et moi, de façon que nous ne ressemblions point mal aux greffiers et aux alguazils. Nous employâmes bien du temps à nous déguiser ; et il était plus de deux heures après-midi lorsque nous sortîmes du bois pour nous rendre à Xelva. Il est vrai que rien ne nous pressait, et que nous ne devions commencer la comédie qu’à l’entrée de la nuit. Aussi nous n’allâmes qu’au petit pas, et nous nous arrêtâmes même aux portes de la ville pour y attendre la fin du jour.

Dès qu’elle fut arrivée, nous laissâmes nos chevaux dans cet endroit, sous la garde de don Alphonse, qui se sut bon gré de n’avoir point d’autre rôle à faire. Don Raphaël, Ambroise et moi, nous allâmes d’abord, non chez Samuel Simon, mais chez un cabaretier qui demeurait à deux pas de sa maison. M. l’inquisiteur marchait le premier. Il entre, et dit gravement à l’hôte : Maître, je voudrais vous parler en particulier ; j’ai à vous communiquer une affaire qui regarde le service de l’Inquisition, et qui par conséquent est très importante. L’hôte nous mena dans une salle, où Lamela, le voyant seul avec nous, lui dit : Je suis commissaire du Saint-Office. À ces paroles, le cabaretier pâlit, et répondit d’une voix tremblante qu’il ne croyait pas avoir donné sujet à la sainte Inquisition de se plaindre de lui. Aussi, reprit Ambroise d’un air doux, ne songe-t-elle point à vous faire de la peine. À Dieu ne plaise que, trop prompte à punir, elle confonde le crime avec l’innocence ! Elle est sévère, mais toujours juste ; en un mot, pour éprouver ses châtiments, il faut les avoir mérités. Ce n’est donc pas vous qui m’amenez à Xelva, c’est un certain marchand qu’on appelle Samuel Simon. Il nous a été fait de lui et de sa conduite un très mauvais rapport. Il est, dit-on, toujours juif, et il n’a embrassé le christianisme que par des motifs purement humains. Je vous ordonne, de la part du Saint-Office, de me dire ce que vous savez de cet homme-là. Gardez-vous, comme son voisin, et peut-être son ami, de vouloir l’excuser, car, je vous le déclare, si j’aperçois dans votre témoignage le moindre ménagement pour lui, vous êtes perdu vous-même. Allons, greffier, poursuivit-il en se tournant vers Raphaël, faites votre devoir..

Monsieur le greffier, qui tenait déjà à la main son papier et son écritoire, s’assit à une table, et se prépara, de l’air du monde le plus sérieux, à écrire la déposition de l’hôte, qui de son côté protesta qu’il ne trahirait point la vérité. Cela étant, lui dit le commissaire inquisiteur, nous n’avons qu’à commencer. Répondez seulement à mes questions, je ne vous en demande pas davantage. Voyez-vous Samuel Simon fréquenter les églises ? C’est à quoi je n’ai pas pris garde, répondit le cabaretier ; je ne me souviens pas de l’avoir vu à l’église. Bon, s’écria l’inquisiteur, écrivez qu’on ne le voit jamais dans les églises. Je ne dis pas cela, monsieur, répliqua l’hôte ; je dis seulement que je ne l’y ai point vu. Il peut être dans une église où je serai, sans que je l’aperçoive. Mon ami, reprit Lamela, vous oubliez qu’il ne faut point, dans votre interrogatoire, excuser Samuel Simon ; je vous en ai dit les conséquences. Vous ne devez dire que des choses qui soient contre lui, et pas un mot en sa faveur. Sur ce pied-là, seigneur licencié, repartit l’hôte, vous ne tirerez pas grand fruit de ma déposition. Je ne connais point le marchand dont il s’agit, je n’en puis dire ni bien ni mal ; mais, si vous voulez savoir comment il vit dans son domestique, je vais faire venir ici Gaspard son garçon, que vous interrogerez. Ce garçon vient ici quelquefois boire avec ses amis ; je puis vous assurer qu’il a une bonne langue ; il habillera tant que vous voudrez ; il vous dira toute la vie de son maître, et donnera, sur ma parole, de l’occupation à votre greffier.

J’aime votre franchise, dit alors Ambroise ; et c’est témoigner du zèle pour le Saint-Office, que de m’enseigner un homme instruit des mœurs de Simon. J’en rendrai compte à l’Inquisition. Hâtez-vous donc, continua-t-il, d’aller chercher ce Gaspard dont vous parlez : mais faites les choses discrètement ; que son maître ne se doute point de ce qui se passe. Le cabaretier s’acquitta de sa commission avec beaucoup de secret et de diligence. Il amena le garçon marchand. C’était effectivement un jeune homme des plus babillards, et tel qu’il nous le fallait. Soyez le bienvenu, mon enfant, lui dit Lamela. Vous voyez en moi un inquisiteur nommé par le Saint-Office pour informer contre Samuel Simon, que l’on accuse de judaïser. Vous demeurez chez lui ; par conséquent vous êtes témoin de la plupart de ses actions. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de vous avertir que vous êtes obligé de déclarer ce que vous savez de lui, quand je vous l’ordonnerai de la part de la sainte Inquisition. Seigneur licencié, répondit le garçon marchand, vous ne pouviez vous adresser à un homme plus disposé à vous instruire de ce que vous voulez savoir ; je suis tout prêt à vous contenter là-dessus, sans que vous me l’ordonniez de la part du Saint-Office. Si l’on mettait mon maître sur mon chapitre, je suis persuadé qu’il ne m’épargnerait point ; ainsi, je ne le ménagerai pas non plus, et je vous dirai premièrement que c’est un sournois dont il est impossible de démêler les secrets sentiments, un homme qui affecte tous les dehors d’un saint personnage, et qui, dans le fond, n’est nullement vertueux. Il va tous les soirs chez une petite grisette… Je suis bien aise d’apprendre cela, interrompit Ambroise, et je vois, par ce que vous me dites, que c’est un homme de mauvaises mœurs : mais répondez précisément aux questions que je vais vous faire. C’est particulièrement sur la religion que je suis chargé de savoir quels sont ses sentiments. Dites-moi, mangez-vous du porc dans votre maison ? Je ne pense pas, répondit Gaspard, que nous en ayons mangé deux fois depuis une année que j’y demeure. Fort bien, reprit monsieur l’Inquisiteur ; écrivez, greffier, qu’on ne mange jamais de porc chez Samuel Simon. En récompense, continua-t-il, on y mange sans doute quelquefois de l’agneau ? Oui, quelquefois, repartit le garçon ; nous en avons, par exemple, mangé un aux dernières fêtes de Pâques. L’époque est heureuse, s’écria le commissaire ; écrivez, greffier, que Simon fait la Pâque. Cela va le mieux du monde, et il me paraît que nous avons reçu de bons mémoires.

Apprenez-moi encore, mon ami, poursuivit Lamela si vous n’avez jamais vu votre maître caresser de petits enfants. Mille fois, répondit Gaspard. Lorsqu’il voit passer des petits garçons devant notre boutique, pour peu qu’ils soient jolis, il les arrête et les flatte. Écrivez, greffier, interrompit l’inquisiteur, que Samuel Simon est violemment soupçonné d’attirer chez lui les enfants des chrétiens pour les égorger. L’aimable prosélyte ! Oh ! oh ! monsieur Simon, vous aurez affaire au Saint-Office sur ma parole ! ne vous imaginez pas qu’il vous laisse faire impunément vos barbares sacrifices. Courage, zélé Gaspard, dit-il au garçon marchand, déclarez tout ; achevez de faire connaître que ce faux catholique est attaché plus que jamais aux coutumes et aux cérémonies des juifs. N’est-il pas vrai que dans la semaine vous le voyez un jour dans une inaction totale ? Non, répondit Gaspard, je n’ai point remarqué celui-là. Je m’aperçois seulement qu’il y a des jours où il s’enferme dans son cabinet, et qu’il y demeure très longtemps. Eh ! nous y voilà, s’écria le commissaire ; il fait le sabbat, ou je ne suis pas inquisiteur. Marquez, greffier, marquez qu’il observe religieusement le jeûne du sabbat. Ah ! l’abominable homme ! Il ne me reste plus qu’une chose à demander. Ne parle-t-il pas aussi de Jérusalem ? Fort souvent, repartit le garçon. Il nous conte l’histoire des juifs, et de quelle manière fut détruit le temple de Jérusalem. Justement, reprit Ambroise ; ne laissez pas échapper ce trait-là, greffier : écrivez, en gros caractères, que Samuel Simon ne respire que la restauration du temple, et qu’il médite jour et nuit le rétablissement de la nation. Je n’en veux pas savoir davantage, et il est inutile de faire d’autres questions. Ce que vient de déposer le véridique Gaspard suffirait pour faire brûler toute une juiverie.

Après que monsieur le commissaire du Saint-Office eut interrogé de cette sorte le garçon marchand, il lui dit qu’il pouvait se retirer ; mais il lui ordonna, de la part de la sainte Inquisition, de ne point parler à son maître de ce qui venait de se passer. Gaspard promit d’obéir et s’en alla. Nous ne tardâmes guère à le suivre ; nous sortîmes de l’hôtellerie aussi gravement que nous y étions entrés, et nous allâmes frapper à la porte de Samuel Simon. Il vint lui-même ouvrir ; et, s’il fut étonné de voir chez lui trois figures comme les nôtres, il le fut bien davantage quand Lamela, qui portait la parole, lui dit d’un ton impératif : Maître Samuel, je vous ordonne, de la part de la sainte Inquisition dont j’ai l’honneur d’être commissaire, de me donner tout à l’heure la clef de votre cabinet. Je veux voir si je ne trouverai point de quoi justifier les mémoires qui nous ont été présentés contre vous.

Le marchand, que ce discours déconcerta, fit deux pas en arrière, comme si on lui eût donné une bourrade dans l’estomac. Bien loin de se douter de quelque supercherie de notre part, il s’imagina de bonne foi qu’un ennemi secret l’avait voulu rendre suspect au Saint-Office ; peut-être aussi que, ne se sentant pas trop bon catholique, il avait sujet d’appréhender une information. Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais vu d’homme plus troublé. Il obéit sans résistance et avec le respect que peut avoir un homme qui craint l’Inquisition. Il nous ouvrit son cabinet. Du moins, lui dit Ambroise en y entrant, du moins recevez-vous sans rébellion les ordres du Saint-Office. Mais, ajouta-t-il, retirez-vous dans une autre chambre, et me laissez librement remplir mon emploi. Samuel ne se révolta pas plus contre cet ordre que contre le premier ; il se tint dans sa boutique, et nous entrâmes tous trois dans son cabinet, où, sans perdre de temps, nous nous mîmes à chercher ses espèces. Nous les trouvâmes sans peine ; elles étaient dans un coffre ouvert, et il y en avait beaucoup plus que nous n’en pouvions emporter. Elles consistaient en un grand nombre de sacs amoncelés, mais le tout en argent. Nous aurions mieux aimé de l’or ; cependant, les choses ne pouvant être autrement, il fallut s’accommoder à la nécessité ; nous remplîmes nos poches de ducats ; nous en mîmes dans nos chausses, et dans tous les endroits que nous jugeâmes propres à les recéler ; enfin, nous en étions pesamment chargés sans qu’il y parût, et cela par l’adresse d’Ambroise et par celle de don Raphaël, qui me firent voir par là qu’il n’est rien tel que de savoir son métier.

Nous sortîmes du cabinet, après y avoir si bien fait notre main ; et alors, pour une raison que le lecteur devinera fort aisément, monsieur l’inquisiteur tira son cadenas qu’il voulut attacher lui-même à la porte : ensuite il y mit le scellé : puis il dit à Simon : Maître Samuel, je vous défends, de la part de la sainte Inquisition, de toucher à ce cadenas, de même qu’à ce sceau, que vous devez respecter, puisque c’est le sceau du Saint-Office. Je reviendrai demain ici à la même heure pour le lever, et vous apporter des ordres. À ces mots il se fit ouvrir la porte de la rue, que nous enfilâmes joyeusement l’un après l’autre. Dès que nous eûmes fait une cinquantaine de pas, nous commençâmes à marcher avec tant de vitesse et de légèreté, qu’à peine touchions-nous la terre, malgré le fardeau que nous portions. Nous fûmes bientôt hors de la ville ; et, remontant sur nos chevaux, nous les poussâmes vers Ségorbe, en rendant grâces au dieu Mercure[3] d’un si heureux événement.



  1. Doublon, monnaie d’Espagne, double pistole.
  2. Juif comme Pilate. Plaisante méprise d’un homme du peuple qui prend Pilate pour un juif à cause du rôle qu’il joue dans la Passion et dans le Symbole.
  3. Dans la mythologie, Mercure était tout à la fois le patron des marchands et le dieu des voleurs.