Histoire de Gil Blas de Santillane/III/5

Garnier (tome 1p. 189-197).
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CHAPITRE V

Gil Blas devient homme à bonnes fortunes. Il fait connaissance avec une jolie personne.


Après quelques heures de sommeil, je me levai en bonne humeur ; et, me souvenant des avis que Melendez m’avait donnés, j’allai, en attendant le réveil de mon maître, faire ma cour à notre intendant, dont la vanité me parut un peu flattée de l’attention que j’avais à lui rendre mes respects. Il me reçut d’un air gracieux, et me demanda si je m’accommodais du genre de vie des jeunes seigneurs. Je répondis qu’il était nouveau pour moi, mais que je ne désespérais pas de m’y accoutumer dans la suite.

Je m’y accoutumai effectivement, et bientôt même. Je changeai d’humeur et d’esprit. De sage et posé que j’étais auparavant, je devins vif, étourdi, turlupin. Le valet de don Antonio me fit compliment sur ma métamorphose, et me dit que, pour être un illustre, il ne me manquait plus que d’avoir des bonnes fortunes. Il me représenta que c’était une chose absolument nécessaire pour achever un joli homme ; que tous nos camarades étaient aimés de quelque belle personne ; et que lui, pour sa part, possédait les bonnes grâces de deux femmes de qualité. Je jugeai que le maraud mentait. Monsieur Mogicon, lui dis-je, vous êtes sans doute un garçon bien fait et fort spirituel, vous avez du mérite ; mais je ne comprends pas comment des femmes de qualité, chez qui vous ne demeurez point, ont pu se laisser charmer d’un homme de votre condition. Oh ! vraiment me répondit-il, elles ne savent pas qui je suis. C’est sous les habits de mon maître, et même sous son nom que j’ai fait ces conquêtes. Voici comment. Je m’habille en jeune seigneur, j’en prends les manières ; je vais à la promenade ; j’agace toutes les femmes que je vois, jusqu’à ce que j’en rencontre une qui réponde à mes mines. Je suis celle-là, et fais si bien que je lui parle. Je me dis don Antonio Centellés. Je demande un rendez-vous ; la dame fait des façons ; je la presse, elle me l’accorde, et cætera. C’est ainsi, mon enfant, continua-t-il, que je me conduis pour avoir des bonnes fortunes, et je te conseille de suivre mon exemple.

J’avais trop envie d’être un illustre, pour n’écouter pas ce conseil : outre cela, je ne me sentais pas de répugnance pour une intrigue amoureuse. Je formai donc le dessein de me travestir en jeune seigneur, pour aller chercher des aventures galantes. Je n’osais me déguiser dans notre hôtel, de peur que cela ne fût remarqué. Je pris un bel habillement complet dans la garde-robe de mon maître, et j’en fis un paquet, que j’emportai chez un petit barbier de mes amis, où je jugeai que je pourrais m’habiller et me déshabiller commodément. Là, je me parai le mieux qu’il me fut possible. Le barbier mit aussi la main à mon ajustement ; et, quand nous crûmes qu’on n’y pouvait plus rien ajouter, je marchai vers le pré de Saint-Jérôme, d’où j’étais bien persuadé que je ne reviendrais pas sans avoir trouvé quelque bonne fortune. Mais je ne fus pas obligé de courir si loin pour en ébaucher une des plus brillantes.

Comme je traversais une rue détournée, je vis sortir d’une petite maison, et monter dans un carrosse de louage qui était à la porte, une dame richement habillée, et parfaitement bien faite. Je m’arrêtai tout court pour la considérer, et je la saluai d’un air à lui faire comprendre qu’elle ne me déplaisait pas. De son côté, pour me faire voir qu’elle méritait encore plus que je ne pensais mon attention, elle leva pour un moment son voile, et offrit à ma vue un visage des plus agréables. Cependant le carrosse partit, et je demeurai dans la rue, un peu étourdi des traits que je venais de voir. La jolie figure ! disais-je en moi-même : peste ! il faudrait cela pour m’achever. Si les deux dames qui aiment Mogicon sont aussi belles que celle-ci, voilà un faquin bien heureux. Je serais charmé de mon sort, si j’avais une pareille maîtresse. En faisant cette réflexion, je jetai les yeux par hasard sur la maison d’où j’avais vu sortir cette aimable personne, et j’aperçus à la fenêtre d’une salle basse une vieille femme qui me fit signe d’entrer.

Je volai aussitôt dans la maison, et je trouvai dans une salle assez propre cette vénérable et discrète vieille, qui, me prenant pour un marquis tout au moins, me salua respectueusement, et me dit : Je ne doute pas, seigneur, que vous n’ayez mauvaise opinion d’une femme qui, sans vous connaître, vous fait signe d’entrer chez elle ; mais vous jugerez peut-être plus favorablement de moi, quand vous saurez que je n’en use pas de cette sorte avec tout le monde. Vous me paraissez un seigneur de la cour. Vous ne vous trompez pas, ma mie, interrompis-je en étendant la jambe droite et penchant le corps sur la hanche gauche ; je suis, sans vanité, d’une des plus grandes maisons d’Espagne. Vous en avez bien la mine, reprit-elle, et je vous avouerai que j’aime à faire plaisir aux personnes de qualité : c’est mon faible. Je vous ai observé par ma fenêtre. Vous avez regardé très attentivement, ce me semble, une dame qui vient de me quitter. Vous sentiriez-vous du goût pour elle ? dites-le moi confidemment. Foi d’homme de cour ! lui répondis-je, elle m’a frappé : je n’ai jamais rien vu de plus piquant que cette créature-là. Faufilez-nous ensemble, ma bonne, et comptez sur ma reconnaissance. Il fait bon rendre ces sortes de services à nous autres grands seigneurs : ce ne sont pas ceux que nous payons le plus mal.

Je vous l’ai déjà dit, répliqua la vieille, je suis toute dévouée aux personnes de condition ; je me plais à leur être utile. Je reçois ici, par exemple, certaines femmes que des dehors de vertu empêchent de voir leurs galants chez elles. Je leur prête ma maison, pour concilier leur tempérament avec la bienséance. Fort bien, lui dis-je ; et vous venez apparemment de faire ce plaisir à la dame dont il s’agit ? Non, répondit-elle, c’est une jeune veuve de qualité qui cherche un amant ; mais elle est si difficile là-dessus, que je ne sais si vous lui conviendrez, malgré tout le mérite que vous pouvez avoir. Je lui ai déjà présenté trois cavaliers bien bâtis, qu’elle a dédaignés. Oh ! parbleu, ma chère, m’écriai-je d’un air de confiance, tu n’as qu’à me mettre à ses trousses ; je t’en rendrai bon compte, sur ma parole. Je suis curieux d’avoir un tête-à-tête avec une beauté difficile : je n’en ai point rencontré de ce caractère-là. Eh bien ! me dit la vieille, vous n’avez qu’à venir ici demain à la même heure, vous satisferez votre curiosité. Je n’y manquerai pas, lui repartis-je : nous verrons si un jeune seigneur tel que moi peut rater une conquête.

Je retournai chez le petit barbier, sans vouloir chercher d’autres aventures, et fort impatient de la suite de celle-là. Ainsi, le jour suivant, après m’être encore bien ajusté, je me rendis chez la vieille une heure plus tôt qu’il ne fallait. Seigneur, me dit-elle, vous êtes ponctuel, et je vous en sais bon gré. Il est vrai que la chose en vaut bien la peine. J’ai vu notre jeune veuve, et nous nous sommes fort entretenues de vous. On m’a défendu de parler ; mais j’ai pris tant d’amitié pour vous, que je ne puis me taire. Vous avez plu, et vous allez devenir un heureux seigneur. Entre nous, la dame est un morceau tout appétissant : son mari n’a pas vécu longtemps avec elle ; il n’a fait que passer comme une ombre : elle a tout le mérite d’une fille. La bonne vieille, sans doute, voulait dire d’une de ces filles d’esprit qui savent vivre sans ennui dans le célibat.

L’héroïne du rendez-vous arriva bientôt en carrosse de louage comme le jour précédent, et vêtue de superbes habits. D’abord qu’elle parut dans la salle, je débutai par cinq ou six révérences de petit-maître, accompagnées de leurs plus gracieuses contorsions. Après quoi je m’approchai d’elle d’un air très familier, et lui dis : Ma princesse, vous voyez un seigneur qui en a dans l’aile. Votre image, depuis hier, s’offre incessamment à mon esprit, et vous avez expulsé de mon cœur une duchesse qui commençait à y prendre pied. Le triomphe est trop glorieux pour moi, répondit-elle en ôtant son voile ; mais je n’en ressens pas une joie pure. Un jeune seigneur aime le changement, et son cœur, est dit-on, plus difficile à garder que la pistole volante. Eh ! ma reine, repris-je, laissons-là, s’il vous plaît, l’avenir ; ne songeons qu’au présent. Vous êtes belle, je suis amoureux. Si mon amour vous est agréable, engageons-nous sans réflexion. Embarquons-nous comme les matelots ; n’envisageons point les périls de la navigation, n’en regardons que les plaisirs.

En achevant ces paroles, je me jetai avec transport aux genoux de ma nymphe ; et, pour mieux imiter les petits-maîtres, je la pressai d’une manière pétulante de faire mon bonheur. Elle me parut un peu émue de mes instances, mais elle ne crut pas devoir s’y rendre encore, et me repoussant : Arrêtez-vous, me dit-elle, vous êtes trop vif ; vous avez l’air libertin. J’ai bien peur que vous ne soyez un petit débauché. Fi donc ! madame, m’écriai-je ; pouvez-vous haïr ce qu’aiment les femmes hors du commun ? Il n’y a plus que quelques bourgeoises qui se révoltent contre la débauche. C’en est trop, reprit-elle, je me rends à une raison si forte. Je vois bien qu’avec vous autres seigneurs les grimaces sont inutiles : il faut qu’une femme fasse la moitié du chemin. Apprenez donc votre victoire, ajouta-t-elle avec une apparence de confusion, comme si sa pudeur eût souffert de cet aveu ; vous m’avez inspiré des sentiments que je n’ai jamais eus pour personne, et je n’ai plus besoin que de savoir qui vous êtes pour me déterminer à vous choisir pour mon amant. Je vous crois un jeune seigneur, et même un honnête homme : cependant je n’en suis point assurée ; et, quelque prévenue que je sois en votre faveur, je ne veux pas donner ma tendresse à un inconnu.

Je me souvins alors de quelle façon le valet de don Antonio m’avait dit qu’il sortait d’un pareil embarras, et voulant, à son exemple, passer pour mon maître : Madame, dis-je à ma veuve, je ne me défendrai point de vous apprendre mon nom ; il est assez beau pour mériter d’être avoué. Avez-vous entendu parler de don Mathias de Silva ? Oui, répondit-elle ; je vous dirai même que je l’ai vu chez une personne de ma connaissance. Quoique déjà effronté, je fus un peu troublé de cette réponse. Je me rassurai toutefois dans le moment ; et, faisant force de génie pour me tirer de là : Eh bien ! mon ange, repris-je, vous connaissez un seigneur… que… je connais aussi… Je suis de sa maison, puisqu’il faut vous le dire. Son aïeul épousa la belle-sœur d’un oncle de mon père. Nous sommes, comme vous voyez, assez proches parents. Je m’appelle don César. Je suis fils unique de l’illustre don Fernand de Ribera, qui fut tué, il y a quinze ans, dans une bataille qui se donna sur les frontières de Portugal. Je vous ferais bien un détail de l’action ; elle fut diablement vive ; mais ce serait perdre des moments précieux que l’amour veut que j’emploie plus agréablement.

Je devins pressant et passionné après ce discours ; ce qui ne me mena pourtant à rien. Les faveurs que ma déesse me laissa prendre ne servirent qu’à me faire soupirer après celles qu’elle me refusa. La cruelle regagna son carrosse, qui l’attendait à la porte. Je ne laissai pas néanmoins de me retirer très satisfait de ma bonne fortune, bien que je ne fusse pas encore parfaitement heureux. Si, disais-je en moi-même, je n’ai obtenu que des demi-bontés, c’est que ma dame est une personne qualifiée, qui n’a pas cru devoir céder à mes transports dans une première entrevue. La fierté de sa naissance a retardé mon bonheur ; mais il n’est différé que de quelques jours. Il est bien vrai que je me représentai aussi que ce pouvait être une matoise des plus raffinées. Cependant, j’aimai mieux regarder la chose du bon côté que du mauvais, et je conservai l’avantageuse opinion que j’avais conçue de ma veuve. Nous étions convenus en nous quittant de nous revoir le surlendemain ; et l’espérance de parvenir au comble de mes vœux me donnait un avant-goût des plaisirs dont je me flattais.

L’esprit plein des plus riantes images, je me rendis chez mon barbier. Je changeai d’habit, et j’allai joindre mon maître dans un tripot où je savais qu’il était. Je le trouvai engagé au jeu, et je m’aperçus qu’il gagnait ; car il ne ressemblait pas à ces joueurs froids qui s’enrichissent ou se ruinent sans changer de visage. Il était railleur et insolent dans la prospérité, et fort bourru dans la mauvaise fortune. Il sortit fort gai du tripot, et prit le chemin du Théâtre du Prince. Je le suivis jusqu’à la porte de la comédie ; là, me mettant un ducat dans la main : Tiens, Gil Blas, me dit-il, puisque j’ai gagné aujourd’hui, je veux que tu t’en ressentes : va te divertir avec tes camarades, et viens me prendre à minuit chez Arsénie, où je dois souper avec don Alexo Segiar. À ces mots, il rentra, et je demeurai à rêver avec qui je pourrais dépenser mon ducat, selon l’intention du fondateur. Je ne rêvai pas longtemps. Clarin, valet de don Alexo, se présenta tout à coup devant moi. Je le menai au premier cabaret et nous nous y amusâmes jusqu’à minuit. De là nous nous rendîmes à la maison d’Arsénie, où Clarin avait ordre aussi de se trouver. Un petit laquais nous ouvrit la porte, et nous fit entrer dans une salle basse, où la femme de chambre d’Arsénie et celle de Florimonde riaient à gorge déployée en s’entretenant ensemble, tandis que leurs maîtresses étaient en haut avec nos maîtres.

L’arrivée de deux vivants qui venaient de bien souper ne pouvait pas être désagréable à des soubrettes, et à des soubrettes de comédiennes encore : mais quel fut mon étonnement lorsque dans une de ces suivantes je reconnus ma veuve, mon adorable veuve, que je croyais comtesse ou marquise ! Elle ne parut pas moins étonnée de voir son cher don César de Ribera changé en valet de petit-maître. Nous nous regardâmes toutefois l’un et l’autre sans nous déconcerter ; il nous prit même à tous deux une envie de rire, que nous ne pûmes nous empêcher de satisfaire. Après quoi Laure (c’est ainsi qu’elle s’appelait), me tirant à part tandis que Clarin parlait à sa compagne, me tendit gracieusement la main, et me dit tout bas : Touchez là, seigneur don César ; au lieu de nous faire des reproches réciproques, faisons-nous des compliments, mon ami ! Vous avez fait votre rôle à ravir, et je ne me suis point mal non plus acquittée du mien. Qu’en dites-vous ? Avouez que vous m’avez prise pour une de ces jolies femmes de qualité qui se plaisent à faire des équipées ? Il est vrai, lui répondis-je, mais qui que vous soyez, ma reine, je n’ai point changé de sentiment en changeant de forme. Agréez, de grâce, mes services, et permettez que le valet de chambre de don Mathias achève ce que don César a si heureusement commencé. Va, reprit-elle, je t’aime encore mieux dans ton naturel qu’autrement. Tu es en homme ce que je suis en femme : c’est la plus grande louange que je puisse te donner. Je te reçois au nombre de mes adorateurs. Nous n’avons plus besoin du ministère de la vieille : tu peux venir ici me voir librement : Nous autres dames de théâtre, nous vivons sans contrainte et pêle-mêle avec les hommes. Je conviens qu’il y paraît quelquefois ; mais le public en rit, et nous sommes faites, comme tu sais, pour le divertir.

Nous en demeurâmes là, parce que nous n’étions pas seuls. La conversation devint générale, vive, enjouée, et pleine d’équivoques claires. Chacun y mit du sien. La suivante d’Arsénie surtout, mon aimable Laure, brilla fort, et fit paraître beaucoup plus d’esprit que de vertu. D’un autre côté, nos maîtres et les comédiennes poussaient souvent de longs éclats de rire que nous entendions ; ce qui suppose que leur entretien était aussi raisonnable que le nôtre. Si l’on eût écrit toutes les belles choses qui se dirent cette nuit chez Arsénie, on en aurait, je crois, composé un livre très instructif pour la jeunesse. Cependant l’heure de la retraite, c’est-à-dire le jour, arriva : il fallut se séparer. Clarin suivit don Alexo, et je me retirai avec don Mathias.