Histoire de Gil Blas de Santillane/III/4

Garnier (tome 1p. 182-189).
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Livre III


CHAPITRE IV

De quelle manière Gil Blas fit connaissance avec les valets des petits-maîtres et du secret admirable qu’ils lui enseignèrent pour avoir, à peu de frais, la réputation d’homme d’esprit, et du serment singulier qu’ils lui firent faire.


Ces seigneurs continuèrent à s’entretenir de cette sorte, jusqu’à ce que don Mathias, que j’aidais à s’habiller pendant ce temps-là, fût en état de sortir. Alors il me dit de le suivre ; et tous ces petits-maîtres prirent ensemble le chemin du cabaret où don Fernand de Gamboa se proposait de les conduire. Je commençai donc à marcher derrière eux avec trois autres valets ; car chacun de ces cavaliers avait le sien. Je remarquai avec étonnement que ces trois domestiques copiaient leurs maîtres, et se donnaient les mêmes airs. Je les saluai comme leur nouveau camarade. Ils me saluèrent aussi ; et l’un d’entre eux, après m’avoir regardé quelques moments, me dit : Frère, je vois à votre allure que vous n’avez jamais encore servi de jeune seigneur. Hélas ! non, lui répondis-je, et il n’y a pas longtemps que je suis à Madrid. C’est ce qu’il me semble, répliqua-t-il ; vous sentez la province ; vous paraissez timide et embarrassé ; il y a de la bourre dans votre action. Mais n’importe, nous vous aurons bientôt dégourdi, sur ma parole. Vous me flattez peut-être ? lui dis-je. Non, repartit-il, non ; il n’y a point de sot que nous ne puissions façonner ; comptez là-dessus.

Il n’eut pas besoin de m’en dire davantage pour me faire comprendre que j’avais pour confrères de bons enfants, et que je ne pouvais être en meilleures mains pour devenir joli garçon. En arrivant au cabaret, nous y trouvâmes un repas tout préparé, que le seigneur don Fernand avait eu la précaution d’ordonner dès le matin. Nos maîtres se mirent à table, et nous nous disposâmes à les servir. Les voilà qui s’entretiennent avec beaucoup de gaieté. J’avais un extrême plaisir à les entendre. Leur caractère, leurs pensées, leurs expressions me divertissaient. Que de feu ! que de saillies d’imagination ! Ces gens-là me parurent une espèce nouvelle. Lorsqu’on en fut au fruit, nous leur apportâmes une copieuse quantité de bouteilles des meilleurs vins d’Espagne, et nous les quittâmes pour aller dîner dans une petite salle où l’on nous avait dressé une table.

Je ne tardai guère à m’apercevoir que les chevaliers de ma quadrille avaient encore plus de mérite que je ne me l’étais imaginé d’abord. Ils ne se contentaient pas de prendre les manières de leurs maîtres ; ils en affectaient même le langage ; et ces marauds les rendaient si bien, qu’à un air de qualité près c’était la même chose. J’admirais leur air libre et aisé : j’étais encore plus charmé de leur esprit, et je désespérais d’être jamais aussi agréable qu’eux. Le valet de don Fernand, attendu que c’était son maître qui régalait les nôtres, fit les honneurs du repas ; et, voulant que rien n’y manquât, il appela l’hôte et lui dit : Monsieur le maître, donnez-nous dix bouteilles de votre plus excellent vin ; et, comme vous avez coutume de faire, vous les ajouterez à celles que nos messieurs auront bues. Très volontiers, répondit l’hôte ; mais, monsieur Gaspard, vous savez que le seigneur don Fernand me doit déjà bien des repas. Si par votre moyen j’en pouvais tirer quelques espèces… Oh ! interrompit le valet, ne vous mettez point en peine de ce qui vous est dû ; je vous en réponds, moi ; c’est de l’or en barre que les dettes de mon maître. Il est vrai que quelques discourtois créanciers ont fait saisir nos revenus ; mais nous obtiendrons mainlevée au premier jour, et nous vous payerons sans examiner le mémoire que vous nous fournirez. L’hôte nous apporta du vin, malgré les saisies, et nous en bûmes en attendant la mainlevée. Il fallait voir comme nous nous portions des santés à tous moments, en nous donnant les uns aux autres les surnoms de nos maîtres. Le valet de don Antonio appelait Gamboa celui de don Fernand, et le valet de don Fernand appelait Centellés celui de don Antonio : ils me nommaient de même Silva ; et nous nous enivrions peu à peu, sous ces noms empruntés, tout aussi bien que les seigneurs qui les portaient véritablement.

Quoique je fusse moins brillant que mes convives ils ne laissèrent pas de me témoigner qu’ils étaient assez contents de moi. Silva, me dit un des plus dessalés, nous ferons quelque chose de toi, mon ami : je m’aperçois que tu as un fonds de génie ; mais tu ne sais pas le faire valoir. La crainte de mal parler t’empêche de rien dire au hasard ; et toutefois ce n’est qu’en hasardant des discours que mille gens s’érigent aujourd’hui en beaux esprits. Veux-tu briller ; tu n’as qu’à te livrer à ta vivacité, et risquer indifféremment tout ce qui pourra te venir à la bouche : ton étourderie passera pour une noble hardiesse. Quand tu débiterais cent impertinences, pourvu qu’avec cela il t’échappe seulement un bon mot, on oubliera les sottises ; on retiendra le trait[1], et l’on concevra une haute opinion de ton mérite. C’est ce que pratiquent si heureusement nos maîtres ; et c’est ainsi qu’en doit user tout homme qui vise à la réputation d’un esprit distingué.

Outre que je ne souhaitais que trop de passer pour un beau génie, le secret qu’on m’enseignait pour y réussir me paraissait si facile, que je ne crus pas devoir le négliger. Je l’éprouvai sur-le-champ, et le vin que j’avais bu rendit l’épreuve heureuse ; c’est-à-dire que je parlai à tort et à travers, et que j’eus le bonheur de mêler parmi beaucoup d’extravagances quelques pointes d’esprit qui m’attirèrent des applaudissements. Ce coup d’essai me remplit de confiance ; je redoublai de vivacité pour produire quelque bonne saillie, et le hasard voulut encore que mes efforts ne fussent pas inutiles.

Eh bien ! me dit alors celui de mes confrères qui m’avait adressé la parole dans la rue, ne commences-tu pas à te décrasser ? Il n’y a pas deux heures que tu es avec nous, et te voilà déjà tout autre que tu n’étais ; tu changeras tous les jours à vue d’œil. Vois ce que c’est que de servir des personnes de qualité ! cela élève l’esprit : les conditions bourgeoises ne font pas cet effet. Sans doute, lui répondis-je ; aussi je veux désormais consacrer mes services à la noblesse. C’est fort bien dit, s’écria le valet de don Fernand entre deux vins. Il n’appartient pas aux bourgeois de posséder des génies supérieurs comme nous. Allons, messieurs, ajouta-t-il, faisons serment que nous ne servirons jamais ces gredins-là ; jurons-en par le Styx ! Nous lui applaudîmes ; et, le verre à la main, nous fîmes tous ce burlesque serment. Nous demeurâmes à table jusqu’à ce qu’il plût à nos maîtres de se retirer. Ce fut à minuit ; ce qui parut à mes camarades un excès de sobriété. Il est vrai que ces seigneurs ne sortaient de si bonne heure du cabaret que pour aller chez une fameuse coquette qui logeait dans le quartier de la cour, et dont la maison était nuit et jour ouverte aux gens de plaisir. C’était une femme de trente-cinq à quarante ans, parfaitement belle encore, amusante, et si consommée dans l’art de plaire, qu’elle vendait, disait-on, plus cher les restes de sa beauté qu’elle n’en avait vendu les prémices. Il y avait toujours chez elle deux ou trois autres coquettes du premier ordre, qui ne contribuaient pas peu au grand concours de seigneurs qu’on y voyait. Ils y jouaient l’après-dînée ; ils soupaient ensuite, et passaient la nuit à boire et à se réjouir. Nos maîtres demeurèrent là jusqu’au jour, et nous aussi, sans nous ennuyer ; car, tandis qu’ils étaient avec les maîtresses, nous nous amusions avec les soubrettes. Enfin, nous nous séparâmes tous au lever de l’aurore, et nous allâmes nous reposer chacun de son côté.

Mon maître s’étant levé à son ordinaire, sur le midi, s’habilla. Il sortit. Je le suivis, et nous entrâmes chez don Antonio Centellés, où nous trouvâmes un certain don Alvaro de Acuna. C’était un vieux gentilhomme, un professeur de débauche. Tous les jeunes gens qui voulaient devenir des hommes agréables se mettaient entre ses mains. Il les formait au plaisir, leur enseignait à briller dans le monde et à dissiper leur patrimoine. Il n’appréhendait plus de manger le sien, l’affaire en était faite. Après que ces trois cavaliers se furent embrassés, Centellés dit à mon maître : Parbleu ! don Mathias, tu ne pouvais arriver ici plus à propos ! Don Alvar vient me prendre pour me mener chez un bourgeois qui donne à dîner au marquis de Zenette et à don Juan de Moncade : je veux que tu sois de la partie. Et comment, dit don Mathias, nomme-t-on ce bourgeois ? Il s’appelle Gregorio de Noriega, dit alors don Alvar, et je vais vous apprendre en deux mots ce que c’est que ce jeune homme. Son père, qui est un riche joaillier, est allé négocier des pierreries dans les pays étrangers, et lui a laissé en partant, la jouissance d’un gros revenu. Gregorio est un sot qui a une disposition prochaine à manger tout son bien, qui tranche du petit-maître, et veut passer pour homme d’esprit, en dépit de la nature. Il m’a prié de le conduire. Je le gouverne ; et je puis vous assurer messieurs, que je le mène bon train. Le fonds de son revenu est déjà bien entamé. Je n’en doute pas, s’écria Centellés ; je vois le bourgeois à l’hôpital. Allons, don Mathias, continua-t-il, faisons connaissance avec cet homme-là, et contribuons à le ruiner. J’y consens, répondit mon maître ; aussi bien j’aime à voir renverser la fortune de ces petits seigneurs roturiers, qui s’imaginent qu’on les confond avec nous. Rien, par exemple, ne me divertit tant que la disgrâce de ce fils de publicain, à qui le jeu et la vanité de figurer avec les grands ont fait vendre jusqu’à sa maison. Oh ! pour celui-là, reprit don Antonio, il ne mérite pas qu’on le plaigne : il n’est pas moins fat dans sa misère qu’il l’était dans sa prospérité.

Centellés et mon maître se rendirent avec don Alvar chez Gregorio de Noriega. Nous y allâmes aussi, Mogicon et moi, tous deux ravis de trouver une franche lippée, et de contribuer de notre part à la ruine du bourgeois. En entrant, nous aperçûmes plusieurs hommes occupés à préparer le dîner ; et il sortait des ragoûts qu’ils faisaient une fumée qui prévenait l’odorat, en faveur du goût. Le marquis de Zenette et don Juan de Moncade venaient d’arriver. Le maître du logis me parut un grand benêt. Il affectait en vain de prendre l’allure des petits-maîtres ; c’était une très mauvaise copie de ces excellents originaux, ou, pour mieux dire, un imbécile qui voulait se donner un air délibéré. Représentez-vous un homme de ce caractère entre cinq railleurs qui avaient tous pour but de se moquer de lui, et de l’engager dans de grandes dépenses. Messieurs, dit don Alvar après les premiers compliments, je vous donne le seigneur Gregorio de Noriega pour un cavalier des plus parfaits. Il possède mille belles qualités. Savez-vous qu’il a l’esprit très cultivé ? Vous n’avez qu’à choisir : il est également fort sur toutes les matières, depuis la logique la plus fine et la plus serrée, jusqu’à l’orthographe. Oh ! cela est trop flatteur, interrompit le bourgeois en riant de fort mauvaise grâce. Je pourrais, seigneur Alvaro, vous rétorquer l’argument. C’est vous qui êtes ce qu’on appelle un puits d’érudition. Je n’avais pas dessein, reprit don Alvar, de m’attirer une louange si spirituelle ; mais en vérité, messieurs, poursuivit-il, le seigneur Gregorio ne saurait manquer de s’acquérir du nom dans le monde. Pour moi, dit don Antonio, ce qui me charme en lui, et ce que je mets même au-dessus de l’orthographe, c’est le choix judicieux qu’il fait des personnes qu’il fréquente. Au lieu de se borner au commerce des bourgeois, il ne veut voir que de jeunes seigneurs, sans s’embarrasser de ce qui lui en coûtera. Il y a là dedans une élévation de sentiments qui m’enchante ; et voilà ce qu’on appelle dépenser avec goût et avec discernement !

Ces discours ironiques ne firent que précéder mille autres semblables. Le pauvre Gregorio fut accommodé de toutes pièces ; les petits-maîtres lui lançaient tour à tour des traits dont le sot ne sentait point l’atteinte ; au contraire, il prenait au pied de la lettre tout ce qu’on lui disait, et il paraissait fort content de ses convives ; il lui semblait même qu’en le tournant en ridicule, ils lui faisaient encore grâce. Enfin, il leur servit de jouet pendant qu’ils furent à table, et ils y demeurèrent le reste du jour et la nuit tout entière. Nous bûmes à discrétion, de même que nos maîtres ; et nous étions bien conditionnés les uns et les autres quand nous sortîmes de chez le bourgeois.



  1. Le trait, par ellipse, pour signifier le trait d’esprit. Cette expression heureuse paraît ici employée pour la première fois.