Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Réforme/Chapitre 9
CHAPITRE IX
Les curieux de l’avenir, craintifs et superstitieux, avaient vu avec effroi, dans cette entrevue du Camp du drap d’or, que François Ier sur un vêtement portait des plumes de corbeau, sur un autre certaine devise galante tirée, par un emprunt impie, du Libera de l’office des morts. Pourquoi ce joyeux souverain portait-il au milieu des fêtes cette prière pour la délivrance ? Il avait joué le prisonnier, s’était livré à l’Anglais, renouvelant par amusement la captivité du roi Jean. Jeu imprudent, disait-on, inconvenant, qui avait attristé les siens ; à ce point que l’Aventureux (Fleuranges) lui dit durement, dans sa brutalité allemande : « Mon maître, vous êtes un fol. »
L’année 1521, dès janvier, dès les jours des Rois, répondit à ces présages. Le roi de la fève faillit casser la tête au roi de France. Celui-ci, avec une bande de jeunes fous, s’amusait à faire le siège de l’hôtel où on tirait les rois, avec des pommes, des œufs, des boulets de neige. Ceux du dedans, faute de neige, jetèrent les tisons du feu ; le roi fut fort blessé. On assure que le maladroit était un Montgommery, père du fameux protestant qui, aux lices de Saint-Antoine, devait enfoncer sa lance dans la tête d’Henri II.
L’annaliste d’Aquitaine salue cette année lugubre, qui ouvre deux cents ans de guerre, par ces mots : « Lors commença le temps de pleurs et de douleurs. »
La longue rivalité des maisons de France et d’Autriche va se développer en deux actes, d’une incroyable longueur, le premier jusqu’à Henri IV (traité de 1598), le second jusqu’à la mort et l’épouvantable banqueroute de Louis XIV (1715). La France plusieurs fois fut comme rasée. Dès la fin du seizième siècle, un économiste assure qu’elle a payé deux ou trois fois plus qu’elle n’avait, donné plus gros qu’elle-même. Et comment s’est fait ce miracle ? Parce qu’un travail persévérant la refaisait pour suffire à ce persévérant pillage.
La richesse se remplaçait ; mais les hommes, hélas ! les vies d’hommes ! Personne ne les refait. D’autres viennent, mais tout différents. Des générations innombrables sont entrées à cet abîme de la querelle des rois. Les résidus de ces boucheries européennes, boiteux, manchots, paralytiques, misérables culs-de-jatte, couvrent toute la France de mendiants au temps d’Henri IV. Que dire de la fin de Louis XIV ? Un hospice fut élevé pour recueillir quelques-unes de ces ruines vivantes, et, par-dessus cette mendicité, on a dressé un dôme d’or. Vaste monument, magnifique, si petit encore pour ce qu’il a à contenir ! On n’y passe pas, près de ce dôme, sans secouer tristement la tête. Monte, enfle-toi, monte plus haut, tour des morts, qui prétends abriter les restes de tant d’armées… Vain cénotaphe de la France !… Ta pointe toucherait le ciel même, si vraiment tu représentais l’entassement prodigieux des peuples qui ont fini en toi.
En mars 1521, Robert de La Marck, à l’aveugle, avait commencé la guerre. Après son défi de Worms, il osa envahir l’Empire. Cela était ridicule, au fond nullement absurde. On avait vu cinquante ans le petit duc de Gueldre se moquer des Pays-Bas, de l’Empire et de l’empereur. Robert avait fourvoyé Seckingen, les nobles du Rhin, au service de Charles-Quint. Il pensait bien les entraîner cette fois pour François Ier. Le seul attrait du pillage, si l’on entrait sérieusement dans ces grasses terres des Pays-Bas, y aurait suffi. Toute la populace guerrière des lansquenets eût couru sous le drapeau lucratif de Gueldre ou du Sanglier, entre lesquels Marguerite d’Autriche, la gouvernante de Flandre, eût eu grand’peine à se défendre. Ce roman était si bien celui de Fleuranges, le fils de Robert, qu’il avait fait le coup de tête de signifier à Marguerite que, par je ne sais quel titre, il était seigneur et propriétaire du Luxembourg, défendant à l’empereur de s’en mêler désormais.
Charles-Quint n’avait pas un sou, point d’armée. Mais il avait la main du cardinal Wolsey. Un mot signé de cette main arrêta tout, effraya François Ier ; il eut peur de perdre l’amitié d’Henri VIII, ramena de gré ou de force la meute qui commençait la chasse et tenait déjà le gibier aux dents.
Premier fruit de l’arbitrage anglais et de cette fatale amitié.
Robert, disait François Ier, n’était pas à lui, et il agissait sans lui. Sans lui de même, agissait en Espagne le roi dépouillé de Navarre. C’était la guerre sans la guerre. Le traité de 1516, au reste, le permettait ainsi. Les Espagnols et les Français pouvaient s’égorger en Navarre, sans cesser d’être amis intimes. Un frère de madame de Chateaubriant, Lesparre, conduisait les Français. Un an plus tôt, l’invasion, rencontrant la révolution des Communeros en son premier feu, aurait eu de grands résultats. Si tard, l’effet fut tout contraire. La révolution avortant, tous saisirent cette occasion de la déserter, de prouver leur loyauté en faisant face aux Français. Ils mirent leur honneur à battre ceux qui venaient à leur secours. Lesparre fut défait et tué (30 juin 1521).
L’autre frère de la maîtresse du roi, Lautrec, conduisait la guerre d’Italie. Guerre déplorable, entamée à l’étourdie par Léon X, qui voulait s’arrondir sur l’un ou sur l’autre, négociait avec tous les deux, leur promettait son alliance. Florence, qui dépendait de lui, faisait croire au roi de France que ses banquiers lui tiendraient prêts quatre cent mille écus pour payer l’armée, et rien ne venait. Lautrec, éperdu, venait dire que, sans cet argent, tout était fini, que l’armée fondrait dans sa main. Il ne se fia pas au roi. Il tira parole de la reine-mère et des généraux des finances, du vieux trésorier Semblançay, homme sûr et estimé. Ils lui dirent : « Partez ; vous trouverez l’argent à Milan. Si l’argent d’Italie manquait, le Languedoc y suppléerait. » N’étant pas rassuré encore, il en exigea le serment. La reine-mère et le trésorier jurèrent sans difficulté. Il arrive, et la caisse est vide. Furieux et désespéré, Lautrec gagna quelques moments par un terrible expédient. S’il n’avait de l’argent, il avait des juges. Il fit juger et confisquer. Mais, comme il arrive souvent, quand une fois on se met à prendre, sur cette caisse remplie par la mort, il se fit part, donna à son frère des confiscations. Il échoua comme il méritait, perdit les occasions, perdit l’armée qui se dissipa, perdit Milan qui se livra et le Milanais. À peine put-il se réfugier sur le territoire vénitien.
Sur les plaintes lamentables de Lautrec, on s’informa, on s’éclaircit. L’argent italien avait manqué, parce que les banquiers de Florence prêtèrent à l’empereur l’argent promis à François Ier. Il fit saisir à Paris les comptoirs florentins, et n’en tua que mieux son crédit.
Pour l’argent de Languedoc qu’avait garanti Semblançay, il était venu, mais où ? aux coffres de la mère du roi. Dans cette crise extrême et terrible, l’avare Louise de Savoie, non contente de deux ou trois provinces dont elle avait les revenus, percevait ses pensions avec une âpre exactitude. Elle y trouvait de plus ce charme, cette volupté d’affamer Lautrec, de le faire échouer, d’en finir une fois peut-être (au prix d’un grand malheur public) avec cette Chateaubriant, vieille maîtresse de trois années qui ne tenait plus qu’à un fil.
Le prodigue François Ier était puni cruellement. Toutes ses petites ressources de création d’offices, mangées à mesure et laissant une masse croissante de salaires et de pensions, ne signifiaient plus rien en face des besoins infinis, de cette gueule béante et sans fond d’une interminable guerre. Il sembla comme s’éveiller, se frotter les yeux, songer qu’il y avait une France. Il prit une plume et du papier, n’ayant autre chose, et il fit une ordonnance, portant qu’immédiatement la France aurait quatre armées.
Le camarade Bonnivet, reprenant les débris de Lesparre avec quelques volontaires, fit face vers les Pyrénées et surprit Fontarabie. Le roi lui-même devait garder le Nord. Mais il était seul. Pas un soldat. Pour ramasser des hommes, tels quels, il fallait un mois au moins. Bayard donna ce mois à la France. Il s’enferma dans Mézières avec quelques gentilshommes. Une fois dedans, ils virent qu’ils n’étaient pas fortifiés. « Eh ! messieurs ! leur dit Bayard, quand nous serions dans un pré, avec un fossé de quatre pieds, nous nous battrions tout un jour. Ici, nous tiendrons bien un mois. »
La canonnade impériale tirait de deux côtés ; les Brabançons, sous Nassau, tiraient d’au delà de la Meuse, et les Allemands de Seckingen, à qui on avait fait passer la rivière, étaient plus près de la France. Seckingen était là à contre-cœur, travaillant pour se faire un maître plus absolu et plus dur. L’affaire de Robert de La Marck l’éclairait sur la reconnaisance qu’il avait à attendre. Bayard, qui savait tout cela, s’avise d’écrire, comme à La Marck, qu’il lui vient douze mille Suisses, qu’ils vont passer sur le corps de Seckingen que Nassau a placé au poste le plus dangereux ; Bayard y a regret, sachant que Mein Herr Seckingen est un galant homme qui reviendra au roi. La lettre est prise aux avant-postes, comme Bayard l’avait prévu. Seckingen et ses Allemands croient qu’en effet Nassau veut les faire égorger là. Ils partent ; drapeaux, tambours en tête, ils repassent la Meuse, rejoignent les impériaux. Nassau veut les empêcher. Ils se mettent en bataille contre lui, en grondant comme des ours. Bayard voyait tout, du haut des murs, et se mourait de rire. Le lendemain, tout s’en alla, mais les uns et les autres fort brouillés, ne voulant plus camper ensemble, Nassau de son côté et de l’autre Seckingen.
Le roi, cependant, arrivait, avec sa gendarmerie, des Suisses, force levées nouvelles. Le 22 octobre (1521), il était en présence de l’ennemi.
Mais nous devons voir, avant tout, comment se passait une autre bataille, bataille diplomatique qui se livrait à Calais, un tournoi d’intrigue et de ruse, où notre grand ami Wolsey était le juge du camp, tâchant de nous faire perdre. L’empereur cependant avançait en pleine France. L’Angleterre armait ses vaisseaux.
Les prétentions de Charles-Quint étaient inconcevables. Il voulait qu’on lui rendît la Bourgogne, l’Yonne, qu’on le mît à trente lieues de Paris.
Qu’on lui rendît la Somme, Péronne qui au nord, de même à trente lieues, couvre la capitale. C’est le traité que Charles-le-Téméraire, dans la tour de Péronne, avait fait signer au roi prisonnier.
Les actes de la conférence, écrits par le chancelier Gattinara lui-même, étonnent, indignent, par l’insolence des impériaux. Jamais magister de village ne gourmanda d’un ton plus rogue ses misérables écoliers que le pédantesque Autrichien les envoyés de la France. Il ne daigne pas même cacher la pensée de démembrement. C’est la mort de la France qu’on veut. Le vieux levain parricide de la maison de Bourgogne lui remonte et vient en écume. Elle conteste tout à la France, le Dauphiné, la Provence, terre d’Empire ! la Champagne, ancien appendice de la couronne de Navarre ! le Languedoc, dépendance de la couronne d’Aragon ! Pour avoir plus tôt fait, Gattinara rappelle que Louis XII fut privé de tout le royaume par sentence de Jules II.
Faut-il dire à quelle violence alla cet emportement ? Le chancelier de France disant : « Sur tel point, je gage ma tête… » Gattinara réplique : « J’aimerais mieux celle d’un porc. » Basses injures que le Français porta en patience.
Le cardinal arbitre aimait tellement la paix, était tellement notre ami, qu’il résolut, le pauvre homme, malgré la fièvre qui le minait, d’aller trouver l’empereur à Bruges et de faire près de lui un dernier effort. Il y eut sa dernière conférence avec Charles-Quint et la bonne tante Marguerite, qui, tout en obtenant de nous la neutralité pour sa Franche-Comté, s’arrangea avec Wolsey pour frapper sur la France embarrassée de l’invasion allemande le coup assommant, décisif, d’une invasion anglaise.
Tout cela n’était pas tellement secret, que les ministres de François Ier ne le devinassent. Ils firent sous main un emprunt, mirent une bonne et forte somme dans les mains du duc d’Albany, parent du roi d’Écosse. Il passa la mer le 30 octobre ; le Parlement le reconnut tuteur du jeune roi Jacques V, lui fit partager la tutelle qu’avait seule la mère de l’enfant, sœur du roi d’Angleterre. Celui-ci en poussa des cris. On répondit qu’on n’avait pu retenir un Écossais qui n’était pas sujet du roi.
Ceci le 30. Et, le 22, ce vainqueur que le furieux Gattinara lançait en France au nom de Dieu, ce conquérant, ce Picrochole, Charles-Quint s’enfuyait, ayant à peine cent chevaux. On s’était trouvé nez à nez, le roi d’un côté et Nassau de l’autre, entre Cambrai et Valenciennes. Le jeune empereur, si près de l’ennemi, n’avait montré nulle curiosité. Il restait dans la ville. Nassau, harassé et n’en pouvant plus, avait en tête les nôtres, tout frais, et qui voulaient se battre. Le roi jugea qu’une armée de recrues devait être assez heureuse de voir fuir devant elle la vieille armée allemande de Nassau et de Seckingen.
On l’accusa, en présence de tant de ravages, de n’en avoir pas tiré vengeance. Les villages étaient en feu, tout pillé. Les affreuses guerres de Charles VII semblent recommencer. Mais le peuple recommence aussi à prendre un souffle de guerre. Il s’enhardit. Les femmes même se souviennent de Jeanne Darc. À Ardres, une vieille prend une pique, court aux remparts, et s’en escrime si bien, que les assaillants devant elle pleuvent des murs dans le fossé.
Le peuple fait bien de se défendre. Car le roi ne le défend guère. Il garde les places, c’est tout. La campagne est abandonnée.
Quels furent les sentiments du peuple, dans ce terrible abandon ? Pas un mot ne l’indique dans les écrivains du temps. C’est pourtant la question que le lecteur m’adresse ici, c’est là ce qu’il veut savoir. Le peuple ! que sentait le peuple ?
Il suffirait, pour mettre sur la voie, de l’histoire éternelle, tirée du cœur et du bon sens. Mais une autre encore nous renseigne, l’histoire retrouvée et surprise dans les révélations indirectes que nous donnent à droite ou à gauche tel témoin fortuit, une lettre, un vers, une épitaphe, une légende postérieure qui, des temps lumineux, se reporte à l’époque obscure où nous étions dans les ténèbres.
La première lueur s’entrevoit dans le Journal du Bourgeois de Paris (publié en 1854, p. 110, 120) et dans quelques lignes fort sèches de Martin Du Bellay.
En janvier 1522, le roi convoqua à Paris un concile national pour réformer l’Église de France et pour obtenir les secours du clergé. En février, il ordonna le renouvellement des francs-archers de Charles VII et de Louis XI, mais seulement au nombre de vingt-quatre mille, pour aider aux guerres et couvrir la Guyenne et la Picardie. Remarquable défiance.
En ce même mois de février, le roi, allant en personne à l’hôtel de ville de Paris, puis à celui de Rouen, expliqua aux prévôts, échevins et notables, sa nécessité. Paris, à qui il demandait l’entretien de cinq cents hommes, voulut du temps pour y songer, espèce de refus poli où perçait visiblement la haine des Parisiens. Mais Rouen, pour piquer Paris, et aussi flatté de la visite du roi, accorda mille hommes. Fort de cela, le chancelier retomba sur les Parisiens, leur fit honte ; ils votèrent mille hommes. L’argent devait se lever sur la vente des denrées, forme d’impôt très dangereuse qui pouvait causer des révoltes. On aima mieux taxer chaque corps de métier, les drapiers de soie à dix mille livres, ceux de laine à huit, etc. Et Paris n’en fut pas quitte. Peu de mois après, Duprat vint demander cent mille écus, en donnant rente aux Parisiens sur l’Hôtel-de-Ville, les faisant rentiers malgré eux.
Paris était très sombre. Le roi aussi. Il lui avait fallu demander, mendier, expliquer ses affaires. Il passa tout l’hiver dans les bois et les chasses à Fontainebleau, Compiègne et Saint-Germain, dans l’ennui des nouvelles couches de la reine. Au printemps, il partit pour Lyon, toujours préoccupé de l’Italie, jamais de la France.
La France se défendait seule et comme elle pouvait. Il n’y avait pas d’armée, sauf deux mille Suisses à Abbeville, qui refusaient de combattre. Quelques petites garnisons défendaient les villes. La campagne, les villages, foulés, pillés, brûlés, violés, étaient le jouet de la guerre. Les gentilshommes du pays escarmouchaient ici et là par bandes de vingt ou trente lances, méprisant fort les paysans, et toutefois n’attaquant guère que quand ils avaient avec eux quelque poignée de francs-archers. Ainsi ce n’était plus seulement derrière les murs et dans les sièges, c’était en rase campagne que cette pauvre population, si peu habituée à la guerre, commençait à s’essayer.
Quelles devaient être l’inquiétude des familles et leurs ardentes prières, quand le père, le frère ou les enfants, affublés de mauvaises armes, pour la première fois descendaient en plaine ! Les terreurs des guerres anglaises étaient revenues, et le roi, ce roi vaillant, jeune et d’un si grand éclat, ne paraissait pourtant guère plus pour la défense du peuple que l’indolent Charles VII. Qu’importait à ces pauvres gens qu’il eût brisé à Marignan les lances des Suisses, ou qu’il reprît le Milanais, s’ils étaient abandonnés, sur toute la frontière du Nord, au dedans jusqu’en Picardie, aux partisans impériaux ? Dans cette disparition du roi, le seul recours était vers Dieu.
Considérons bien ce Nord. La première ligne, picarde, était toute à l’action, aux souffrances et aux combats. La seconde, entre Somme et Marne, n’en avait encore que l’attente, l’émotion, le trouble. Meaux en était l’ardent foyer. Grand marché des grains et centre agricole, comme elle l’est aujourd’hui, elle fut de plus, au Moyen-âge, la fabrique capitale des laines qui habillaient les provinces voisines. La Jacquerie du quatorzième siècle éclata à Meaux et y succomba dans d’horribles flots de sang. Au seizième, à Meaux encore, dans les ouvriers tisseurs et cardeurs brilla la première étincelle de la révolution religieuse.
Notre grande route du Nord, passage éternel de soldats, les villes qui en sont les étapes et les haltes nécessaires, sont tout occupées de la guerre, elles combattent de cœur et de vœux. Elles disent le mot de la Pucelle : « Les hommes d’armes combattront, et Dieu donnera la victoire. »
Autre ne fut la pensée des pieux ouvriers de Meaux : « Dieu, seul défenseur et sauveur, gardien de l’homme abandonné. Toute notre force est dans sa grâce. »
Profond élan du cœur du peuple, qui, par une heureuse coïncidence, trouva appui et soutien dans l’autorité des docteurs. L’évêque de Meaux, Briçonnet (fils du favori de Charles VIII, et qui expiait pour son père), était une espèce de saint, bon, doux, charitable. Au milieu de ce peuple délaissé et menacé par de si grands dangers publics, il se voyait bien près de reprendre le rôle de ces anciens évêques qui, à l’approche des Barbares, toute force publique ayant disparu, furent constitués par la nécessité defensores civitatum. Ses prédications relevaient le peuple, lui donnaient espoir. Toutes se résumaient dans le chant de Luther : « Ma forteresse, c’est mon Dieu. »
Ni Briçonnet, ni personne, n’ignorait la grande scène de Worms (d’avril 1520). L’Europe entière avait vu le nouveau Jean Huss défendre Dieu modestement contre le pape et l’Empereur. Et ce Dieu avait permis que, plus heureux que Jean Huss, il sortît vivant de Worms. Où était-il ? En quel désert ? Sur quels monts l’avait enlevé l’Esprit ? On l’ignorait, mais on voyait, de ce Sinaï invisible, jaillir par moments de sublimes et mystérieux éclairs.
Il y avait, nous l’avons dit, à Paris un humble Luther, le modeste et savant docteur Lefèvre d’Étaples, âme tendre qui embrassait tout ce qu’adora le Moyen-âge, le culte de la Vierge et des saints, et qui n’en prêchait pas moins la pure parole de saint Paul et l’unique salut par la grâce. Lefèvre, inquiété à Paris par la jalouse Sorbonne, se rendit volontiers à Meaux, et emmena avec lui un jeune noble du Dauphiné, natif du canton de Bayard, le bouillant, l’éloquent Farel, franc, net, intrépide entre tous, qui eut le cœur admirable du chevalier sans reproche, sa soif de péril, et qui fut le Bayard des combats de Dieu.
Cette douceur de placer tout l’espoir dans le cœur paternel allait aux âmes blessées. Les femmes lui appartenaient d’avance ; les premières qui goûtèrent ce miel furent deux âmes de femmes malades, deux princesses associées aux mystiques ouvriers de Meaux par le tout-puissant Niveleur. L’une fut la sœur du roi, la duchesse d’Alençon, Marguerite, veuve de cœur dans son triste mariage, portant au cœur un trait caché. L’autre, sa très jeune tante, de dix-huit ans, sœur de sa mère, Philiberte de Savoie, veuve de ce Julien de Médicis que Michel-Ange a immortalisé par un tombeau. La tante s’était réfugiée sous l’abri de la nièce, qui avait dix ans de plus, et qui lui semblait une mère par sa grande supériorité, sa tendresse éclairée, sa sérénité apparente, qui imposait à tout le monde.
Tout ce qu’on a imaginé des amours de Marguerite avec son protégé Marot et autres poètes qui pour elle rimaient, mouraient par métaphores, n’a ni sens ni vraisemblance ; c’est le langage du temps, fiction innocente et permise. La reine y répondait gaiement, rimant pour ces morts bien portants leur requiescat in pace. Elle était, comme bien des femmes, fort paisible de tempérament. Mauvais poète, charmant prosateur, c’était un esprit délicat, rapide et subtil, ailé, qui volait à tout, se posait sur tout, n’enfonçant jamais, ne tenant à la terre que du bout du pied. Il faut pourtant excepter le galimatias mystique du temps, où sur les pas de Briçonnet, son pesant guide spirituel, il lui arriva souvent d’alourdir ses ailes légères. Que cette mysticité l’ait gardée, je ne le crois pas ; au contraire, c’est une des voies par où l’on va vite à la chute. Ce qui la garantit bien mieux, ce fut le rire, la légère ironie, la douce malice, qu’elle opposait aux soupirants.
Et elle y eut peu de mérite, ayant au cœur deux passions, qui lui créèrent contre toutes les autres un alibi continuel. L’une, c’était l’amour des sciences, la curiosité infinie qui lui fit chercher les études qui attirent le moins de femmes, les langues et l’érudition même, la menant du latin au grec, du grec à l’hébreu. Briçonnet le lui reproche : « S’il y avait au bout du monde un docteur qui, par un seul verbe abrégé, pût apprendre toute la grammaire, un autre la rhétorique, la philosophie et les sept arts libéraux, vous y courriez comme au feu. »
L’autre passion, ce fut le culte étonnant, l’amour, la foi, l’espérance, la parfaite dévotion qu’elle eut, de la naissance à la mort, pour le moins digne des dieux, pour son frère François Ier.
Il y a très peu de portraits de Marguerite. Celui de Versailles est, je crois, d’imagination, calqué sur quelque portrait de François Ier. La véritable effigie (Voy. Trésor de Numismatique) est le revers d’une médaille qui porte de l’autre côté sa mère, Louise de Savoie. C’est une image légère, un brouillard, mais révélateur, qui ouvre tout un caractère, qui répond si bien et si juste à tous les documents écrits, qu’on s’écrie : « C’est la vérité. »
La médaille, non datée, doit avoir été faite du vivant de la mère, peu avant sa mort, lorsqu’elle était toute-puissante, et probablement quand elle fit l’acte important de sa vie, le Traité des Dames, ou de Cambrai, en 1529. Elle avait alors cinquante-trois ans, sa fille trente-sept. La mère, forte et grande figure, n’a pas besoin d’être nommée ; elle l’est par un trait saillant, le grand gros nez sensuel et charnu de François Ier, nez de bonne heure nourri, sanguin comme l’ont ces natures fortes et basses, tempéraments passionnés, souvent malsains et maladifs. Louise était toujours malade ; tantôt la colère ou l’amour (jusqu’au dernier âge) ; tantôt la goutte aux pieds, aux mains, et des coliques violentes qui l’emportèrent à la fin.
La fille est un parfait contraste. Il semble que la Savoyarde dont elle fut le premier enfant s’essaya à la maternité par cette faible et fine créature, le pur élixir des Valois, avant de jeter en moule le gros garçon qui gâta tout, ce vrai fils de Gargantua. En celui-ci, elle versa à flots et engloutit tout ce que sa forte nature donnait de charnel et de sensuel, de sorte qu’avec beaucoup d’esprit la créature rabelaisienne tint pourtant du porc et du singe. (Voy. au Louvre le dernier portrait.)
Fut-il légitime ? Qui le sait ? Mais Marguerite sa sœur est certainement petite-fille du poète Charles d’Orléans. Elle a la figure, usée de bonne heure, des races nobles, affinées, vieillies. Elle le dit à chaque lettre, sans la moindre coquetterie, écrivant à gens moins âgés : « Votre tante », ou : « Votre vieille mère. »
Elle était très peu faite pour les travaux de la maternité. Elle n’eut pas d’enfant du duc d’Alençon. Et de Jean d’Albret, son second mari, elle en eut, mais péniblement, fort malade dans ses grossesses, toussant beaucoup, affaiblie des jambes et des yeux, si bien qu’en 1530, à trente-huit ans, étant enceinte, il lui faut se reposer, se préparer, pour écrire une lettre. Ses enfants moururent, ou restèrent très faibles ; spécialement Jeanne d’Albret, qui n’avait pas même remué dans le sein de sa mère, et jeune eut plusieurs maladies qu’on croyait mortelles.
Il ne faut pas s’étonner si, dans la médaille, l’admirable artiste nous donne déjà Marguerite, comme elle se donne dans ses lettres, un peu vieille à trente-sept ans. Le nez charmant, fin, mais aigu, est bien de cet esprit abstrait que Rabelais évoquait du ciel pour le faire descendre à son livre.
Cette médaille fait penser à un portrait de Fénelon, comme elle, délicat, nerveux, maladif, où la pâle figure conserve un léger mouvement oblique, allure gracieusement serpentine, comme d’un homme infiniment fin, qui ondule et glisse entre deux idées.
J’aime mieux la reine de Navarre. Elle tient de ce mouvement, mais elle a le sourire plein d’esprit, de malice, de bonté.
Cette personne infiniment pure eut toute sa vie remplie par un sentiment unique, qu’on ne sait comment nommer ; amour ? amitié ? fraternité ? maternité ? Il y a de tout cela, sans doute, et pas un de ces noms ne convient.
Le second volume des lettres, adressé tout entier au roi, étonne et confond, non pas par la véhémence, mais par l’invariable permanence d’un sentiment toujours le même, qui n’a ni phases, ni crises de diminution ou d’aggravation, ni haut, ni bas. Jamais l’arc ne fut si constamment tendu.
Tous les amours du monde doivent s’humilier ici. Ils n’ont rien à mettre en face. Plus ils tendent, plus la corde rompt. La seule chose qui rappelle ces lettres, c’est l’immense et charmant recueil des lettres de Madame de Sévigné. Celles de Marguerite en ont parfois l’agrément (par exemple, quand elle écrit au roi captif ce que font ses enfants), et elles en ont surtout la passion, l’émotion intarissable. La ressemblance y est aussi par la légèreté sèche, distraite de l’objet aimé. François Ier est comme madame de Grignan. Il aime, est touché par moments. Le plus souvent, il a peu à répondre. Cette fixité terrible, pendant cinquante années, qui y tiendrait ? Parfois il perd patience, il est dur et tyrannique. Cette âme si dépendante, c’est sa chose visiblement pour user et abuser ; il a eu, en naissant, cet être, pour l’adorer quoi qu’il fasse. Il trouvera naturel de lui demander, au besoin, sa vie, son cœur et son sang, sans que jamais il lui vienne en pensée qu’il demande trop.
Plus âgée de deux années, et de dix ans au moins par l’esprit, pleine d’imagination dès la naissance, elle a vu un matin tomber du ciel, dans ce berceau qui va être un trône, la créature aimée d’avance, ce rêve d’une mère violente et si violemment désireuse. Le voilà qui rayonne dans ses langes de beauté, de royauté future, soleil naissant de sa sœur, de sa mère. Cet emblème de Louis XIV est déjà celui par lequel Marguerite désigne son frère, se désignant elle-même par le tournesol, qui n’incline que vers le soleil, avec la devise décourageante pour tous : Non inferiora secutus. (Il ne suivra pas d’astres inférieurs.)
Alençon et Jean d’Albret, Bourbon, Bonnivet, Marot, toute la foule des admirateurs, courtisans et serviteurs, est ainsi mise de niveau.
Elle ne rappelle même guère qu’elle a un mari. Elle écrit invariablement au roi « qu’elle n’a personne que lui, qu’il est et son père et son fils, son frère, son ami, son époux. »
Il y paraît. L’amour n’est pas une passion si robuste. Celle-ci non seulement résiste aux jalousies et au temps, aux duretés, aux mortifications, mais, bien plus, aux changements tristement prosaïques qui se font dans la figure, l’humeur, la santé de François Ier. Quand je songe au désolant portrait qu’on a de lui (vers cinquante ans), déformé cruellement, moins par l’âge que par les maladies, j’admire le prisme magique sous lequel elle vit invariablement ce soleil.
Si j’osais, de cette femme spirituelle, dire le mot vrai, je dirais qu’elle fut, dès la naissance, assotie, enchantée, possédée. Martyr aussi et jouet de ce démon intérieur, martyr si résigné que, l’idole lui prodiguant les plus rudes épreuves, elle ne souffle pas, n’ose hasarder un soupir de jalousie.
Comme tous les cœurs souffrants, elle se crut de bonne heure dévote, et, ce qu’on eût le moins attendu d’un esprit naturellement aiguisé et raisonneur, elle entreprit d’être mystique. Ne l’est qui veut. Pour elle, c’est un travail. Elle s’y donne, en écrivant, de cruelles entorses à l’esprit. Qu’au contraire elle revienne à son objet (surtout au moment décisif, la captivité de Madrid), alors tout coule à flots, c’est un torrent du cœur, de passion, de facilité, avec une dextérité vive, ardente et résolue.
Autant qu’on peut dater les choses du cœur, il semblerait que le roman de madame de Chateaubriant, arrachée de son mari, disputée avec fureur, haïe, battue (plus tard tuée ?), occupa le roi trois ans (1518, 1519, 1520). Cette fille du beau Phébus de Foix, astre singulier de Gascogne, soit par l’attrait du Midi, soit par sa violente et sinistre destinée, par ses frères enfin, sa brave et intrigante parenté, ne laissa guère respirer le roi. La blanche princesse du Nord dut, avec son esprit, pâlir longtemps, quelque peu oubliée dans son mariage d’Alençon. On se souvient d’elle au jour du malheur. En 1521, il est visible que son frère se rapprocha d’elle et la consulta, donnant même à son mari la faveur inespérée de le nommer son lieutenant à l’armée de Picardie, de sorte que les deux femmes eurent part, la maîtresse le Midi, la sœur le Nord.
Le roi alla jusqu’à vouloir qu’Alençon passât devant le connétable et conduisît l’avant-garde.
Marguerite, inquiète et n’ayant pas une opinion bien rassurante de la bravoure ni de l’habileté de son mari, écrivit pour la première fois à ce prélat qu’on regardait comme un homme de Dieu, à Briçonnet, évêque de Meaux, lui demandant ses prières pour son mari qui partait, et pour elle, entraînée dans de si hautes affaires : « Car il me faut mesler de beaucoup de choses qui me doivent bien donner crainte. »
Le roi devait s’apercevoir qu’il avait été mal conseillé, que ni son chancelier Duprat, ni les amis et parents de sa maîtresse, n’avaient bien vu dans les affaires. Ils avaient été amusés par Charles-Quint et dupes de Wolsey. Si mal entouré, il revint avec confiance aux siens, à sa sœur, son aînée, esprit net et propre aux affaires, dont tout le monde reconnaissait la supériorité.
Il avait son mauvais génie en sa mère et ses maîtresses, son bon génie en Marguerite. Fort éclairée d’elle-même, de plus illuminée par la seconde vue du cœur, elle le conduisait alors dans la vraie voie de son règne, où il eût trouvé à la fois le nerf moral et d’immenses ressources matérielles.
Bien entendu qu’elle agissait instinctivement sans voir ces conséquences ni sans s’en rendre compte, croyant seulement le mettre en bonne voie religieuse, lui mériter l’aide de Dieu.
Elle croyait avoir fait de grands progrès. En novembre, en décembre (1521), elle écrivait à Briçonnet : « Le Roi et Madame sont plus que jamais affectionnés à la réformation de l’Église… délibérés de donner à connoître que la vérité de Dieu n’est point hérésie. » (Génin, II, 273-4.)
Croyant toucher au but, elle faisait de grands efforts auprès de son frère, l’enveloppait d’une tendre et innocente obsession. Elle éprouvait pour lui un redoublement de tendresse, le voyant dans un vrai péril, pour la première fois triste et malheureux. De toutes parts, l’horizon se cernait de noir ; les bois de Saint-Germain, où ils passaient l’hiver, n’étaient pas plus dépouillés, plus sombres que la situation. Point d’argent et point d’armée. L’Italie perdue ; pour nouveau pape un précepteur de Charles-Quint ; Lautrec cachant son drapeau dans les marais de Venise ; la France entamée, la Picardie brûlée, une descente anglaise imminente. Et, dans cette grande crise, la résistance intérieure (chose inouïe !), Paris chicanant son roi !… Lui, le vainqueur de Marignan, revenant humilié de l’Hôtel-de-Ville !
Sa femme était alitée, en couches, et sa mère alitée. Et sa sœur, devenue malade en les soignant, se relevait à peine.
Il s’ennuyait dans la fadeur si tiède de ces jours intermédiaires que laisse une passion défaillante.
Il n’échappait que par la chasse. Cet hiver, à Fontainebleau, à Saint-Germain, à Compiègne, il allait chassant et s’étourdissant. Mais, dans tous ces bois, même chose : au bout de chaque allée, la monotonie de l’hiver et l’uniformité d’ennui.
Compatissant à cet état d’esprit, sa sœur l’enveloppait d’autant plus de ses caresses maternelles, de sa tendresse religieuse, et des doux appels de l’amour de Dieu. Jamais jusque-là cet enfant gâté, qui n’envisageait que lui-même, ne s’était avisé de regarder sa mignonne, comme il l’appelait volontiers. Il lui advint, en écoutant, de découvrir ce qui était sous ses yeux depuis sa naissance, de voir qu’elle était belle, belle de piété, d’affection, de sa convalescence même et de sa langueur, de sa faiblesse pour lui.
Comment dire ce qui va suivre ? Mais la chose est trop constatée. Il était tellement abaissé de cœur par les jouissances vulgaires, qu’il conçut l’idée indigne de voir jusqu’où irait sa puissance sur cette personne uniquement dévouée. Il affecta de douter de cette affection si tendre, osa dire qu’il n’y croyait pas, à moins d’en avoir la preuve et la définitive expérience.
Nous ne savons bien que ce mot. Le reste se devine ; on voit l’étrange scène et l’effort pour ne pas comprendre, et la rougeur et la pâleur, l’abîme de désespoir. D’autre part, la tyrannie d’un maître jusque-là toujours obéi, la dureté, le doute ironique… L’horreur et le bouleversement d’une situation si nouvelle, la mort de cœur qui la suivit, elle dit tout d’un mot : « Pis que morte ! »,
Elle ne pouvait rester. Elle partit sur-le-champ. Son mari passait l’hiver à Alençon, et elle devait le rejoindre. Mais elle dépendait tellement, qu’en partant toute sa crainte était que ce brusque départ, sans adieu, ne blessât le maître. Elle laissa une lettre tendre, s’excusa. À quoi le tyran, irrité effectivement de cette première désobéissance, écrivit, sans ménagement pour ce cœur sanglant qui palpitait dans ses mains, que, puisqu’elle le fuyait, il fuirait plus loin encore ; qu’il allait partir pour Lyon, pour l’Italie, pour la guerre, pour la mort peut-être… enfonçant ainsi le poignard, calculant avec barbarie qu’en une si vive douleur elle s’abandonnerait elle-même.
Ces énormités étonnent ceux qui ignorent combien elles ont été communes dans les familles des dieux de la terre, qui, faisant les lois par leur volonté, se croyaient au-dessus des lois et bravaient la nature même. Le régent et Louis XV (sans parler de faits plus modernes) ont dépassé François Ier. Pour lui, les contemporains ont eu effroi et terreur de sa brutalité sauvage. On conte qu’en 1524, dans un moment bien sérieux où il venait de prendre le deuil, étant veuf depuis quelques jours, au moment où les impériaux assiégeaient Marseille, les gens de Manosque en Provence vinrent le haranguer, le maire en tête, et la fille du maire, belle et jeune demoiselle. Le roi arrêta sur elle un regard tellement significatif, qu’elle crut avoir à craindre les dernières violences, le soir même prit un corrosif, en laboura son visage, détruisit sa fatale beauté.
Revenons à Marguerite. Le cruel caprice du roi était peut-être moins encore libertinage que malice et vanité. Cet objet, si haut placé dans l’éther du ciel, cette inaccessible étoile que tous regardaient de si bas, pour qui Bourbon, Bonnivet, cent autres soupiraient, il trouvait piquant de la faire descendre, de jouer ce tour à tous.
Il avait le sang de sa mère, si impure et si corrompue. L’aventure venait à point pour celle-ci, et le jour même où elle en avait grand besoin, de sorte qu’on est tenté de croire qu’elle pût y être en quelque chose. Elle venait de faire un crime et de blesser son fils au seul point vulnérable. Sa haine contre Lautrec et sa sœur, l’impatience qu’elle avait de précipiter la maîtresse régnante, lui avaient fait retenir l’argent de la guerre et perdre Milan. Chose incroyable ! celui qu’avec une peine infinie on ramassa cet hiver, elle le retint encore. Telle fut son audace et sa rage ! lorsque la défaite certaine de Lautrec allait non seulement perdre l’Italie, mais ouvrir la France, envahie tout à la fois par le Nord et par le Midi !
Qui put lui donner l’audace de cette énorme récidive, ce mépris de son fils ? Nous n’en pouvons imaginer qu’une raison : elle aura cru le tenir par ce honteux secret, et se sera sentie sûre de pouvoir mettre entre elle et son fils irrité l’aimable et faible personne, habituée à s’immoler à eux. Ayant cette prise nouvelle sur lui, elle en profita sans scrupule, en tira la témérité d’accomplir ce second forfait.
L’infortunée Marguerite était en février dans un château solitaire près d’Alençon, avec son mari ; seule, n’ayant plus même avec elle sa jeune tante, alors en Savoie. Elle montra cependant, dans sa faiblesse et sa tendresse, dans son extrême douleur, une très fine prudence de femme, pensant qu’à cet élan brutal, éphémère, la plus souple résistance, la plus élastique était la meilleure ; les fascines arrêtent la mer mieux que les murs de granit.
Nous possédons la lettre (autographe et olographe) qu’elle adressa à son frère, lettre humble et humiliante, qu’elle le priait de brûler. Il se garda bien de le faire, vain de ce triste triomphe ; peut-être par une basse prudence, voulant garder à tout hasard une arme qui servirait contre elle, si elle s’émancipait jamais.
Dans cette lettre, écrite à genoux, le sens est celui-ci : elle se donne pour se mieux garder.
Toutes les expressions de l’humilité mystique y sont épuisées pour dire son imperfection, son obéissance et sa servitude. La prose n’y suffit pas. Elle continue en vers, lui dédiant, dit-elle, tout ce qu’elle a de puissance et de volonté. Elle va (chose plus dangereuse) jusqu’à lui dire qu’au moindre mot elle accourra près de lui. Mais, en même temps, pénétrée de douleur, elle le supplie de ne pas demander expérience pour défaite (l’épreuve matérielle de sa défaite morale), essayant d’intéresser sa générosité et de le rappeler à lui-même par ce mot habile et touchant : « Sans que jamais de vous je me défie. »
Rien n’indique que François Ier ait exigé l’accomplissement du sacrifice. Mais il avait brisé ce cœur, y avait jeté une ombre pour toute la vie. Il remportait ce qui était le fond du sacrifice même : l’abandon de la volonté.
La terre avait vaincu le ciel et l’avait abaissé à soi.
Il avait détruit, par un jeu barbare, en sa virginité morale, l’être délicat et charmant où il avait son bon génie.
« La femme, c’est la Fortune », dit l’Orient. Il avait tué la sienne.
Ceci n’est pas une figure. C’est la simple et trop exacte réalité des faits. Marguerite, respectée de son frère et le dominant par sa supériorité légitime et naturelle, aurait doucement mené le roi et la France dans les voies de l’affranchissement. Marguerite, donnée ainsi et subordonnée, personne dépendante, accessoire, et de moins en moins ménagée, influa par moments, sans prendre l’ascendant efficace, sans exercer l’action décisive qui nous aurait sortis des limbes du vieux monde et placés dans la lumière de la libre Renaissance.
À qui servit-elle ? À sa mère, dont sans doute elle sauva le crédit, dont elle couvrit l’énorme, l’inexcusable crime.
Le malheur s’était consommé le 29 avril (1522). Lautrec, pour la seconde fois, abandonné sans ressources, n’ayant plus autorité, mené par les soldats, obéit à ses Suisses, qui voulaient combattre et partir, repasser les Alpes. Il fut écrasé à La Bicoque près Milan, l’Italie perdue définitivement, Venise, notre alliée, entraînée dans notre ruine. Et un mois après, jour pour jour, 29 mai, le roi, accablé de douleur, reçut à Lyon le défi d’Henri VIII, qui descendait en France.
Cependant Lautrec arrivait à Lyon. La mère du roi, épouvantée, avait réussi d’abord à envelopper son fils, qui refusait de voir Lautrec. Le connétable de Bourbon, outré d’animosité, passant de l’amour à la haine contre Louise et Marguerite, crut perdre la mère du roi en prenant Lautrec par la main, forçant les portes, les défenses, et le mettant en face de François Ier. « Qui a perdu le Milanais ? » s’écria le roi furieux. « Vous, Sire », répliqua Lautrec. Tout s’éclaircit, et le roi fut anéanti. « Oh ! qui l’aurait cru de ma mère ? » s’écriait-il.
On devine l’ange secourable qui le désarma, couvrit la coupable, rétablit la trinité de famille. Jamais elle ne redevint ce qu’elle avait été. Tous trois avaient appris à se connaître. Marguerite, quel que fût son culte, connaissait et craignait le roi, de même qu’il avait fait l’épreuve des furieuses passions de sa mère.
Marguerite était brisée au point de ne pouvoir reprendre même aux consolations religieuses. Elle essayait pourtant de lire l’Écriture à son frère et à sa mère, dans l’intimité de famille. Elle priait Briçonnet de venir les assister, assurant qu’ils avaient grande confiance en lui. L’évêque ne s’y trompait pas et croyait le moment perdu. Il lui avait écrit (dès le 22 décembre 1521) : « Le vrai feu fut dans votre cœur, dans celui du roi, de Madame. Le voilà couvert, assoupi. » Et plus tard : « Couvrez-le… Le bois que vous vouliez faire brûler est trop vert, et il l’éteindroit. » (Septembre ou octobre 1522.)
Marguerite ne peut se relever dans les années suivantes, avouant qu’elle n’a aucun goût, qu’elle ne peut commencer à désirer (les choses divines). Elle signe : La vivante en mort, ou encore : Votre vieille mère.
Cette vieillesse d’une jeune reine qui ne peut se relever fait un contraste frappant avec la jeune vigueur dont le peuple, à la veille des plus terribles malheurs, sous le coup des guerres anglaises qui allaient recommencer, reportait son cœur vers Dieu. Lefèvre d’Étaples, à Meaux, traduisit le Nouveau-Testament. Pour la première fois, la foule se mit à marcher sans le prêtre, appuyée sur un livre seul, sur elle-même, sur ses propres chants, sur les psaumes, tout à l’heure traduits.
Chant sublime de résignation. Parmi les critiques et les fautes de ceux qui mènent le monde, parmi les calamités publiques qui commencent à l’envelopper, le peuple n’accuse que lui-même, ses fautes, ses démérites. Il loue Dieu, et, d’un humble cœur, n’exige rien de la Justice, et se remet tout à la Grâce.