Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 4/Chapitre 3


Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de France, édition 1893p. ch. 3-196).

CHAPITRE III

La Croisade. 1095-1099.


Il y avait bien longtemps que ces deux sœurs, ces deux moitiés de l’humanité, l’Europe et l’Asie, la religion chrétienne et la musulmane, s’étaient perdues de vue, lorsqu’elles furent replacées en face par la croisade, et qu’elles se regardèrent. Le premier coup d’œil fut d’horreur. Il fallut quelque temps pour qu’elles se reconnussent et que le genre humain s’avouât son identité. Essayons d’apprécier ce qu’elles étaient alors, de fixer quel âge elles avaient atteint dans leur vie de religion.

L’islamisme était la plus jeune des deux, et déjà pourtant la plus vieille, la plus caduque. Ses destinées furent courtes ; née six cents ans plus tard que le christianisme, elle finissait au temps des croisades. Ce que nous en voyons depuis, c’est une ombre, une forme vide, d’où la vie s’est retirée, et que les barbares héritiers des Arabes conservent silencieusement sans l’interroger.

L’islamisme, la plus récente des religions asiatiques, est aussi le dernier et impuissant effort de l’Orient pour échapper au matérialisme qui pèse sur lui. La Perse n’a pas suffi, avec son opposition héroïque du royaume de la lumière contre celui des ténèbres, d’Iran contre Turan. La Judée n’a pas suffi, tout enfermée qu’elle était dans l’unité de son Dieu abstrait, et toute concentrée et durcie en soi. Ni l’une ni l’autre n’a pu opérer la rédemption de l’Asie. Que sera-ce de Mahomet qui ne fait qu’adopter ce dieu judaïque, le tirer du peuple élu pour l’imposer à tous ? Ismaël en saura-t-il plus que son frère Israël ? Le désert arabique sera-t-il plus fécond que la Perse et la Judée ?

Dieu est Dieu, voilà l’islamisme, c’est la religion de l’unité. Disparaisse l’homme, et que la chair se cache : point d’images, point d’art. Ce Dieu terrible serait jaloux de ses propres symboles. Il veut être seul à seul avec l’homme. Il faut qu’il le remplisse et lui suffise. La famille est à peu près détruite, la parenté, la tribu encore, tous ces vieux liens de l’Asie. La femme est cachée au harem ; quatre épouses, mais des concubines sans nombre. Peu de rapports entre les frères, les parents ; le nom de musulman remplace ces noms. Les familles sans nom commun, sans signes propres[1], sans perpétuité, semblent se renouveler à chaque génération. Chacun se bâtit une maison, et la maison meurt avec l’homme. L’homme ne tient ni à l’homme ni à la terre. Isolés et sans trace, ils passent comme la poussière vole au désert ; égaux comme les grains de sable, sous l’œil d’un Dieu niveleur, qui ne veut nulle hiérarchie.

Point de Christ, point de médiateur, de Dieu-homme. Cette échelle que le christianisme nous avait jetée d’en haut, et qui montait vers Dieu par les Saints, la Vierge, les Anges et Jésus, Mahomet la supprime ; toute hiérarchie périt, la divine et l’humaine. Dieu recule dans le ciel à une profondeur infinie, ou bien pèse sur la terre, s’y applique et l’écrase. Misérables atomes, égaux dans le néant, nous gisons sur la plaine aride. Cette religion, c’est vraiment l’Arabie elle-même. Le ciel, la terre, rien entre ; point de montagne qui nous rapproche du ciel, point de douce vapeur qui nous trompe sur la distance ; un dôme impitoyablement tendu d’un sombre azur, comme un brûlant casque d’acier.

L’islamisme, né pour s’étendre, ne demeurera pas dans ce sublime et stérile isolement. Il faut qu’il coure le monde, au risque de changer. Ce Dieu que Mahomet a volé à Moïse, il pouvait rester abstrait, pur et terrible sur la montagne juive ou dans le désert arabique ; mais voilà que les cavaliers du Prophète le promènent victorieusement de Bagdad à Cordoue, de Damas à Surate. Dès que la rotation du sabre, la ventilation du cimeterre, n’allumera plus son ardeur farouche, il va s’humaniser. Je crains pour son austérité les paradis du harem, et ses roses solitaires et les fontaines jaillissantes de l’Alhambra. La chair maudite par cette religion superbe[2] s’obstine à réclamer ; la matière proscrite revient sous autre forme, et se venge avec la violence d’un exilé qui rentre en maître. Ils ont enfermé la femme au sérail, mais elle les y enferme avec elle ; ils n’ont pas voulu de la Vierge, et ils se battent depuis mille ans pour Fatema. Ils ont rejeté le Dieu-homme et repoussé l’incarnation en haine du Christ ; ils proclament celle d’Ali. Ils ont condamné le magisme, le règne de la lumière, et ils enseignent que Mahomet est la lumière incarnée ; selon d’autres, Ali est cette lumière ; les imans, descendants et successeurs d’Ali, sont des rayons incarnés. Le dernier de ces imans, Ismaïl, a disparu de la terre ; mais sa race subsiste, inconnue ; c’est un devoir de la chercher. Les califes fatemites d’Égypte étaient les représentants visibles de cette famille d’Ali et de Fatema. Avant eux, ces doctrines avaient prévalu dans les montagnes orientales de l’ancien empire persan, où l’islamisme n’avait pu étouffer le magisme[3]. Elles éclatèrent au huitième et au neuvième siècle, lorsque les fanatiques Karmathiens, qui s’appelaient eux-mêmes Ismaïlites, se mirent à courir l’Asie, cherchant leur iman invisible, le sabre à la main. Les Abassides les exterminèrent par centaines de mille ; mais l’un d’eux, réfugié en Égypte, fonda la dynastie fatemite, pour la ruine des Abassides et du Coran.

La mystérieuse Égypte ressuscita ses vieilles initiations. Les Fatemites fondèrent au Caire la loge ou maison de la sagesse ; immense et ténébreux atelier de fanatisme et de science, de religion et d’athéisme[4]. La seule doctrine certaine de ces protées de l’islamisme, c’était l’obéissance pure. Il n’y avait qu’à se laisser conduire ; ils vous menaient par neuf degrés de la religion au mysticisme, du mysticisme à la philosophie, au doute, à l’absolue indifférence. Leurs missionnaires pénétraient dans toute l’Asie, et jusque dans le palais de Bagdad, inondant le califat des Abassides de ce dissolvant destructif. La Perse était préparée de longue date à le recevoir. Avant Karmath, avant Mahomet, sous les derniers Sassanides, des sectaires avaient prêché la communauté des biens et des femmes, et l’indifférence du juste et de l’injuste.

Cette doctrine ne porta tout son fruit que quand elle fut replacée dans les montagnes de la vieille Perse, vers Casbin, au lieu même d’où sortirent les anciens libérateurs, le forgeron Kawe, avec son fameux tablier de cuir, et le héros Feridun, avec sa massue à tête de buffle. Ce protestantisme mahométan, porté au milieu de ces populations intrépides, s’y associa avec le génie de la résistance nationale, et leur enseigna un exécrable héroïsme d’assassinat. Ce fut d’abord un certain Hassan-ben-Sabah-Homairi, rejeté des Abassides et des Fatemites, qui s’empara, en 1090, de la forteresse d’Alamut (c’est-à-dire Repaire des vautours) ; il l’appela dans son audace la Demeure de la fortune. Il y fonda une association dont le fatemisme était le masque, mais dont la secrète pensée semble avoir été la ruine de toute religion. Cette corporation avait, comme la loge du Caire, ses savants, ses missionnaires ; Alamut était plein de livres et d’instruments de mathématiques. Les arts y étaient cultivés ; les sectaires pénétraient partout sous mille déguisements, comme médecins, astrologues, orfèvres, etc. Mais l’art qu’ils exerçaient le plus, c’était l’assassinat. Ces hommes terribles se présentaient un à un pour poignarder un sultan, un calife, et se succédaient sans peur, sans découragement, à mesure qu’on les taillait en pièces[5]. On assure que, pour leur inspirer ce courage furieux, le chef les fascinait par des breuvages enivrants, les portait endormis dans des lieux de délices, et leur persuadait ensuite qu’ils avaient goûté les prémices du paradis promis aux hommes dévoués[6]. Sans doute à ces moyens se joignit le vieil héroïsme montagnard, qui a fait de cette contrée le berceau des vieux libérateurs de la Perse, et celui des modernes Wahabites. Comme à Sparte, les mères se vantaient de leurs fils morts, et ne pleuraient que les vivants. Le chef des Assassins prenait pour titre celui de scheick de la Montagne ; c’était de même celui des chefs indigènes qui avaient leurs forts sur l’autre versant de la même chaîne.

Cet Hassan, qui pendant trente-cinq ans ne sortit pas une fois d’Alamut ni deux fois de sa chambre, n’en étendit pas moins sa domination sur la plupart des châteaux et lieux forts des montagnes entre la Caspienne et la Méditerranée. Ses assassins inspiraient un inexprimable effroi. Les princes, sommés de livrer leurs forteresses, n’osaient ni les céder ni les garder ; ils les démolissaient. Il n’y avait plus de sûreté pour les rois. Chacun d’eux pouvait voir à chaque instant du milieu de ses plus fidèles serviteurs s’élancer un meurtrier. Un sultan qui persécutait les Assassins voit le matin, à son réveil, un poignard planté en terre, à deux doigts de sa tête : il leur paya tribut, et les exempta de tout impôt, de tout péage.

Telle était la situation de l’islamisme : le califat de Bagdad, esclave sous une garde turque ; celui du Caire, se mourant de corruption ; celui de Cordoue, démembré et tombé en pièces. Une seule chose était forte et vivante dans le monde mahométan ; c’était cet horrible héroïsme des Assassins, puissance hideuse, plantée fermement sur la vieille montagne persane, en face du califat, comme le poignard près de la tête du sultan.

Combien le christianisme était plus vivant et plus jeune au moment des croisades ! Le pouvoir spirituel, esclave du temporel en Asie, le balançait, le primait en Europe ; il venait de se retremper par la chasteté monastique, par le célibat des prêtres. Le califat tombait, et la papauté s’élevait. Le mahométisme se divisait, le christianisme s’unissait. Le premier ne pouvait attendre qu’invasion et ruine ; et en effet il ne résista qu’en recevant les Mongols et les Turcs, c’est-à-dire en devenant barbare.


Ce pèlerinage de la croisade n’est point un fait nouveau ni étrange. L’homme est pèlerin de sa nature ; il y a longtemps qu’il est parti, et je ne sais quand il arrivera. Pour le mettre en mouvement, il ne faut pas grand’chose. Et d’abord, la nature le mène comme un enfant en lui montrant une belle place au soleil, en lui offrant un fruit, la vigne d’Italie aux Gaulois, aux Normands l’orange de Sicile[7] ; ou bien c’est sous la forme de la femme qu’elle le tente et l’attire. Le rapt est la première conquête. C’est la belle Hélène, puis, la moralité s’élevant, la chaste Pénélope, l’héroïque Brynhild ou les Sabines. L’empereur Alexis, en appelant nos Français à la guerre sainte, ne négligeait pas de leur vanter la beauté des femmes grecques. Les belles Milanaises étaient, dit-on, pour quelque chose dans la persévérance de François Ier pour la conquête d’Italie.

La patrie est une autre amante après laquelle nous courons aussi. Ulysse ne se lassa point qu’il n’eût vu fumer les toits de son Ithaque. Dans l’Empire, les hommes du Nord cherchèrent en vain leur Asgard, leur ville des Ases, des héros et des dieux. Ils trouvèrent mieux. En courant à l’aveugle, ils heurtèrent contre le christianisme. Nos croisés, qui marchèrent d’un si ardent amour à Jérusalem, s’aperçurent que la patrie divine n’était point au torrent de Cédron, ni dans l’aride vallée de Josaphat. Ils regardèrent plus haut alors, et attendirent dans un espoir mélancolique une autre Jérusalem. Les Arabes s’étonnaient en voyant Godefroi de Bouillon assis par terre. Le vainqueur leur dit tristement : « La terre n’est-elle pas bonne pour nous servir de siège, quand nous allons rentrer pour si longtemps dans son sein[8] ? » Ils se retirèrent pleins d’admiration. L’Occident et l’Orient s’étaient entendus.

Il fallait pourtant que la croisade s’accomplît. Ce vaste et multiple monde du moyen âge, qui contenait en soi tous les éléments des mondes antérieurs, grec, romain et barbare, devait aussi reproduire toutes les luttes du genre humain. Il fallait qu’il représentât sous la forme chrétienne, et dans des proportions colossales, l’invasion de l’Asie par les Grecs et la conquête de la Grèce par les Romains, en même temps que la colonne grecque et l’arc romain seraient reliés et soulevés au ciel dans les gigantesques piliers, dans les arceaux aériens de nos cathédrales.

Il y avait déjà longtemps que l’ébranlement avait commencé. Depuis l’an 1000 surtout, depuis que l’humanité croyait avoir chance de vivre et espérait un peu, une foule de pèlerins prenaient leur bâton et s’acheminaient, les uns à Saint-Jacques, les autres au mont Cassin, aux Saints-Apôtres de Rome, et de là à Jérusalem. Les pieds y portaient d’eux-mêmes. C’était pourtant un dangereux et pénible voyage. Heureux qui revenait ! plus heureux qui mourait près du tombeau du Christ, et qui pouvait lui dire selon l’audacieuse expression d’un contemporain : Seigneur, vous êtes mort pour moi, je suis mort pour vous[9] !

Les Arabes, peuple commerçant, accueillaient bien d’abord les pèlerins. Les Fatemites d’Égypte, ennemis secrets du Coran, les traitèrent bien encore. Tout changea lorsque le calife Hakem, fils d’une chrétienne, se donna lui-même pour une incarnation. Il maltraita cruellement les chrétiens qui prétendaient que le Messie était déjà venu, et les Juifs qui s’obstinaient à l’attendre encore. Dès lors, on n’aborda guère le saint tombeau qu’à condition de l’outrager, comme aux derniers temps les Hollandais n’entraient au Japon qu’en marchant sur la croix. On sait la ridicule histoire de ce comte d’Anjou, Foulques Nerra, qui avait tant à expier, et qui alla tant de fois à Jérusalem. Condamné par les infidèles à salir le saint tombeau, il trouva moyen de verser au lieu d’urine un vin précieux[10]. Il revint à pied de Jérusalem, et mourut de fatigue à Metz.

Mais les fatigues et les outrages ne les rebutaient pas. Ces hommes si fiers, qui pour un mot auraient fait couler dans leur pays des torrents de sang, se soumettaient pieusement à toutes les bassesses qu’il plaisait aux Sarrasins d’exiger. Le duc de Normandie, les comtes de Barcelone, de Flandre, de Verdun accomplirent, dans le onzième siècle, ce rude pèlerinage. L’empressement augmentait avec le péril ; seulement les pèlerins se mettaient en plus grandes troupes. En 1054, l’évêque de Cambrai tenta le voyage avec trois mille Flamands et ne put arriver. Treize ans après les évêques de Mayence, de Ratisbonne, de Bamberg et d’Utrecht s’associèrent à quelques chevaliers Normands, et formèrent une petite armée de sept mille hommes. Ils parvinrent à grand’peine, et deux mille tout au plus revirent l’Europe. Cependant les Turcs, maîtres de Bagdad et partisans de son calife, s’étant emparés de Jérusalem, y massacrèrent indistinctement tous les partisans de l’incarnation, Alides et chrétiens. L’empire grec, resserré chaque jour, vit leur cavalerie pousser jusqu’au Bosphore, en face de Constantinople. D’autre part les Fatemites tremblaient derrière les remparts de Damiette et du Caire. Ils s’adressèrent, comme les Grecs, aux princes de l’Occident. Alexis Comnène était déjà lié avec le comte de Flandre, qu’il avait accueilli magnifiquement à son passage ; ses ambassadeurs célébraient avec le génie hâbleur des Grecs les richesses de l’Orient, les empires, les royaumes qu’on pouvait y conquérir ; les lâches allaient jusqu’à vanter la beauté de leurs filles et de leurs femmes[11], et semblaient les promettre aux Occidentaux.

Tous ces motifs n’auraient pas suffi pour émouvoir le peuple et lui communiquer cet ébranlement profond qui le porta vers l’Orient. Il y avait déjà longtemps qu’on lui parlait de guerres saintes. La vie de l’Espagne n’était qu’une croisade ; chaque jour on apprenait quelque victoire du Cid, la prise de Tolède ou de Valence, bien autrement importantes que Jérusalem. Les Génois, les Pisans, conquérants de la Sardaigne et de la Corse, ne poursuivaient-ils pas la croisade depuis un siècle ? Lorsque Sylvestre II écrivit sa fameuse lettre au nom de Jérusalem, les Pisans armèrent une flotte, débarquèrent en Afrique et y massacrèrent, dit-on, cent mille Maures. Toutefois, l’on sentait bien que la religion était pour peu de chose dans tout cela. Le danger animait les Espagnols, l’intérêt les Italiens. Ces derniers imaginèrent plus tard de couper court à toute croisade de Jérusalem, de détourner et d’attirer chez eux tout l’or que les pèlerins portaient dans l’Orient ; ils chargèrent leurs galères de terre prise en Judée, rapprochèrent ce qu’on allait chercher si loin, et se firent une Terre-Sainte dans le Campo-Santo de Pise.

Mais on ne pouvait donner ainsi le change à la conscience religieuse du peuple, ni le détourner du saint tombeau. Dans les extrêmes misères du moyen âge, les hommes conservaient des larmes pour les misères de Jérusalem. Cette grande voix qui en l’an 1000 les avait menacés de la fin du monde se fit entendre encore, et leur dit d’aller en Palestine pour s’acquitter du répit que Dieu leur donnait. Le bruit courait que la puissance des Sarrasins avait atteint son terme. Il ne s’agissait que d’aller devant soi par la grande route que Charlemagne avait, disait-on, frayée autrefois[12], de marcher sans se lasser vers le soleil levant, de recueillir la dépouille toute prête, de ramasser la bonne manne de Dieu. Plus de misère ni de servage ; la délivrance était arrivée. Il y en avait assez dans l’Orient pour les faire tous riches. D’armes, de vivres, de vaisseaux, il n’en était besoin ; c’eût été tenter Dieu. Ils déclarèrent qu’ils auraient pour guides les plus simples des créatures, une oie et une chèvre[13]. Pieuse et touchante confiance de l’humanité enfant !

Un Picard, qu’on nommait trivialement Coucou Piètre (Pierre Capuchon, ou Pierre-l’Ermite, à Cucullo), contribua, dit-on, puissamment par son éloquence à ce grand mouvement du peuple[14]. Au retour d’un pèlerinage à Jérusalem, il décida le pape français Urbain II à prêcher la croisade à Plaisance, puis à Clermont (1095). La prédication fut à peu près inutile en Italie ; en France tout le monde s’arma. Il y eut au concile de Clermont quatre cents évêques ou abbés mitrés. Ce fut le triomphe de l’Église et du peuple. Les deux plus grands noms de la terre, l’empereur et le roi de France, y furent condamnés, aussi bien que les Turcs, et la querelle des investitures mêlée à celle de Jérusalem. Chacun mit la croix rouge à son épaule ; les étoffes, les vêtements rouges furent mis en pièces, et n’y suffirent pas[15].

Ce fut alors un spectacle extraordinaire, et comme un renversement du monde. On vit les hommes prendre subitement en dégoût tout ce qu’ils avaient aimé. Leurs riches châteaux, leurs épouses, leurs enfants : ils avaient hâte de tout laisser là. Il n’était besoin de prédications ; ils se prêchaient les uns les autres, dit le contemporain, et de parole et d’exemple. « C’était, continue-t-il, l’accomplissement du mot de Salomon : Les sauterelles n’ont point de rois, et elles s’en vont ensemble par bandes. Elles n’avaient pas pris l’essor des bonnes œuvres, ces sauterelles tant qu’elles restaient engourdies et glacées dans leur iniquité. Mais dès qu’elles se furent échauffées aux rayons du soleil de justice, elles s’élancèrent et prirent leur vol. Elles n’eurent point de roi ; toute âme fidèle prit Dieu seul pour guide, pour chef, pour camarade de guerre… Bien que la prédication ne se fût fait entendre qu’aux Français, quel peuple chrétien ne fournit aussi des soldats ?… Vous auriez vu les Écossais, couverts d’un manteau hérissé, accourir du fond de leurs marais… Je prends Dieu à témoin qu’il débarqua dans nos ports des barbares de je ne sais quelle nation ; personne ne comprenait leur langue : eux, plaçant leurs doigts en forme de croix, ils faisaient signe qu’ils voulaient aller à la défense de la foi chrétienne.

« Il y avait des gens qui n’avaient d’abord nulle envie de partir, qui se moquaient de ceux qui se défaisaient de leurs biens, leur prédisant un triste voyage et un plus triste retour. Et le lendemain, les moqueurs eux-mêmes, par un mouvement soudain, donnaient tout leur avoir pour quelque argent et partaient avec ceux dont ils s’étaient d’abord raillés. Qui pourrait dire les enfants, les vieilles femmes qui se préparaient à la guerre ? Qui pourrait compter les vierges, les vieillards tremblants sous le poids de l’âge ?… Vous auriez ri de voir les pauvres ferrer leurs bœufs comme des chevaux, traînant dans des chariots leurs minces provisions et leurs petits enfants ; et ces petits, à chaque ville ou château qu’ils apercevaient, demandaient dans leur simplicité : N’est-ce pas là cette Jérusalem où nous allons[16] ? »

Le peuple partit sans rien attendre, laissant les princes délibérer, s’armer, se compter ; hommes de peu de foi ! Les petits ne s’inquiétaient de rien de tout cela : ils étaient sûrs d’un miracle. Dieu en refuserait-il un à la délivrance du Saint-Sépulcre ? Pierre-l’Ermite marchait à la tête, pieds nus, ceint d’une corde. D’autres suivirent un brave et pauvre chevalier, qu’ils appelaient Gautier-sans-avoir. Dans tant de milliers d’hommes, ils n’avaient pas huit chevaux. Quelques Allemands imitèrent les Français et partirent sous la conduite d’un des leurs, nommé Gotteschalk. Tous ensemble descendirent la vallée du Danube, la route d’Attila, la grande route du genre humain[17].

Chemin faisant, ils prenaient, pillaient, se payant d’avance de leur sainte guerre. Tout ce qu’ils pouvaient trouver de Juifs, ils les faisaient périr dans les tortures. Ils croyaient devoir punir les meurtriers du Christ avant de délivrer son tombeau. Ils arrivèrent ainsi, farouches, couverts de sang, en Hongrie et dans l’empire grec. Ces bandes féroces y firent horreur ; on les suivit à la piste, on les chassa comme des bêtes fauves. Ceux qui restaient, l’empereur leur fournit des vaisseaux et les fit passer en Asie, comptant sur les flèches des Turcs. L’excellente Anne Comnène est heureuse de croire qu’ils laissèrent dans la plaine de Nicée des montagnes d’ossements, et qu’on en bâtit les murs d’une ville.

Cependant s’ébranlaient lentement les lourdes armées des princes, des grands, des chevaliers. Aucun roi ne prit part à la croisade, mais bien des seigneurs plus puissants que les rois. Le frère du roi de France, Hugues de Vermandois, le gendre du roi d’Angleterre, le riche Étienne de Blois, Robert Courte-Heuse, fils de Guillaume-le-Conquérant, enfin le comte de Flandre, partirent en même temps. Tous égaux, point de chef. Ceux-ci firent peu d’honneur à la croisade. Le gros Robert[18], l’homme du monde qui perdit le plus gaiement un royaume, n’allait à Jérusalem que par désœuvrement. Hugues et Étienne revinrent sans aller jusqu’au bout.

Le comte de Toulouse, Raymond de Saint-Gilles, était, sans comparaison, le plus riche de ceux qui prirent la croix. Il venait de réunir les comtés de Rouergue, de Nîmes et le duché de Narbonne. Cette grandeur lui donnait bien d’autres espérances. Il avait juré qu’il ne reviendrait pas ; il emportait avec lui des sommes immenses[19] ; tout le Midi le suivait : les seigneurs d’Orange, de Forez, de Roussillon, de Montpellier, de Turenne et d’Albret, sans parler du chef ecclésiastique de la croisade, l’évêque du Puy, légat du pape, qui était sujet de Raymond. Ces gens du Midi, commerçants, industrieux et civilisés comme les Grecs, n’avaient guère meilleure réputation de piété ni de bravoure. On leur trouvait trop de savoir et de savoir-faire, trop de loquacité. Les hérétiques abondaient dans leurs cités demi-moresques ; leurs mœurs étaient un peu mahométanes. Les princes avaient force concubines. Raymond, en partant, laissa ses États à un de ses bâtards.

Les Normands d’Italie ne furent pas les derniers à la croisade. Moins riches que les Languedociens, ils comptaient bien aussi y faire leurs affaires. Les successeurs de Guiscard et Roger n’auraient pourtant pas quitté leur conquête pour cette hasardeuse expédition ; mais un certain Bohémond, bâtard de Robert-l’Avisé, et non moins avisé que son père, n’avait rien eu en héritage que Tarente et son épée. Un Tancrède, Normand par sa mère, mais, à ce qu’on croit, Piémontais du côté paternel, prit aussi les armes. Bohémond assiégeait Amalfi, quand on lui apprit le passage des croisés. Il s’informa curieusement de leurs noms, de leur nombre, de leurs armes et de leurs ressources[20] ; puis, sans mot dire, il prit la croix et laissa Amalfi. Il est curieux de voir le portrait qu’en fait Anne Comnène, la fille d’Alexis, qui le vit à Constantinople, et qui en eut si grand’peur. Elle l’a observé avec l’intérêt et la curiosité d’une femme. « Il passait les plus grands d’une coudée ; il était mince du ventre, large des épaules et de la poitrine ; il n’était ni maigre ni gras. Il avait les bras vigoureux, les mains charnues et un peu grandes. A y faire attention, on s’apercevait qu’il était tant soit peu courbé. Il avait la peau très blanche, et ses cheveux tiraient sur le blond ; ils ne passaient pas les oreilles, au lieu de flotter, comme ceux des autres barbares. Je ne puis dire de quelle couleur était sa barbe ; ses joues et son menton étaient rasés ; je crois pourtant qu’elle était rousse. Son œil, d’un bleu tirant sur le vert de mer (γλαυϰὁν), laissait entrevoir sa bravoure et sa violence. Ses larges narines aspiraient l’air librement, au gré du cœur ardent qui battait dans cette vaste poitrine. Il y avait de l’agrément dans cette figure, mais l’agrément était détruit par la terreur. Cette taille, ce regard, il y avait en tout cela quelque chose qui n’était point aimable, et qui même ne semblait pas de l’homme. Son sourire me semblait plutôt comme un frémissement de menace… Il n’était qu’artifice et ruse ; son langage était précis, ses réponses ne donnaient aucune prise[21]. »

Quelque grandes choses que Bohémond ait faites, la voix du peuple, qui est celle de Dieu, a donné la gloire de la croisade à Godefroi[22], fils du comte de Boulogne, margrave d’Anvers, duc de Bouillon et de Lothier, roi de Jérusalem. La famille de Godefroi, issue, dit-on, de Charlemagne, était déjà signalée par de grandes aventures et de grands malheurs. Son père, Eustache de Boulogne, beau-frère d’Édouard-le-Confesseur, avait manqué l’Angleterre, où les Saxons l’appelaient contre Guillaume-le-Conquérant. Son grand-père maternel, Godefroi-le-Barbu, ou le Hardi, duc de Lothier et de Brabant, qui échoua de même en Lorraine, combattit trente ans les empereurs à la tête de toute la Belgique, et brûla, dans Aix-la-Chapelle, le palais des Carlovingiens. Il fut plusieurs fois chassé, banni, captif ; sa femme, Béatrix d’Este, mère de la fameuse comtesse Mathilde, fut indignement retenue prisonnière par Henri III, qui finit par lui ravir son patrimoine, et donner la Lorraine à la maison d’Alsace. Toutefois, quand l’empereur Henri IV fut persécuté par les papes, et que tant de gens l’abandonnaient, le petit-fils du proscrit, le Godefroi de la croisade, ne manqua pas à son suzerain. L’empereur lui confia l’étendard de l’Empire, cet étendard que la famille de Godefroi avait fait chanceler, et contre lequel Mathilde soutenait celui de l’Église. Mais Godefroi le raffermit : du fer de ce drapeau il tua l’anti-César, Rodolphe, le roi des prêtres (1080), et le porta ensuite, son victorieux drapeau, sur les murs de Rome, où il monta le premier[23]. Toutefois, d’avoir violé la ville de saint Pierre et chassé le pape, ce fut une grande tristesse pour cette âme pieuse. Dès que la croisade fut publiée, il vendit ses terres à l’évêque de Liège, et partit pour la terre sainte. Il avait dit souvent, étant encore tout petit, qu’il voulait aller avec une armée à Jérusalem[24]. Dix mille chevaliers le suivirent avec soixante-dix mille hommes de pied, Français, Lorrains, Allemands.

Godefroi appartenait aux deux nations ; il parlait les deux langues. Il n’était pas grand de taille, et son frère Beaudoin le passait de la tête ; mais sa force était prodigieuse. On dit que d’un coup d’épée il fendait un cavalier de la tête à la selle ; il faisait voler d’un revers la tête d’un bœuf ou d’un chameau[25]. En Asie, s’étant écarté, il trouva dans une caverne un des siens aux prises avec un ours : il attira la bête sur lui, et la tua, mais resta longtemps alité de ses cruelles morsures. Cet homme héroïque était d’une pureté singulière. Il ne se maria point, et mourut vierge à trente-huit ans[26].

Le concile de Clermont s’était tenu au mois de novembre 1095. Le 15 août 1096, Godefroi partit avec les Lorrains et les Belges, et prit sa route par l’Allemagne et la Hongrie. En septembre, partirent le fils de Guillaume-le-Conquérant, le comte de Blois, son gendre, le frère du roi de France et le comte de Flandre ; ils allèrent par l’Italie jusqu’à la Pouille ; puis les uns passèrent à Durazzo, les autres tournèrent la Grèce. En octobre, nos Méridionaux, sous Raymond de Saint-Gilles, s’acheminèrent par la Lombardie, le Frioul et la Dalmatie. Bohémond, avec ses Normands et Italiens, perça sa route par les déserts de la Bulgarie. C’était le plus court et le moins dangereux ; il valait mieux éviter les villes, et ne rencontrer les Grecs qu’en rase campagne. La sauvage apparition des premiers croisés, sous Pierre-l’Ermite, avait épouvanté les Byzantins ; ils se repentaient amèrement d’avoir appelé les Francs, mais il était trop tard ; ils entraient en nombre innombrable par toutes les vallées, par toutes les avenues de l’Empire. Le rendez-vous était à Constantinople. L’empereur eut beau leur dresser des pièges, les barbares s’en jouèrent dans leur force et leur masse : le seul Hugues de Vermandois se laissa prendre. Alexis vit tous ces corps d’armée, qu’il avait cru détruire, arriver un à un devant Constantinople, et saluer leur bon ami l’empereur. Les pauvres Grecs, condamnés à voir défiler devant eux cette effrayante revue du genre humain, ne pouvaient croire que le torrent passât sans les emporter. Tant de langues, tant de costumes bizarres, il y avait bien de quoi s’effrayer. La familiarité même de ces barbares, leurs plaisanteries grossières, déconcertaient les Byzantins. En attendant que toute l’armée fût réunie, ils s’établissaient amicalement dans l’Empire, faisaient comme chez eux, prenant dans leur simplicité tout ce qui leur plaisait : par exemple les plombs des églises pour les revendre aux Grecs[27]. Le sacré palais n’était pas plus respecté. Tout ce peuple de scribes et d’eunuques ne leur imposait guère. Ils n’avaient pas assez d’esprit et d’imagination pour se laisser saisir aux pompes terribles, au cérémonial tragique de la majesté byzantine. Un beau lion d’Alexis, qui faisait l’ornement et l’effroi du palais, ils s’amusèrent à le tuer.

C’était une grande tentation que cette merveilleuse Constantinople pour des gens qui n’avaient vu que les villes de boue de notre Occident. Ces dômes d’or, ces palais de marbre, tous les chefs-d’œuvre de l’art antique entassés dans la capitale depuis que l’empire s’était tant resserré ; tout cela composait un ensemble étonnant et mystérieux qui les confondait ; ils n’y entendaient rien : la seule variété de tant d’industries et de marchandises était pour eux un inexplicable problème. Ce qu’ils y comprenaient, c’est qu’ils avaient grande envie de tout cela ; ils doutaient même que la ville sainte valut mieux. Nos Normands et nos Gascons auraient bien voulu terminer là la croisade ; ils auraient dit volontiers comme les petits enfants dont parle Guibert : « N’est-ce pas là Jérusalem ? »

Ils se souvinrent alors de tous les pièges que les Grecs leur avaient dressés sur la route : ils prétendirent qu’ils leur fournissaient des aliments nuisibles, qu’ils empoisonnaient les fontaines, et leur imputèrent les maladies épidémiques que les alternatives de la famine et de l’intempérance avaient pu faire naître dans l’armée. Bohémond et le comte de Toulouse soutenaient qu’on ne devait point de ménagements à ces empoisonneurs, et qu’en punition il fallait prendre Constantinople. On pourrait ensuite à loisir conquérir la terre sainte. La chose était facile s’ils se fussent accordés ; mais le Normand comprit qu’en renversant Alexis, il pourrait fort bien donner seulement l’Empire au Toulousain. D’ailleurs, Godefroi déclara qu’il n’était pas venu pour faire la guerre à des chrétiens. Bohémond parla comme lui, et tira bon parti de sa vertu. Il se fit donner tout ce qu’il voulut par l’empereur[28].

Telle fut l’habileté d’Alexis, qu’il trouva moyen de décider ces conquérants, qui pouvaient l’écraser[29], à lui faire hommage et lui soumettre d’avance leur conquête. Hugues jura d’abord, puis Bohémond, puis Godefroi. Godefroi s’agenouilla devant le Grec, mit ses mains dans les siennes et se fit son vassal. Il en coûta peu à son humilité. Dans la réalité, les croisés ne pouvaient se passer de Constantinople ; ne la possédant pas, il fallait qu’ils l’eussent au moins pour alliée et pour amie. Prêts à s’engager dans les déserts de l’Asie, les Grecs seuls pouvaient les préserver de leur ruine. Ceux-ci promirent tout ce qu’on voulut pour se débarrasser, vivres, troupes auxiliaires, des vaisseaux surtout pour faire passer au plus tôt le Bosphore.

« Godefroi ayant donné l’exemple, tous se réunirent pour prêter serment. Alors un d’entre eux, c’était un comte de haute noblesse, eut l’audace de s’asseoir dans le trône impérial. L’empereur ne dit rien, connaissant de longue date l’outrecuidance des Latins. Mais le comte Beaudoin prit cet insolent par la main et l’ôta de sa place, lui faisant entendre que ce n’était pas l’usage des empereurs de laisser assis à côté d’eux ceux qui leur avaient fait hommage et qui étaient devenus leurs hommes ; il fallait, disait-il, se conformer aux usages du pays où l’on vivait. L’autre ne répondait rien, mais il regardait l’empereur d’un air irrité, murmurant en sa langue quelques mots qu’on pourrait traduire ainsi : Voyez ce rustre qui est assis tout seul, lorsque tant de capitaines sont debout ! L’empereur remarqua le mouvement de ses lèvres, et se fit expliquer ses paroles par un interprète, mais pour le moment il ne dit rien encore. Seulement, lorsque les comtes, ayant accompli la cérémonie, se retiraient et saluaient l’empereur, il prit à part cet orgueilleux et lui demanda qui il était, son pays et son origine : « Je suis pur Franc, dit-il, et des plus nobles. Je ne sais qu’une chose, c’est que dans mon pays il y a, à la rencontre de trois routes, une vieille église où quiconque a envie de se battre en duel vient prier Dieu et attendre son adversaire. Moi, j’ai eu beau attendre à ce carrefour, personne n’a osé venir. » — « Eh bien ! dit l’empereur, si vous n’avez pas encore trouvé d’ennemi, voici le temps où vous n’en manquerez pas[30]. »

Les voilà dans l’Asie, en face des cavaliers turcs. La lourde masse avance, harcelée sur les flancs. Elle se pose d’abord devant Nicée. Les Grecs voulaient recouvrer cette ville ; ils y menèrent les croisés. Ceux-ci, inhabiles dans l’art des sièges, auraient pu, avec toute leur valeur, y languir à jamais. Ils servirent du moins à effrayer les assiégés, qui traitèrent avec Alexis. Un matin, les Francs virent flotter sur la ville le drapeau de l’empereur, et il leur fut signifié du haut des murs de respecter une ville impériale[31].

Ils continuèrent donc leur route vers le midi, fidèlement escortés par les Turcs, qui enlevaient tous les traîneurs. Mais ils souffraient encore plus de leur grand nombre. Malgré les secours des Grecs, aucune provision ne suffisait, l’eau manquait à chaque instant sur ces arides collines. En une seule halte, cinq cents personnes moururent de soif. « Les chiens de chasse des grands seigneurs, que l’on conduisait en laisse, expirèrent sur la route, dit le chroniqueur, et les faucons moururent sur le poing de ceux qui les portaient. Des femmes accouchèrent de douleur ; elles restaient toutes nues sur la plaine, sans souci de leurs enfants nouveau-nés[32]. »

Ils auraient eu plus de ressources s’ils eussent eu de la cavalerie légère contre celle des Turcs. Mais que pouvaient des hommes pesamment armés contre ces nuées de vautours ? L’armée des croisés voyageait, si je puis dire, captive dans un cercle de turbans et de cimeterres. Une seule fois les Turcs essayèrent de les arrêter et leur offrirent la bataille. Ils n’y gagnèrent pas ; ils sentirent ce que pesaient les bras de ceux contre lesquels ils combattaient de loin avec tant d’avantage ; toutefois la perte des croisés fut immense.

Ils parvinrent ainsi par la Cilicie jusqu’à Antioche. Le peuple aurait voulu passer outre, vers Jérusalem, mais les chefs insistèrent pour qu’on s’arrêtât. Ils étaient impatients de réaliser enfin leurs rêves ambitieux. Déjà ils s’étaient disputé, l’épée à la main, la ville de Tarse ; Beaudoin et Tancrède soutenaient tous deux y être entrés les premiers. Une autre ville, qui allait exciter une semblable querelle, fut démolie par le peuple, qui se souciait peu des intérêts des chefs et ne voulait pas être retardé[33].

La grande ville d’Antioche avait trois cent soixante églises, quatre cent cinquante tours. Elle avait été la métropole de cent cinquante-trois évêchés[34]. C’était là une belle proie pour le comte de Saint-Gilles et pour Bohémond. Antioche pouvait seule les consoler d’avoir manqué Constantinople. Bohémond fut le plus habile. Il pratiqua les gens de la ville. Les croisés, trompés comme à Nicée, virent flotter sur les murs le drapeau rouge des Normands[35]. Mais il ne put les empêcher d’y entrer, ni le comte Raymond de s’y fortifier dans quelques tours. Ils trouvèrent dans cette grande ville une abondance funeste après tant de jeûnes. L’épidémie les emporta en foule. Bientôt les vivres prodigués s’épuisèrent, et ils se trouvaient réduits de nouveau à la famine, quand une armée innombrable de Turcs vint les assiéger dans leur conquête. Un grand nombre d’entre eux, Hugues de France, Étienne de Blois, crurent l’armée perdue sans ressources et s’échappèrent pour annoncer le désastre de la croisade.

Tel était en effet l’excès d’abattement de ceux qui restaient, que Bohémond ne trouva d’autre moyen pour les faire sortir des maisons, où ils se tenaient blottis, que d’y mettre le feu. La religion fournit un secours plus efficace. Un homme du peuple, averti par une vision, annonça aux chefs qu’en creusant la terre à telle place, on trouverait la sainte lance qui avait percé le côté de Jésus-Christ[36]. Il prouva la vérité de sa révélation en passant dans les flammes, s’y brûla, mais on n’en cria pas moins au miracle[37]. On donna aux chevaux tout ce qui restait de fourrage, et tandis que les Turcs jouaient et buvaient, croyant tenir ces affamés, ils sortent par toutes les portes, et en tête la sainte lance. Leur nombre leur sembla doublé par les escadrons des anges. L’innombrable armée des Turcs fut dispersée, et les croisés se retrouvèrent maîtres de la campagne d’Antioche et du chemin de Jérusalem.

Antioche resta à Bohémond, malgré les efforts de Raymond pour en garder les tours[38]. Le Normand recueillit ainsi la meilleure part de la croisade. Toutefois il ne put se dispenser de suivre l’armée et de l’aider à prendre Jérusalem. Cette prodigieuse armée était, dit-on, réduite alors à vingt-cinq mille hommes. Mais c’étaient les chevaliers et leurs hommes. Le peuple avait trouvé son tombeau dans l’Asie Mineure et dans Antioche.

Les Fatemites d’Égypte qui, comme les Grecs, avaient appelé les Francs contre les Turcs, se repentirent de même. Ils étaient parvenus à enlever aux Turcs Jérusalem, et c’étaient eux qui la défendaient. On prétend qu’ils y avaient réuni jusqu’à quarante mille hommes. Les croisés qui, dans le premier enthousiasme où les jeta la vue de la cité sainte, avaient cru pouvoir l’emporter d’assaut, furent repoussés par les assiégés. Il leur fallut se résigner aux lenteurs d’un siège, s’établir dans cette campagne désolée, sans arbres et sans eau. Il semblait que le démon eût tout brûlé de son souffle, à l’approche de l’armée du Christ. Sur les murailles paraissaient des sorcières qui lançaient des paroles funestes sur les assiégeants. Ce ne fut point par des paroles qu’on leur répondit. Des pierres lancées par les machines des chrétiens frappèrent une des magiciennes pendant qu’elle faisait ses conjurations[39]. Le seul bois qui se trouvât dans le voisinage avait été coupé par les Génois et les Gascons, qui en firent des machines, sous la direction du vicomte de Béarn. Deux tours roulantes furent construites pour le comte de Saint-Gilles et pour le duc de Lorraine. Enfin les croisés ayant fait, pieds nus, pendant huit jours, le tour de Jérusalem, toute l’armée attaqua ; la tour de Godefroi fut approchée des murs, et le vendredi 15 juillet 1099, à trois heures, à l’heure et au jour même de la Passion, Godefroi de Bouillon descendit de sa tour sur les murailles de Jérusalem. La ville prise, le massacre fut effroyable[40]. Les croisés, dans leur aveugle ferveur, ne tenant aucun compte des temps, croyaient en chaque infidèle qu’ils rencontraient à Jérusalem frapper un des bourreaux de Jésus-Christ.

Quand il leur sembla que le Sauveur était assez vengé, c’est-à-dire quand il ne resta presque personne dans la ville, ils allèrent, avec larmes et gémissements, en se battant la poitrine, adorer le saint tombeau. Il s’agit ensuite de savoir quel serait le roi de la conquête, qui aurait le triste honneur de défendre Jérusalem. On institua une enquête sur chacun des princes, afin d’élire le plus digne ; on interrogea leurs serviteurs, pour découvrir leurs vices cachés. Le comte de Saint-Gilles, le plus riche des croisés, eût été élu probablement ; mais ses serviteurs craignant de rester avec lui à Jérusalem, ils n’hésitèrent pas à noircir leur maître, et lui épargnèrent la royauté. Ceux du duc de Lorraine, interrogés à leur tour, après avoir bien cherché, ne trouvèrent rien à dire contre lui, sinon qu’il restait trop longtemps dans les églises, au delà même des offices, qu’il allait toujours s’enquérant aux prêtres des histoires représentées dans les images et les peintures sacrées, au grand mécontentement de ses amis, qui l’attendaient pour le repas[41]. Godefroi se résigna, mais il ne voulut jamais prendre la couronne royale dans un lieu où le Sauveur en avait porté une d’épines. Il n’accepta d’autre titre que celui d’avoué et baron du Saint-Sépulcre. Le patriarche réclamant Jérusalem et tout le royaume, le conquérant ne fit point d’objection, il céda tout devant le peuple, se réservant la jouissance seulement, c’est-à-dire la défense. Dès la première année, il lui fallut battre une armée innombrable d’Égyptiens, qui vinrent attaquer les croisés à Ascalon. C’était une guerre éternelle, une misère irrémédiable, un long martyre que Godefroi se trouvait avoir conquis. Dès le commencement, le royaume se trouvait infesté par les Arabes jusqu’aux portes de la capitale ; l’on osait à peine cultiver les campagnes. Tancrède fut le seul des chefs qui voulut bien rester avec Godefroi. Celui-ci put à peine garder en tout trois cents chevaliers[42].

C’était cependant une grande chose pour la chrétienté d’occuper ainsi, au milieu des infidèles, le berceau de sa religion. Une petite Europe asiatique y fut faite à l’image de la grande. La féodalité s’y organisa dans une forme plus sévère même que dans aucun pays de l’Occident. L’ordre hiérarchique et tout le détail de la justice féodale y fut réglé dans les fameuses Assises de Jérusalem par Godefroi et ses barons. Il y eut un prince de Galilée, un marquis de Jaffa, un baron de Sidon. Ces titres du moyen âge attachés aux noms les plus vénérables de l’antiquité biblique semblent un travestissement. Que la forteresse de David fût crénelée par un duc de Lorraine, qu’un géant barbare de l’Occident, un Gaulois, une tête blonde masquée de fer, s’appelât le marquis de Tyr, voilà ce que n’avait pas vu Daniel.

La Judée était devenue une France. Notre langue, portée par les Normands en Angleterre et en Sicile, le fut en Asie par la croisade. La langue française succéda, comme langue politique, à l’universalité de la langue latine, depuis l’Arabie jusqu’à l’Irlande. Le nom de Francs devint le nom commun des Occidentaux[43]. Et quelque faible encore que fût la royauté française, le frère du triste Philippe Ier, cet Hugues de Vermandois qui se sauva d’Antioche, n’en était pas moins appelé par les Grecs le frère du chef des princes chrétiens, et du roi des rois.

  1. Les Orientaux n’ont que des armoiries personnelles et non héréditaires.
  2. App. 63.
  3. Hammer.
  4. App. 64.
  5. Pour assassiner un sultan, il en vint, un à un, jusqu’à cent vingt-quatre.
  6. Henri, comte de Champagne, étant venu rendre visite au grand prieur des Assassins, celui-ci le fit monter avec lui sur une tour élevée, garnie à chaque créneau de deux fedavis (dévoués) ; il fit un signe, et deux de ces sentinelles se précipitèrent du haut de la tour. « Si vous le désirez, dit-il au comte, tous ces hommes vont en faire autant. »
  7. L’Islandais dit encore aujourd’hui, désir des figues, pour un ardent désir.
  8. Guillaume de Tyr.
  9. Pierre d’Auvergne.
  10. Gesta Consulum Andegav.
  11. Guibert de Nogent.
  12. Des prophètes annonçaient que Charlemagne viendrait lui-même commander la croisade.
  13. C’est ainsi que les Sabins descendirent de leurs montagnes sous la conduite d’un loup, d’un pic et d’un bœuf ; qu’une vache mena Cadmus en Béotie, etc.
  14. App. 65.
  15. Il y en eut qui s’imprimèrent la croix avec un fer rouge (Albéric des Trois-Fontaines).
  16. Guibert de Nogent.
  17. App. 66.
  18. Voy. App. 66.
  19. App. 67.
  20. App. 68.
  21. Anne Comnène.
  22. Né à Bezi près Nivelle, dans un château qu’on montrait encore à la fin du dernier siècle.
  23. La fatigue lui causa une fièvre violente, il fit vœu de se croiser et fut guéri. (Albéric.)
  24. Guibert de Nogent. — Sa mère, sainte Ida, rêva un jour que le soleil descendait dans son sein. Cela signifiait, dit le biographe contemporain, que des rois sortiraient d’elle.
  25. Robert-le-Moine. — Une autre fois il coupa un Turc par le milieu du corps… « Turcus duo factus est Turci : ut inferior alter in urbem equitaret, alter arcitenens in flumine nataret. » (Raoul de Caen.)
  26. Il avait amené une colonie de moines qu’il établit à Jérusalem.
  27. Ceci ne se rapporte, il est vrai, qu’à la troupe conduite par Pierre-L’Ermite.
  28. On le mena dans une galerie du palais où une porte, ouverte comme par hasard, lui laissait voir une chambre remplie du haut en bas d’or et d’argent, de bijoux et de meubles précieux. Quelles conquêtes, s’écria-t-il, ne ferait-on pas avec un tel trésor ! — Il est à vous, lui dit-on aussitôt. Il se fit peu prier pour accepter. (Anne Comnène.)
  29. Ils parlaient des Grecs avec un souverain mépris… « Græculos istos omnium inertissimos, etc. » (Guibert de Nogent.)
  30. Anne Comnène.
  31. App. 69.
  32. Albert d’Aix.
  33. Raymond d’Agiles.
  34. Trois cent soixante églises. (Guibert de Nogent.) — Albéric ne compte que trois cent quarante églises.
  35. Foulcher de Chartres.
  36. App. 70.
  37. Raymond d’Agiles : « Il se brûla, parce que lui-même il avait douté un instant ; il le dit au peuple en sortant des flammes, et le peuple glorifia Dieu. » Selon Guibert de Nogent, il sortit du bûcher sain et sauf, mais la foule se précipita sur lui pour déchirer ses habits et en garder les morceaux comme des reliques, et le pauvre homme, ballotté et meurtri, mourut de fatigue et d’épuisement.
  38. App. 71.
  39. Guillaume de Tyr.
  40. Les chrétiens indigènes avaient éprouvé, pendant le siège, les plus cruels traitements de la part des infidèles. (Guillaume de Tyr.)
  41. Guillaume de Tyr.
  42. A Antioche, Tancrède avait juré qu’il n’abandonnerait pas la place tant qu’il lui resterait quarante chevaliers. (Guibert.)
  43. App. 72.