Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 12/Chapitre 3

Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de Francep. 334-362).

CHAPITRE III

Rivalité de Charles VII et de Philippe-le-Bon. — Jacques Cœur. Le dauphin Louis. (1452-1456.)


Les brillantes et voluptueuses fêtes de la maison de Bourgogne avaient un côté sérieux. Tous les grands seigneurs de la chrétienté, y venant jouer un rôle, se trouvaient pour quelques semaines, pour des mois entiers, les commensaux, les sujets volontaires du grand duc. Ils ne demandaient pas mieux que de rester à sa cour. Les belles dames de Bourgogne et de Flandre savaient bien les retenir ou les ramener. Ce fut, dit-on, l’adresse d’une dame de Croy qui décida la trahison du connétable de Bourbon et faillit démembrer la France.

Le duc de Bourgogne faisait au roi une guerre secrète et périlleuse, pour laquelle il n’avait même pas besoin d’agir expressément. Tout ce qu’il y avait de mécontent parmi les grands, regardait vers le duc, était ou croyait être encouragé de lui, intriguait sourdement sur la foi de la rupture prochaine. Charles VII eut ainsi plus d’une secrète épine, une surtout, terrible, dans sa famille, dont il fut piqué toute sa vie et mourut à la longue.

Dans toutes les affaires, grandes ou petites, qui troublèrent, vers la fin, ce règne, se retrouve toujours le nom du dauphin. Accusé en toutes, jamais convaincu, il reste pour tel historien (qui plus tard le traitera fort mal comme roi) le plus innocent prince du monde. Quant à lui, il s’est mieux jugé. Tout vindicatif qu’il pût être, il fit assez entendre à son avènement que ceux qui l’avaient désarmé et chassé de France, les Brézé et les Dammartin, avaient agi en cela comme loyaux serviteurs du roi, et il se les attacha, persuadé qu’ils serviraient non moins loyalement le roi, quel qu’il fût.

Le bonhomme Charles VII aimait les femmes, et il en avait quelque sujet. Une femme héroïque lui sauva son royaume. Une femme, bonne et douce, qu’il aima vingt années[1], fit servir cet amour à l’entourer d’utiles conseils, à lui donner les plus sages ministres, ceux qui devaient guérir la pauvre France. Cette excellente influence d’Agnès a été reconnue à la longue ; la Dame de Beauté, mal vue, mal accueillie du peuple, tant qu’elle vécut, n’en est pas moins restée un de ses plus doux souvenirs.

Les Bourguignons criaient fort au scandale, quoique pendant les vingt années où Charles VII fut fidèle à Agnès, leur duc ait eu justement vingt maîtresses. Il y avait scandale, sans nul doute, mais surtout en ceci, qu’Agnès avait été donnée à Charles VII par la mère de sa femme, par sa femme peut-être. Le dauphin se montra de bonne heure plus jaloux pour sa mère que sa mère ne l’était. On assure qu’il porta la violence jusqu’à donner un soufflet à Agnès. Quand la Dame de Beauté mourut (par suite de couches, selon quelques-uns), tout le monde crut que le dauphin l’avait fait empoisonner. Au reste, dès ce temps, ceux qui lui déplaisaient vivaient peu ; témoin sa première femme, la trop savante et spirituelle Marguerite d’Écosse, celle qui est restée célèbre pour avoir baisé en passant le poète endormi[2].

Tous les gens suspects au roi devenaient infailliblement amis du dauphin. Cela est frappant surtout pour les Armagnacs. Le dauphin était né leur ennemi ; il commença sa vie militaire par les emprisonner, et il devait finir par les exterminer. Eh bien ! dans l’intervalle, ils lui plaisent comme ennemis de son père, il se rapproche d’eux et prend pour factotum, pour son bras droit, le bâtard d’Armagnac.

Autant qu’on peut juger cette époque assez obscure, les intrigues des Armagnacs, du duc d’Alençon, se rattachent à celles du dauphin, aux espérances que leur donnait à tous cette guerre en paix du duc de Bourgogne et du roi. L’affaire même de Jacques Cœur s’y rapporte en partie ; on l’accusa d’avoir empoisonné Agnès et d’avoir prêté de l’argent à l’ennemi d’Agnès, au dauphin. Un mot sur Jacques Cœur.

Il faut visiter à Bourges la curieuse maison de ce personnage équivoque ; maison pleine de mystères, comme fut sa vie. On voit, à bien la regarder, qu’elle montre et qu’elle cache ; partout on y croit sentir deux choses opposées, la hardiesse et la défiance du parvenu, l’orgueil du commerce oriental, et en même temps la réserve de l’argentier du roi. Toutefois la hardiesse l’emporte ; ce mystère affiché est comme un défi au passant.

Cette maison, avancée un peu dans la rue, comme pour regarder et voir venir, se tient quasi toute close ; à ses fausses fenêtres, deux valets en pierre ont l’air d’épier les gens. Dans la cour, de petits bas-reliefs offrent les humbles images du travail, la fileuse, la balayeuse, le vigneron, le colporteur[3] ; mais par-dessus cette fausse humilité, la statue équestre du banquier plane impérialement[4]. Dans ce triomphe à huis clos, le grand homme d’argent ne dédaigne pas d’enseigner tout le secret de sa fortune ; il nous l’explique en deux devises. L’une est l’héroïque rébus : « A vaillans (cœurs) riens impossible. » Cette devise est de l’homme, de son audace, de son naïf orgueil. L’autre est la petite sagesse du marchand au moyen âge : « Bouche close. Neutre. Entendre dire. Faire. Taire. » Sage et discrète maxime, qu’il fallait suivre en la taisant. Dans la belle salle du haut, le vaillant Cœur est plus indiscret encore ; il s’est fait sculpter, pour son amusement quotidien, une joute burlesque, un tournoi à ânes, moquerie durable de la chevalerie qui dût déplaire à bien des gens.

Le beau portrait que Godefroi donne de Jacques Cœur d’après l’original, et qui doit ressembler, est une figure éminemment roturière (mais point du tout vulgaire), dure, fine et hardie. Elle sent un peu le trafiquant en pays sarrasin, le marchand d’hommes. La France ne remplit que le milieu de cette aventureuse vie[5], qui commence et finit en Orient ; marchand en Syrie dès 1432, il meurt en Chypre amiral du Saint-Siège. Le pape, un pape espagnol, tout animé du feu des croisades, Calixte Borgia, l’accueillit dans son malheur et l’envoya combattre les Turcs.

C’est ce que rappelle à Bourges la chapelle funéraire des Cœurs. Jacques y paraît transfiguré dans les splendides vitraux sous le costume de saint Jacques, patron des pèlerins ; dans ses armes, trois coquilles de pèlerinage, triste pèlerinage, les coquilles sont noires ; mais entre sont postés fièrement trois cœurs rouges, le triple cœur du héros marchand. Le registre de l’Église ne lui donne qu’un titre : « Capitaine de l’Église contre les infidèles. » Du roi, de l’argentier du roi, pas un mot, rien qui rappelle ses services si mal reconnus ; peut-être, en son amour-propre de banquier, a-t-il voulu qu’on oubliât cette mauvaise affaire qui sauva la France[6], cette faute d’avoir pris un trop puissant débiteur, d’avoir prêté à qui pouvait le payer d’un gibet.

Il y avait pourtant dans ce qu’il fit ici une chose qui valait bien qu’on la rappelât ; c’est que cet homme intelligent[7] rétablit les monnaies, inventa en finances la chose inouïe, la justice, et crut que pour le roi, comme pour tout le monde, le moyen d’être riche, c’était de payer.

Cela ne veut pas dire qu’il ait été fort scrupuleux sur les moyens de gagner pour lui-même. Sa double qualité de créancier de roi et d’argentier du roi, ce rôle étrange d’un homme qui prêtait d’une main et se payait de l’autre, devait l’exposer fort. Il paraît assez probable qu’il avait durement pressuré le Languedoc, et qu’il faisait l’usure indifféremment avec le roi et avec l’ennemi du roi, je veux dire avec le dauphin. Il avait en ce métier pour concurrents naturels les Florentins, qui l’avaient toujours fait. Nous savons par le journal de Pitti[8], tout à la fois ambassadeur, banquier et joueur gagé, ce que c’étaient que ces gens. Les rois leur reprenaient de temps en temps en gros, par confiscation, ce qu’ils avaient pris en détail. La colos-

sale maison des Bardi et Peruzzi avait fait naufrage au quatorzième siècle, après avoir prêté à Édouard III de quoi nous faire la guerre, cent vingt millions[9]. Au quinzième, la grande maison, c’étaient les Médicis, banquiers du Saint-Siège, qui risquaient moins, dans leur occulte commerce de la daterie, échangeant bulles et lettres de change, papier pour papier. L’ennemi capital de Jacques Cœur, qui le ruina[10] et prit sa place, Otto Castellani, trésorier de Toulouse, paraît avoir été parent des Médicis. Les Italiens et les seigneurs agirent de concert dans ce procès, et en firent une affaire. On ameuta le peuple en disant que l’argentier faisait sortir l’argent du royaume, qu’il vendait des armes aux Sarrasins[11], qu’il leur avait rendu un esclave chrétien, etc. L’argent prêté au dauphin pour troubler le royaume fut peut-être son véritable crime. Ce qui est sûr, c’est que Louis XI, à peine roi, le réhabilita fort honorablement.

Un autre ami du dauphin, encore plus dangereux, c’était le duc d’Alençon, dont la ruine entraîna, précéda du moins de bien près la sienne ; Alençon fut arrêté le 27 mai 1456, et le dauphin s’enfuit du Dauphiné, de France, le 31 août, même année.

Ce prince du sang qui avait bien servi le roi contre les Anglais, et qui se trouvait « petitement récompensé[12] », négociait sans trop de prudence à Londres et à Bruges ; il était en correspondance avec le dauphin. Tout cela, pour avoir été nié, n’en paraît pas moins indubitable[13]. Il avait des places en Normandie, une artillerie plus forte, selon lui, que celle du roi. Il s’offrait au duc d’York[14], qui pour le moment était trop occupé par la guerre civile, mais qui, s’il eût trouvé un moment de répit, s’il eût pu faire une belle course ici, par exemple occuper Granville, Alençon, Domfront et le Mans, qu’on se faisait fort de lui livrer, n’aurait plus eu besoin de guerre civile pour prendre là-bas la couronne ; l’Angleterre tout entière se serait levée pour la lui mettre sur la tête.

Le dauphin, même après l’affaire d’Alençon, croyait tenir en Dauphiné. Il était en correspondance intime et tendre avec son oncle de Bourgogne[15]. Il comptait sur la Savoie, un peu sur les Suisses. Il se faisait reconnaître par le pape, et lui faisait hommage des comtés de Valentinois et de Diois. Enfin, chose hardie, il ordonna une levée générale, de dix-huit ans jusqu’à soixante.

Cela lui tourna mal. Le Dauphiné était fatigué ; ce tout petit pays, qui n’était pas riche, devenait, sous une main si terriblement active, un grand centre de politique et d’influence[16], insigne honneur, mais un peu cher. Tout le pays était debout, en mouvement ; l’impôt avait doublé ; une foule d’améliorations s’étaient faites[17], il est vrai, plus que le pays n’en voulait payer. La noblesse, qui ne payait pas, aurait soutenu le dauphin ; mais, dans son impatience de se faire des créatures, d’abaisser les uns, d’élever les autres, il faisait tous les jours des nobles ; il en fit d’innombrables, force gentilshommes qui pouvaient, sans déroger, commercer, labourer la terre. Ce mot : Noblesse du dauphin Louis, est resté proverbial. Elle ne venait pas toujours par de nobles moyens ; tel, disait-on, n’avait pour titre que d’avoir tenu l’échelle, élargi la haie par où le dauphin entrait la nuit chez la dame de Sassenage.

L’intervention du duc de Bourgogne, du duc de Bretagne, suffirent plus tard pour sauver le duc d’Alençon : mais le dauphin était trop dangereux. Nulle intervention n’y fit, ni celle du roi de Castille, qui écrivit pour lui, et même approcha de la frontière, ni celle du pape qui eût sans doute parlé pour son vassal, s’il en eût eu le temps. Le dauphin comptait peut-être aussi mettre en mouvement le clergé. Nous avons vu son étrange démarche auprès des évêques de Normandie. Dans son dernier danger, il fit maint pèlerinage, et envoya des vœux, des offrandes aux églises qu’il ne pouvait visiter : Saint-Michel, Cléry, Saint-Claude, Saint-Jacques de Compostelle. Et à peine eut-il passé chez le duc de Bourgogne qu’il écrivit à tous les prélats de France.

C’était un peu tard. Il avait inquiété l’Église, en empiétant sur les droits des évêques du Dauphiné. Ses ennemis, Dunois, Chabannes, jugèrent avec raison qu’il ne serait point soutenu, que ni son oncle de Bourgogne, ni son beau-père le Savoyard, ni ses sujets du Dauphiné, ni ses amis secrets de la France, ne tireraient l’épée pour lui. Ils agirent avec une vivacité extrême, frappèrent coup sur coup.

D’abord, le 27 mai 1456, le duc d’Alençon fut arrêté par Dunois lui-même, la terreur imprimée dans les Marches d’Ouest, la porte fermée au duc d’York, que les malveillants auraient appelé sans nul doute in extremis.

Un second coup (7 juillet) frappé sur les Anglais, mais tout autant sur le duc de Bourgogne, fut la réhabilitation de la Pucelle d’Orléans[18], condamnation implicite de ceux qui l’avaient brûlée, de celui qui l’avait livrée. Ce ne fut pas une œuvre médiocre de patience et d’habileté d’amener le pape à faire reviser le procès et les juges d’Église à réformer un jugement d’Eglise, de renouveler ainsi ce souvenir peu honorable pour le duc de Bourgogne, de le désigner aux rancunes populaires comme ami des Anglais, ennemi de la France.

Ces actes de vigueur avertirent tout le monde. Les nobles de l’Armagnac et du Rouergue comprirent que le dauphin, avec ses belles paroles, ne pourrait les soutenir, et ils se déclarèrent loyaux et fidèles sujets. Le beau-père du dauphin, le duc de Savoie, voyant venir une armée du côté de la France, rien du côté de la Bourgogne, écouta les paroles qui lui furent portées par l’ancien écorcheur Chabannes, qui avait pris joyeusement la commission de recors dans cette affaire, et se faisait fort d’exécuter le dauphin. Chabannes exigea du Savoyard qu’il abandonnât son gendre, et, pour plus de sûreté, il en tira un gage, la seigneurie de Clermont en Genevois. Ainsi le dauphin restait seul, et il voyait son père avancer vers Lyon. La bonne volonté ne lui faisait pas faute pour résister, on peut l’en croire lui-même : « Si Dieu ou fortune, écrivait ce bon fils[19], m’eût donné d’avoir moitié autant de gens d’armes comme le roi mon père, son armée n’eût pas eu la peine de venir ; je la fusse allé combattre dès Lyon[20]. »

La levée en masse qu’il avait ordonnée contre son père n’ayant rien produit, les nobles ne remuant pas plus que les autres, il ne lui restait qu’à fuir, s’il pouvait. Chabannes croyait ne rien faire en prenant le Dauphiné, s’il ne prenait le dauphin ; il lui avait dressé une embuscade et croyait bien le tenir. Mais il échappa par le Bugey, qui était à son beau-père ; sous prétexte d’une chasse, il envoya tous ses officiers d’un côté, et passa de l’autre. Lui septième, il traversa au galop le Bugey, le Val-Romey, et par cette course de trente lieues il se trouva a Saint-Claude en Franche-Comté, chez le duc de Bourgogne.

CHAPITRE IV

Suite de la rivalité de Charles VII et de Philippe-le-Bon. (1456-1461.)


Charles VII dit en apprenant la fuite du dauphin et l’accueil qu’il avait trouvé chez le duc de Bourgogne : « Il a reçu chez lui un renard qui mangera ses poules. »

C’eût été en effet un curieux épisode à ajouter au vieux roman de Renard. Cette grande farce du moyen âge tant de fois reprise, rompue, reprise encore, après avoir fourni je ne sais combien de poèmes[21], semblait se continuer dans l’histoire. Ici, c’était Renard chez Isengrin, se faisant son hôte et son compère ; Renard amendé, humble et doux, mais tout doucement observant chaque chose, étudiant d’un regard oblique la maison ennemie.

D’abord, ce bon personnage, tout en laissant à ses gens l’ordre de tenir ferme contre son père[22], lui avait écrit respectueusement, pieusement, « qu’étant, avec l’autorisation de son seigneur et père, gonfalonier de la sainte Église romaine, il n’avait pu se dispenser d’obtempérer à la requête du pape, et de se joindre à son bel oncle de Bourgogne, qui allait partir contre les Turcs pour la défense de la foi catholique ». Par une autre lettre adressée à tous les évêques de France, il se recommandait à leurs prières pour le succès de la sainte entreprise.

À l’arrivée, ce fut entre lui et la duchesse et le duc un grand combat d’humilité[23] ; ils lui cédaient partout, et le traitaient presque comme le roi ; lui, au contraire, de se faire d’autant plus petit et le plus pauvre homme du monde. Il les fit pleurer au récit lamentable des persécutions qu’il avait endurées. Le duc se mit à sa disposition, lui, ses sujets, ses biens, toutes choses[24], sauf la chose que voulait le dauphin, une armée pour rentrer dans le royaume et mettre son père en tutelle. Le duc n’avait nulle envie d’aller si vite ; il se faisait vieux ; ses États, ce vaste et magnifique corps, ne se portaient pas bien non plus ; il était toujours endolori du côté de la Flandre, et il avait mal à la Hollande. Ajoutez que ses serviteurs, qui étaient ses maîtres, MM. de Groy, ne l’auraient pas laissé faire la guerre. Elle eut ramené les grosses taxes[25], les révoltes. Et qui eût conduit cette guerre ? L’héritier, le jeune et violent comte de Charolais, c’est-à-dire que tout fût tombé dans les mains de sa mère, qui aurait chassé les Croy.

Les conseillers de Charles VII n’ignoraient rien de tout cela. Ils étaient si persuadés que le duc n’oserait faire la guerre, que si le roi les eût crus, ils auraient hasardé un coup de main pour enlever le dauphin au fond du Brabant. Ils avaient décidé le roi à marier sa fille au jeune Ladislas, roi de Bohême et de Hongrie, issu de la maison de Luxembourg, et à occuper le Luxembourg comme héritage de son gendre. Déjà le roi avait déclaré prendre Thionville et le duché sous sa protection. Déjà l’ambassade hongroise était à Paris, et elle allait emmener la jeune princesse, lorsqu’on apprit que Ladislas venait de mourir.

Ce hasard ajournait la guerre[26], que d’ailleurs les deux ennemis étaient loin de désirer. Ils s’en firent une qui allait mieux à deux vieillards, une aigre petite guerre d’écrits, de jugements, de conflits de tribunaux. Avant d’entrer dans ce détail, il faut expliquer, une fois pour toutes, ce que c’était que la puissance de la maison de Bourgogne et faire connaître en général le caractère de la féodalité de ce temps.

Le duc de Bourgogne était chez lui, était en France même, le chef d’une féodalité politique qui n’avait rien de vraiment féodal. Ce qui avait fait le droit de la féodalité primitive, ce qui l’avait fait respecter, aimer de ceux mêmes sur qui elle pesait, c’est qu’elle était profondément naturelle ; c’est que la famille seigneuriale, née de la terre, y était enracinée, qu’elle vivait d’une même vie, qu’elle en était, pour ainsi parler, le genius loci[27]. Au quinzième siècle, les mariages, les héritages, les dons des rois, ont tout bouleversé. Les familles féodales qui avaient intérêt à fixer et concentrer les fiefs, ont travaillé elles-mêmes à leur dispersion. Séparées par de vieilles haines, elles se sont rarement alliées au voisin ; le voisin, c’est l’ennemi ; elles ont plutôt cherché, jusqu’au bout du royaume, l’alliance du plus lointain étranger. De là des réunions de fiefs, bizarres, étranges, comme Boulogne et Auvergne ; d’autres même odieuses ; ainsi, dans la France du Nord, où les Armagnacs ont laissé tant d’affreux souvenirs, où leur nom même est un blasphème, ils s’y sont établis, y ont acquis le duché de Nemours.

Ces rapprochements de populations diverses, hostiles, sous une même domination, ne sont nulle part plus choquants que dans cet étrange empire de la maison de Bourgogne. Nulle part, pas même en Bourgogne, le duc n’était vraiment le seigneur naturel[28]. Ce mot si fort au moyen âge et qui imposait tant de respect, était ici trop visiblement un mensonge. Les sujets de cette maison la regrettèrent tombée ; mais tant qu’elle fut debout, elle ne maintint guère que par force ce discordant assemblage de pays si divers, cette association d’éléments indigestes.

Partout d’abord deux langues, et chacune de vingt dialectes, je ne sais combien de patois français que les Français n’entendent pas ; quantité de jargons allemands, inintelligibles aux Allemands ; vraie Babel, où, comme dans celle de la Genèse, l’un demandant la pierre, on lui donnait le plâtre ; dangereux quiproquo, où les procès flamands se traduisant bien ou mal en wallon ou en français[29], les parties s’entendant peu, le juge ne comprenant pas, il pouvait, en bonne conscience, condamner, pendre, rouer l’un pour l’autre.

Ce n’est pas tout. Chaque province, chaque ville ou village, fier de son patois, de sa coutume, se moquant du voisin : de là force querelles, batteries de kermesses, haines de villes, interminables petites guerres.

Entre les Wallons seuls, que de diversités ! de Mézières et Givet à Dinant, par exemple, du féodal Namur à la république épiscopale de Liège. Du côté de la langue allemande, on peut juger de la violence des antipathies par l’empressement avec lequel les Hollandais, au moindre signe, accouraient armés dans les Flandres.

Chose étrange qu’en ces contrées uniformes et monotones, sur ces terres basses, vagues, où toute différence s’adoucit et se pacifie, où les fleuves languissants semblent s’oublier plutôt que finir, que, là justement, dans l'indistinction géographique, les oppositions sociales se prononcent si fortement !

Mais les Pays-Bas n’étaient point le seul embarras du duc de Bourgogne. Le mariage qui fit la fortune de son grand-père l’avait établi à la fois sur la Saône, la Meuse et l’Escaut. Du même coup il s’était trouvé triple, multiple à l’infini. Il avait acquis un empire, mais aussi cent procès, procès pendants, procès à venir, relations avec tous, discussions avec tous, tentations d’acquérir, occasions de batailler, de la guerre pour des siècles. Il avait, en ce mariage, épousé l’incompatibilité d’humeur, la discorde, le divorce permanent… Mais cela ne suffisait pas. Les ducs de Bourgogne allèrent augmentant toujours et compliquant l’imbroglio : « Plus ils estoient embrouillés, plus ils s’embrouilloient[30]. »

Par le Luxembourg, la Hollande et la Frise, ils avaient entamé un interminable procès avec l’Empire, avec les Allemagnes, les vastes, lentes et pesantes Allemagnes, dont on pouvait se jouer longtemps, mais pour perdre à la fin, comme dans toute dispute avec l’infini.

Du côté de la France, les affaires étaient bien plus mêlées encore. Par la Meuse, par Liège et les La Marck, la France remuait à volonté une petite France wallonne entre le Brabant et le Luxembourg. Vers la Flandre, le Parlement avait droit et justice ; il le faisait sentir rarement, mais rudement.

La France avait encore sur le duc une prise plus directe. Avec quoi, ce cadet de France, créé par nous guerroyait-il en France ? avec des Français. Il demandait de l’argent aux Flamands, mais, s’il s’agissait d’un conseil ou d’un coup d’épée, c’était aux Wallons, aux Français qu’on avait recours. Les conseillers principaux, Raulin, Hugonet, Humbercourt, les Granvelle, furent toujours des deux Bourgognes. Le valet confident de Philippe-le-Bon, Toustain, était un Bourguignon ; son chevalier, son Roland, Jacques de Lalaing, était un homme du Hainaut.

Si le duc de Bourgogne n’emploie que des Français, que feront-ils ? Ils contreferont la France. Elle a une Chambre des comptes ; ils font une Chambre des comptes. Elle a un Parlement ; ils font un Parlement ou conseil supérieur. Elle parle de rédiger ses coutumes (1453) ; vite, ils se mettent à rédiger les leurs (1459).

Comment se fait-il que cette France pauvre, pâle, épuisée, entraîne cette fière Bourgogne, cette grosse Flandre, dans son tourbillon ?… Cela tient sans doute à la grandeur d’un tel royaume, mais bien plus à son génie de centralisation, à son instinct généralisateur, que le monde imite de loin. De bonne heure chez nous la langue, le droit, ont tendu à l’unité. Dès 1300, la France a tiré de cent dialectes, une langue dominante, celle de Joinville et de Beaumanoir. En même temps, tandis que l’Allemagne et les Pays-Bas erraient au gré de leur rêverie par les mille sentiers du mysticisme, la France centralisait la philosophie dans la scolastique, la scolastique dans Paris.

La centralisation des coutumes, leur codification, éloignée encore, était préparée lentement, sûrement, sinon par la législation, au moins par la jurisprudence. De bonne heure, le Parlement déclara la guerre aux usages locaux, aux vieilles comédies juridiques, aux symboles matériels si chers à l’Allemagne et aux Pays-Bas ; il avoua hautement ne connaître nulle autorité au-dessus de l’équité et de la raison[31].

Telle fut l’invincible attraction de la France ; le duc de Bourgogne, qui s’efforçait de s’en détacher, de devenir Allemand, Anglais, fut de plus en plus français malgré lui. Vers la fin, lorsque les évêchés impériaux d’Utrecht et de Liège repoussèrent ses évêques, lorsque la Frise appela l’empereur, Philippe-le-Bon céda définitivement à l’influence française. Il tomba sous la domination d’une famille picarde, les Croy, et leur confia, non seulement la part principale au pouvoir, mais ses places frontières, les clefs de sa maison, qu’ils purent à volonté ouvrir au roi de France. Enfin, il reçut, pour ainsi dire, la France elle-même, l’introduisit chez lui, se la mit au cœur et se l’inocula en ce qu’elle avait de plus inquiet, de plus dangereux, de plus possédé du démon de l’esprit moderne.

Cet humble et doux dauphin, nourri chez Philippe-le-Bon des miettes de sa table, était justement l’homme qui pouvait le mieux voir ce qu’il y avait de faible dans le brillant échafaudage de la maison de Bourgogne. Il avait bien le temps d’observer, de songer, dans son humble situation : il attendait patiemment à Genappe, près Bruxelles. Malgré la pension que lui payait son hôte, à grand’peine pouvait-il subsister, avec tant de gens qui l’avaient suivi. Il vivotait de sa dot de Savoie, d’emprunts faits aux marchands ; il tendait la main aux princes, au duc de Bretagne, par exemple, qui refusa sèchement. Avec cela, il lui fallait plaire à ses hôtes ; il lui fallait rire et faire rire, être bon compagnon, jouer aux petits contes, en faire lui-même, payer sa part aux Cent Nouvelles et dérider ainsi son tragique cousin Charolais.

Les Cent Nouvelles, les contes salés renouvelés des fabliaux, lui allaient mieux que les Amadis et tous les romans que l’on traduisait de nos poèmes chevaleresques[32] pour Philippe-le-Bon. La pesante rhétorique[33] devait peu convenir à un esprit net et vif comme celui du dauphin. Et tout était rhétorique dans cette cour : il y avait, non seulement dans les formes du style, mais dans le cérémonial et l’étiquette[34], une pompe, une enflure ridicule. Les villes imitaient la cour ; partout il se formait des confréries bourgeoises de parleurs et de beaux diseurs qui s’intitulaient naïvement de leur vrai nom : Chambres de rhétorique.

Les vaines formes, l’invention d’un symbolisme vide, étaient bien peu de saison, au moment où l’esprit moderne, jetant ses enveloppes, les signes, les symboles, éclatait dans l’imprimerie[35]. On conte qu’un rêveur, errant au vent du nord dans une pâle forêt de Hollande, vit l’écorce ridée des chênes se détacher en lettres mobiles et vouloir parler. Puis, un chercheur des bords du Rhin trouva le vrai mystère ; le profond génie allemand communiqua aux lettres la fécondité de la vie ; il en trouva la génération ; il fit qu’elles s’engendrassent et se fécondassent de mâle en femelle, de poinçons en matrices : le monde, ce jour-là, entra dans l’infini.

Dans l’infini de l’examen. Cet art humble et modeste, sans forme ni parure, agit partout, remua tout avec une puissance rapide et terrible. Il avait beau jeu sur un monde brisé. Toute nation l’était, l’Église autant qu’aucune nation ; il fallait que tous fussent brisés pour se voir au fond et bien se connaître. Grain d’orge ne saurait, sans la meule, ce qu’il a de farine[36].

Notre dauphin Louis, liseur insatiable, avait fait venir sa librairie de Dauphiné en Brabant[37] ; il dut y recevoir les premiers livres imprimés. Nul n’aurait mieux senti l’importance du nouvel art, s’il était vrai, comme on l’a dit, qu’à son avènement il eût envoyé à Strasbourg pour faire venir des imprimeurs. Ce qui est sûr, c’est qu’il les protégea contre ceux qui les croyaient sorciers[38].

Ce génie inquiet reçut en naissant tous les instincts modernes, bons et mauvais, mais par-dessus tout l’impatience de détruire, le mépris du passé ; c’était un esprit vif, sec, prosaïque, à qui rien n’imposait, sauf un homme peut-être, le fils de la fortune, de l’épée et de la ruse, Francesco Sforza[39]. Pour les radotages chevaleresques de la maison de Bourgogne, il n’en tenait grand compte ; il le montra dès qu’il fut roi. Au grand tournoi que le duc de Bourgogne donna à Paris, quand tous les grands seigneurs eurent couru, jouté, paradé, un inconnu parut en lice, un rude champion, payé tout exprès, qui les défia tous et les jeta par terre. Louis XI, caché dans un coin, jouissait du spectacle.

Revenons à Genappe. Dans cette retraite, il partageait son loisir forcé entre deux choses, désespérer son père et miner tout doucement la maison qui le recevait. Le pauvre Charles VII se sentait peu à peu entouré d’une force inquiète et malveillante ; il ne trouvait plus rien de sûr[40]. Cette fascination alla si loin, que son esprit s’affaiblissant, il finit par s’abandonner lui-même[41]. De crainte de mourir empoisonné, il se laissa mourir de faim[42].

Le duc de Bourgogne ne mourut pas encore ; mais il n’en était guère mieux. Il devenait de plus en plus maladif de corps et d’esprit. Il passait sa vie à mettre d’accord les Croy avec son fils et sa femme. Le dauphin pratiquait les deux partis ; il avait un homme sûr près du comte de Charolais. Son exemple (sinon ses conseils) suscitait au duc un ennemi dans son propre fils ; les choses en vinrent au point entre le fils et le père, que l’impétueux jeune homme faillit imiter le dauphin, et fit demander à Charles VII s’il le recevrait en France.

La lutte du duc et du roi n’est donc pas près de finir. Que Charles VII meure, que Louis XI soit ramené en France par le duc, sacré par lui à Reims, il n’importe, la question restera la même. Ce sera toujours la guerre de la France aînée, de la grande France homogène, contre la France cadette, mêlée d’Allemagne. Le roi (qu’il le sache ou non), c’est toujours le roi du peuple naissant, le roi de la bourgeoisie, de la petite noblesse, du paysan, le roi de la Pucelle, de Brézé, de Bureau, de Jacques Cœur. Le duc est surtout un haut suzerain féodal, que tous les grands de la France et des Pays-Bas se plaisent à reconnaître pour chef ; ceux qui ne sont pas ses vassaux ne veulent pas moins dépendre de lui, comme du suprême arbitre de l’honneur chevaleresque. Si le roi a contre le duc sa juridiction d’appel, son instrument légal, le Parlement[43], le duc a sur les

grands seigneurs de France une action moins légale, mais peut-être plus puissante, dans sa cour d’honneur de la Toison d’or.

Cet ordre de confrérie, d’égalité entre seigneurs, où le duc, tout comme un autre, venait se faire admonester, chapitrer[44], ce conseil auquel il faisait semblant de communiquer ses affaires[45], c’était au fond un tribunal où les plus fiers se trouvaient avoir le duc pour juge, où il pouvait les honorer, les déshonorer par une sentence de son ordre. Leur écusson répondait d’eux ; appendu à Saint-Jean de Gand, il pouvait être biffé, noirci. C’est ainsi qu’il fit condamner le sire de Neufchâtel et le comte de Nevers, refuser, exclure, comme indignes, le prince d’Orange, et le roi de Danemark. Au contraire, le duc d’Alençon, condamné par le Parlement, n’en fut pas moins maintenu avec honneur parmi les membres de la Toison d’or. Les grands se consolaient aisément d’être dégradés à Paris par des procureurs, lorsqu’ils étaient glorifiés chez le duc de Bourgogne, dans une cour chevaleresque, où siégeaient des rois.

Le chapitre de la Toison le plus glorieux, le plus complet peut-être et qui marque le mieux l’apogée de cette grandeur, est celui de 1446. Tout semblait paisible. Rien à craindre de l’Angleterre. Le duc d’Orléans, racheté par son ennemi, par le duc de Bourgogne, siégeait près de lui en chapitre ; personne ne se souvenait de la vieille rivalité ; Orléans et Bourgogne devenant confrères, et le duc de Bretagne entrant aussi dans l’ordre, la France, d’ailleurs fort occupée, devait être trop heureuse qu’on la laissât tranquille. Les Pays-Bas l’étaient, entre les deux éruptions de Bruges et de Gand. Dans ce même chapitre, le duc de Bourgogne, armant chevalier l’amiral de Zélande, semblait finir les vieilles disputes de Zélande et de Flandre, marier les deux moitiés ennemies des Pays-Bas, et consolider sa puissance sur les rivages du Nord.

Le bon Olivier de La Marche conte avec admiration comment, alors tout jeune et simple page, il suivit de point en point tout ce long cérémonial, dont le vieux roi d’armes de la Toison d’or voulait bien lui expliquer les mystères. Chacun des chevaliers allait en grande pompe à l’offrande, les absents même et les morts par représentants. Avant tous, le duc fut appelé à l’autel où l’attendait son carreau de drap d’or. « Le poursuivant d’armes, Fusil, prit le cierge du duc, fondateur et chef, le baisa et le donna au roi d’armes de la Toison d’or, lequel, en s’agenouillant par trois fois, vint devant le duc et dit : « Monseigneur le duc de Bourgogne, de Lotrich, de Brabant, de Lembourg et de Luxembourg, comte de Flandre, d’Artois et de Bourgongne, palatin de Hollande, de Zélande et de Namur, marquis du Sainct-Empire, seigneur de Frise, de Salins et de Malines, chef et fondateur de la noble ordre de Toison d’or, allez à l’offrande ! »

Ce jour même, au banquet de l’ordre, lorsque tous les chevaliers, « en leurs manteaux, en la gloire et solennité de leur estat », allaient s’asseoir à la table de velours étincelante de pierreries, lorsque le duc, « qui sembloit moins duc qu’empereur », prenait l’eau et la serviette de la main d’un de ses princes, un petit homme en noir jupon se trouva là, on ne sait comment, et se jetant à genoux, lui présenta à lire… une supplique ? … non, un exploit[46] ! un exploit, bien en forme, du Parlement de Paris, un ajournement en personne pour lui, pour son neveu, le comte d’Étampes, pour toute la haute baronnie qui se trouvait là… Et cela, pour un quidam, dont le Parlement déclarait évoquer l’affaire… Comme si l’huissier fût venu dire : « Voici le fléau de cette fière élévation que vous avez prise, qui vous vient corriger ici, pincer, monsieur, montrer qui vous êtes[47] ! »

Une autre fois, c’est encore un de ces hardis sergents qui s’en vient dans Lille, le duc étant dans cette ville, battre et rompre à marteau de forge la porte de la prison, pour en tirer un prisonnier. Grand esclandre et clameur du peuple ; il fallut que le duc vînt : « Le gracieux exploitant toujours mailloit et frappoit ; il avoit déjà rompu les serrures et grosses barres[48]. » Le duc se retint et ne parla pas, il arrêta ses gens qui voulaient jeter l’homme à la rivière.

Cette apparition de l’homme noir au banquet de la Toison d’or, qu’était-ce, sinon le memento mori d’une faible et fausse résurrection de la féodalité ? Et ce marteau de forge, dont l’homme de loi frappait si ferme, que brisait-il, sinon le fragile, l’artificiel, l’impossible empire, formé de vingt pièces ennemies, qui ne demandaient qu’à rentrer dans leur dispersion naturelle ?


  1. Après la mort d’Agnès, il eut d’autres amours, moins excusables. App. 162.
  2. App. 163.
  3. Je crois pouvoir appeler ainsi l’homme qui parait tenir un boyau, et celui qui est en manteau.
  4. Planait serait plus exact.
  5. Né à Bourges, mais, je crois, originaire de Paris. App. 164.
  6. Il ne faut pas oublier dans quelle misère s’était trouvé Charles VII. La chronique raconte qu’un cordonnier étant venu lui apporter des souliers, et lui en ayant déjà chaussé un, s’enquit du paiement, et comprenant qu’il était fort incertain, déchaussa bravement le roi et emporta la marchandise ; on en fit une chanson, dont voici les quatre premiers vers :

    Quant le Roy s’en vint en France,
    Il feit oindre ses houssiaulx ;
    Et ta Reyne lui demande :
    Où veut aller cest damoiseaulx. App. 165.

  7. Le premier peut-être qui ait senti le besoin de connaître les ressources du royaume, et qui ait fait l’essai, il est vrai, inexécutable alors, d’une statistique. — Quant aux changements qu’il fit dans les monnaies, voy. Leblanc.
  8. App. 166.
  9. On ne peut estimer à moins de seize millions de ce temps-là (?)
  10. App. 167.
  11. Une telle accusation devait faire une grande impression au moment de la prise de Constantinople. La condamnation de Jacques Cœur est justement datée du jour de la prise de cette ville, 29 mai 1453. — Jacques Cœur aurait probablement péri s’il n’eût été sauvé par les patrons de ses galères, auxquels il avait donné ses nièces ou parentes en mariage. App. 168.
  12. Il semble même qu’il ait eu contre le roi une haine personnelle : « Icellui seigneur se complaignit à lui qui parle, en lui disant qu’il savoit bien que le Roy ne l’aimeroit jamais et qu’il estoit mal content de lui… Si je pouvois avoir une pouldre que je sçais bien et la mettre en la buée où les draps-linges du roy seroient mis, je le ferois dormir tout sec… » — Le duc avait envoyé à Bruges pour faire acheter chez un pharmacien de cette ville une herbe appelée martagon qui avait, disait-il, de nombreuses et merveilleuses propriétés, mais on n’était point parvenu à se procurer cette herbe. (Procès du duc d’Alençon, dépositions de son valet de chambre anglais et du premier témoin entendu.)
  13. Les dépositions des témoins au Procès sont pleines de détails naïfs qui ne peuvent guère être inventés.
  14. Robert Holgiles, natif de Londres et héraut d’armes du duc d’Excestre, dépose que le duc d’Alençon lui dit qu’il pouvoit dès ce moment mettre à la disposition du roi d’Angleterre « plus de neuf cents bombardes, canons et serpentines ; mais qu’il feroit ses efforts pour en avoir mille ; qu’il faisoit construire, entr’autres pièces d’artillerie, deux bombardes, les plus belles du roiaulme de France, dont l’une estoit de mestail, lesquelles il donneroit au duc d’York avec deux coursiers… que monseigneur le dauphin lui devoit envoier… » (Ibid.)
  15. Il venait de lui envoyer des arbalètes en présent ; le duc de Bourgogne, à qui probablement le roi en écrivit, crut devoir s’excuser. App. 169.
  16. Les Anglais disaient que de tous les hommes de France le dauphin était celui qu’ils redoutaient le plus. (Procès du duc d’Alençon, déposition de son émissaire le prêtre Thomas Gillet.)
  17. App. 170.
  18. Le peuple ne pouvait croire à la mort de la Pucelle ; elle ressuscita plusieurs fois. App. 171.
  19. Lorsqu’il sollicitait Dammartin d’enlever Charles VII, quelques années auparavant, il ajoutait : « Et y veux estre en personne, car chacun craint la personne du Roi quand on le voit ; et quand je n’y seroye en personne, je doute que le cœur ne faillit à mes gens, quand ils le verroient, et en ma présence chacun fera ce que je voudrai. » (Déposition de Dammartin. Duclos.)
  20. App. 172.
  21. App. 173.
  22. Il retint prisonnier et voulait faire mourir un gentilhomme, dont le neveu avait rendu une de ses places au roi. (Ms. Legrand.)
  23. App. 174.
  24. Il se contenta d’intercéder, quelquefois assez aigrement. Il dit au roi, dans une lettre, que le dauphin a fait demandes bonnes et raisonnables… « et a escript que lui aviez faict bien estrange response ». (Ms. Baluze.)
  25. Sous l’influence pacifique des Croy, de 1458 à 1463, les taxes diminuent sensiblement. App. 175.
  26. Le roi ne lâcha pas prise ; il acheta du duc de Saxe les droits sur le Luxembourg qu’il tenait de l’héritière de Ladislas. App. 176.
  27. C’est elle, le plus souvent, qui avait en quelque sorte fait la terre ; elle y avait bâti des murs, un asile contre les païens du Nord, où l’agriculteur pouvait se retirer, ramener ses troupeaux. Les champs avaient été défrichés, cultivés aussi loin qu’on pouvait voir la tour. La terre était fille de la seigneurie, et le seigneur était fils de la terre ; il en savait la langue et les usages, il en connaissait les habitants, il était des leurs. Son fils, grandissant parmi eux, était l’enfant de la contrée. — Le blason d’une telle famille devait être compris du moindre paysan. Il n’était ordinairement autre chose que l’histoire même du pays. Ce champ héraldique était visiblement le champ, la terre, le fief ; ces tours étaient celles que le premier ancêtre avait bâties contre les Normands : ces besans, ces têtes de Mores, étaient un souvenir de la fameuse croisade où le seigneur avait mené ses hommes et qui faisait l’entretien du pays.
    Mêmes blasons au quinzième siècle, tout autres familles. Il serait facile de prendre tous les fiefs de France et de montrer que la plupart sont alors entre les mains de familles étrangères, que tous les noms, tous les blasons sont faux. Anjou n’est pas Anjou ; ce ne sont plus les Foulques, les infatigables batailleurs de la lande bretonne ; ce ne sont plus les Plante-genêts, plantés dans la Loire, transplantés glorieusement en Normandie, en Aquitaine, en Angleterre. Bretagne n’est pas Bretagne ; la race indigène du vieux clan, Noménoé, s’est mariée en Capet, et les Capets bretons en Montfort ; vrai vaisseau de Thésée, où toute pièce change et le nom subsiste. Foix n’est plus Foix, la dynastie des Phébus, gracieuse, spirituelle, à la béarnaise ; ce sont les rudes Grailly de Buch, farouches capitaines, mêlés de l’àpreté des landes et d’orgueil anglais.
  28. Le blason de la maison de Bourgogne n’a nul rapport à ses destinées ni à son caractère. Le croix de Saint-André rappelait des souvenirs austères, l’époque de ferveur où un duc, se faisant moine de Cluny, malgré le pape, trente de ses vassaux prirent l’habit, l’époque où Citeaux prêchant la croisade par toute la terre, les princes bourguignons allèrent combattre avec le Cid et fonder des royaumes sur la terre des Maures. — Le lion noir sur or de la Flandre rappelait aux Flamands leurs vieux comtes, qui fortifièrent les villes, tracèrent le fossé entre France et Empire, fondèrent la paix publique, ou bien encore leur aimable dynastie de Hainaut, qui sut dire aussi bien que faire, qui fit et conta la croisade, s’y dévoua deux fois et couronna la tour de Bruges du dragon de Sainte-Sophie.
  29. Je parle surtout du Conseil supérieur.
  30. Ils essayèrent pourtant de simplifier par des moyens violents, par exemple en dépouillant la maison de Nevers. App. 177.
  31. App. 178.
  32. Le faible mérite de ces romans, chroniques, etc., ne doit diminuer en rien notre reconnaissance pour Philippe-le-Bon et pour son fils, qui ont été les véritables fondateurs de la précieuse Bibliothèque de Bourgogne. Un contemporain écrit en 1443 : « Nonobstant que ce soit le prince sur tout autre garni de la plus riche et noble librairie du monde, si est-il enclin et désirant de chascun jour l’accroistre comme il fait ; pourquoi il a journellement et en diverses contrées grands clercs, orateurs, translateurs et escripvains à ses propres gages occupez, etc. » App. 179.
  33. C’est le défaut du plus grand écrivain de l’époque, de l’éloquent Chastellain. Comines, tout autrement fin et subtil, ne put tenir à la cour de Bourgogne ; il alla prendre sa place naturelle, près de Louis XI.
  34. Cette étiquette, toute différente du cérémonial symbolique des temps anciens, n’en a pas moins servi de modèle à toutes les cours modernes. App. 180.
  35. App. 181.
  36. On connaît la ballade anglaise du martyre de Grain d’orge, moulu, noyé, rôti, etc.
  37. Ms. Legrand.
  38. App. 182.
  39. Sforza et le dauphin, son admirateur, s’entendaient à merveille. Sforza ne dédaigna pas de faire un traité avec ce fugitif (6 octobre 1460.) (Ms. Legrand.)
  40. Lire dans la Chronique Martinienne, si curieuse pour ce règne, une lettre que le dauphin écrivait pour qu’elle tombât entre les mains de son père : « J’ai eu des lectres du comte de Dampmartin que je faingtz de hayr. Dictes luy quil me serve toujours bien. »
  41. Quelques-uns disent que Charles VII songeait à placer la couronne sur la tête de son second fils. Le comte de Foix assura néanmoins qu’il n’avait pas même voulu lui donner la Guyenne en apanage. Il écrivit à Louis XI à son avènement : « L’année passée, estant le Roy vostre père à Mehun, les ambassadeurs du roy d’Espagne y estoient qui traictoient le mariage de mondit sieur vostre frère avec la sœur du roi d’Espagne ; il fut ouvert que les Espagnols requéroient que le Roy vostre père donnast et transportast la duché de Guyenne à monsieur vostre beau frère ; à quoy le Roy vostre dit père respondist qu’il ne luy sembloit pas bien raisonnable et que vous estiez absent, que estiez frère aisné et que estiez celuy à qui la chose touchoit le plus près après luy. » (Lenglet.)
  42. Charles VII fut singulièrement regretté des gens de sa maison : « Et disoit on lors que lung desditz paiges avoit esté par quatre jours entiers sans boire et sans mangier. » (Cronique Martiniane.)
  43. App. 183.
  44. La plus curieuse remontrance est celle que fit l’Ordre à Charles-le-Téméraire et qu’il écouta avec beaucoup de patience : « Que Monseigneur, saulf sa bénigne correction et révérence, parle parfois un peu aigrement à ses serviteurs, et se trouble aulcune fois, en parlant des princes. Qu’il prend trop grande peine, dont fait à doubler qu’il en puist pis valoir en ses anciens jours. Que, quant il faict ses armées, lui pleust tellement drechier son faict que ses subjects ne fuissent plus ainsi travaillez ne foulez, comme ils ont été par cy-devant. Qu’il veuille estre bénigne et attempré et tenir ses pays en bonne justice. Que les choses qu’il accorde lui plaise entretenir, et estre véritable en ses paroles. Que le plus tard qu’il pourra il veuille mettre son peuple en guerre et qu’il ne le veuille faire sans bon et meur conseil. » (Reiffenberg.)
  45. Les chevaliers avaient entrée au conseil. En 1491, ils se plaignent de ce que le duc ne les appelle pas à délibérer sur ses affaires. (Raynouard.)
  46. « Iceluy huissier, gardant son exploit jusque au jour Saint-Andrieu, le jour principal de la feste de son ordre… » (George Chastcllain.) App. 184.
  47. Quelque effronté que l’huissier puisse sembler au chroniqueur, je ne puis à cetle occasion m’empêcher d’admirer l’intrépidité des hommes qui se chargeaient de tels messages, qui sans armes, en jaquette noire, n’ayant pas, comme le héraut, la protection de la cotte armoriée et du blason de leur maître, s’en allaient remettre au plus fier prince du monde, au baron le plus féroce, à un Armagnac, à un Retz, dans son funèbre donjon, le tout petit parchemin qui brisait les tours… Remarquez que l’huissier ne réussissait guère a faire un bon ajournement, régulier, légal, en personne, qu’en cachant sa qualité et risquant d’autant plus sa vie. Il fallait qu’il pénétrât comme mar- chand, comme valet ; il fallait que sa figure ne le fit point deviner, qu’il eût mine plate et bonasse, dos de fer et cœur de lion… Ces gens étaient, je le sais, puissamment encouragés par cette ferme croyance que chaque coup leur reviendrait en argent ; mais cette foi au tarif ne suffit pas pour expliquer en tant d’occasions ces dévouements audacieux, cet abandon de la vie. Il y a là aussi, si je ne me trompe, le fanatisme de la loi.
  48. Chastellain.