Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 1/Chapitre 2

CHAPITRE II

État de la Gaule dans le siècle qui précède la conquête. — Druidisme. — Conquête de César (58-51 avant  J.-C.).


Ce grand événement de l’invasion cimbrique n’eut qu’une influence fort indirecte sur les destinées de la Gaule, qui en fut le principal théâtre. Les Kymry-Teutons étaient trop barbares pour s’incorporer avec les tribus gauloises que le druidisme avait déjà tirées de leur grossièreté primitive. Examinons avec quelque détail cette religion druidique[1] qui commença la culture morale de la Gaule, prépara l’invasion romaine, et fraya la voie au christianisme. Elle devait avoir atteint tout son développement, toute sa maturité dans le siècle qui précéda la conquête de César ; peut-être même penchait-elle vers son déclin ; l’influence politique des druides avait du moins diminué.

Il semble que les Galls aient d’abord adoré des objets matériels, des phénomènes, des agents de la nature : lacs, fontaines, pierres, arbres, vents, en particulier le Kirk. Ce culte grossier fut, avec le temps, élevé et généralisé. Ces êtres, ces phénomènes eurent leurs génies ; il en fut de même des lieux et des tribus. De là, le dieu Tarann, esprit du tonnerre ; Vosège, déification des Vosges ; Pennin, des Alpes ; Arduinne, des Ardennes. De là le Génie des Arvernes ; Bibracte, déesse et cité des Édues ; Aventia, chez les Helvètes ; Nemausus (Nîmes) chez les Arécomikes, etc., etc.

Par un degré d’abstraction de plus, les forces générales de la nature, celles de l’âme humaine et de la société furent aussi déifiées. Tarann devint le dieu du ciel, le moteur et l’arbitre du monde. Le soleil, sous le nom de Bel ou Belen, fit naître les plantes salutaires et présida à la médecine ; Heus ou Hesus à la guerre ; Teutatès au commerce et à l’industrie ; l’éloquence même et la poésie eurent leur symbole dans Ogmius, armé comme Hercule de la massue et de l’arc, et entraînant après lui des hommes attachés par l’oreille à des chaînes d’or et d’ambre qui sortaient de sa bouche[2].

On voit qu’il y a ici quelque analogie avec l’Olympe des Grecs et des Romains[3]. La ressemblance se changea en identité, lorsque la Gaule, soumise à la domination de Rome, eut subi, quelques années seulement, l’influence des idées romaines. Alors le polythéisme gaulois, honoré et favorisé par les empereurs, finit par se fondre dans celui de l’Italie, tandis que le druidisme, ses mystères, sa doctrine, son sacerdoce, furent cruellement proscrits.

Les druides enseignaient que la matière et l’esprit sont éternels, que la substance de l’univers reste inaltérable sous la perpétuelle variation des phénomènes où domine tour à tour l’influence de l’eau et du feu ; qu’enfin l’âme humaine est soumise à la métempsycose. À ce dernier dogme se rattachait l’idée morale de peines et de récompenses ; ils considéraient les degrés de transmigration inférieurs à la condition humaine comme des états d’épreuves et de châtiment. Ils avaient même un autre monde[4], un monde de bonheur. L’âme y conservait son identité, ses passions, ses habitudes. Aux funérailles, on brûlait des lettres que le mort devait lire ou remettre à d’autres morts. Souvent même ils prêtaient de l’argent à rembourser dans l’autre vie.

Ces deux notions combinées de la métempsycose et d’une vie future faisaient la base du système des druides. Mais leur science ne se bornait pas là ; ils étaient de plus métaphysiciens, physiciens, médecins, sorciers, et surtout astronomes. Leur année se composait de lunaisons, ce qui fit dire aux Romains que les Gaulois mesuraient le temps par nuits et non par jours ; ils expliquaient cet usage par l’origine infernale de ce peuple, et sa descendance du dieu Pluton. La médecine druidique était uniquement fondée sur la magie. Il fallait cueillir le Samolus à jeun et de la main gauche, l’arracher de terre sans le regarder, et le jeter de même dans les réservoirs où les bestiaux allaient boire ; c’était un préservatif contre leurs maladies. On se préparait à la récolte de la sélage par des ablutions et une offrande de pain et de vin ; on partait nu-pieds, habillé de blanc ; sitôt qu’on avait aperçu la plante, on se baissait comme par hasard, et, glissant la main droite sous son bras gauche, on l’arrachait sans jamais employer le fer, puis on l’enveloppait d’un linge qui ne devait servir qu’une fois. Autre cérémonial pour la verveine. Mais le remède universel, la panacée, comme l’appelaient les druides, c’était le fameux gui. Ils le croyaient semé sur le chêne par une main divine, et trouvaient dans l’union de leur arbre sacré avec la verdure éternelle du gui un vivant symbole du dogme de l’immortalité. On le cueillait en hiver, à l’époque de la floraison, lorsque la plante est le plus visible, et que ses longs rameaux verts, ses feuilles et les touffes jaunes de ses fleurs, enlacés à l’arbre dépouillé, présentent seuls l’image de la vie, au milieu d’une nature morte et stérile.

C’était le sixième jour de la lune que le gui devait être coupé ; un druide en robe blanche montait sur l’arbre, une serpe d’or à la main, et tranchait la racine de la plante, que d’autres druides recevaient dans une saie blanche ; car il ne fallait pas qu’elle touchât la terre. Alors on immolait deux taureaux blancs dont les cornes étaient liées pour la première fois.

Les druides prédisaient l’avenir d’après le vol des oiseaux et l’inspection des entrailles des victimes. Ils fabriquaient aussi des talismans, comme les chapelets d’ambre que les guerriers portaient sur eux dans les batailles, et qu’on retrouve souvent à leur côté dans les tombeaux. Mais nul talisman n’égalait l’œuf de serpent[5]. Ces idées d’œuf et de serpent rappellent l’œuf cosmogonique des mythologies orientales, ainsi que la métempsycose et l’éternelle rénovation dont le serpent était l’emblème.

Des magiciennes et des prophétesses étaient affiliées à l’ordre des druides, mais sans en partager les prérogatives. Leur institut leur imposait des lois bizarres et contradictoires ; ici la prêtresse ne pouvait dévoiler l’avenir qu’à l’homme qui l’avait profanée ; là elle se vouait à une virginité perpétuelle ; ailleurs, quoique mariée, elle était astreinte à de longs célibats. Quelquefois ces femmes devaient assister à des sacrifices nocturnes, toutes nues, le corps teint de noir, les cheveux en désordre, s’agitant dans des transports frénétiques. La plupart habitaient des écueils sauvages, au milieu des tempêtes de l’archipel armoricain. À Séna (Sein) était l’oracle célèbre des neuf vierges terribles appelées Sènes du nom de leur île. Pour avoir le droit de les consulter, il fallait être marin et encore avoir fait le trajet dans ce seul but. Ces vierges connaissaient l’avenir ; elles guérissaient les maux incurables ; elles prédisaient et faisaient la tempête.

Les prêtresses des Nannetes, à l’embouchure de la Loire, habitaient un des îlots de ce fleuve. Quoiqu’elles fussent mariées, nul homme n’osait approcher de leur demeure ; c’étaient elles qui, à des époques prescrites, venaient visiter leurs maris sur le continent. Parties de l’île à la nuit close, sur de légères barques qu’elles conduisaient elles-mêmes, elles passaient la nuit dans des cabanes préparées pour les recevoir ; mais, dès que l’aube commençait à paraître, s’arrachant des bras de leurs époux, elles couraient à leurs nacelles, et regagnaient leur solitude à force de rames. Chaque année, elles devaient, dans l’intervalle d’une nuit à l’autre, couronnées de lierre et de vert feuillage, abattre et reconstruire le toit de leur temple. Si l’une d’elles par malheur laissait tomber à terre quelque chose de ses matériaux sacrés, elle était perdue ; ses compagnes se précipitaient sur elle avec d’horribles cris, la déchiraient, et semaient çà et là ses chairs sanglantes. Les Grecs crurent retrouver dans ces rites le culte de Bacchus ; ils assimilèrent aussi aux orgies de Samothrace d’autres orgies druidiques célébrées dans une île voisine de la Bretagne d’où les navigateurs entendaient avec effroi, de la pleine mer, des cris furieux et le bruit des cymbales barbares.

La religion druidique avait sinon institué, du moins adopté et maintenu les sacrifices humains. Les prêtres perçaient la victime au-dessus du diaphragme, et tiraient leurs pronostics de la pose dans laquelle elle tombait, des convulsions de ses membres, de l’abondance et de la couleur de son sang ; quelquefois ils la crucifiaient à des poteaux dans l’intérieur des temples, ou faisaient pleuvoir sur elle, jusqu’à la mort, une nuée de flèches et de dards. Souvent aussi on élevait un colosse en osier ou en foin, on le remplissait d’hommes vivants, un prêtre y jetait une torche allumée, et tout disparaissait bientôt dans des flots de fumée et de flamme. Ces horribles offrandes étaient sans doute remplacées souvent par des dons votifs. Ils jetaient des lingots d’or et d’argent dans les lacs, ou les clouaient dans les temples.

Un mot sur la hiérarchie. Elle comprenait trois ordres distincts. L’ordre inférieur était celui des bardes, qui conservaient dans leur mémoire les généalogies des clans, et chantaient sur la rotte les exploits des chefs et les traditions nationales ; puis venait le sacerdoce proprement dit, composé des ovates et des druides. Les ovates étaient chargés de la partie extérieure du culte et de la célébration des sacrifices. Ils étudiaient spécialement les sciences naturelles appliquées à la religion, l’astronomie, la divination, etc. Interprètes des druides, aucun acte civil ou religieux ne pouvait s’accomplir sans leur ministère.

Les druides, ou hommes des chênes[6], étaient le couronnement de la hiérarchie. En eux résidaient la puissance et la science. Théologie, morale, législation, toute haute connaissance était leur privilège. L’ordre des druides était électif. L’initiation, mêlée de sévères épreuves, au fond des bois ou des cavernes, durait quelquefois vingt années, il fallait apprendre de mémoire toute science sacerdotale ; car ils n’écrivaient rien, du moins jusqu’à l’époque où ils purent se servir des caractères grecs.

L’assemblée la plus solennelle des druides se tenait une fois l’an sur le territoire des Carnutes, dans un lieu consacré, qui passait pour le point central de toute la Gaule ; on y accourait des provinces les plus éloignées. Les druides sortaient alors de leurs solitudes, siégeaient au milieu du peuple et rendaient leurs jugements. Là sans doute ils choisissaient le druide suprême, qui devait veiller au maintien de l’institution. Il n’était pas rare que l’élection de ce chef excitât la guerre civile.

Quand même le druidisme n’eût pas été affaibli par ces divisions, la vie solitaire à laquelle la plupart des membres de l’ordre semblent s’être voués devaient le rendre peu propre à agir puissamment sur le peuple. Ce n’était pas d’ailleurs ici comme en Égypte une population agglomérée sur une étroite ligne. Les Gaulois étaient dispersés dans les forêts, dans les marais qui couvraient leur sauvage pays, au milieu des hasards d’une vie barbare et guerrière. Le druidisme n’eut pas assez de prise sur ces populations disséminées, isolées. Elles lui échappèrent de bonne heure.

Ainsi, lorsque César envahit la Gaule[7], elle semblait convaincue d’impuissance pour s’organiser elle-même. Le vieil esprit de clan, l’indisciplinabilité guerrière, que le druidisme semblait devoir comprimer, avait repris vigueur ; seulement la différence des forces avait établi une sorte de hiérarchie entre les tribus ; certaines étaient clientes des autres ; comme les Carnutes des Rhèmes, les Sénons des Édues, etc. (Chartres, Reims, Sens, Autun).

Des villes s’étaient formées, espèces d’asiles au milieu de cette vie de guerre. Mais tous les cultivateurs étaient serfs, et César pouvait dire : Il n’y a que deux ordres en Gaule, les druides et les cavaliers (equites). Les druides étaient les plus faibles. C’est un druide des Édues qui appela les Romains.

J’ai parlé ailleurs de ce prodigieux César et des motifs qui l’avaient décidé à quitter si longtemps Rome pour la Gaule, à s’exiler pour revenir maître. L’Italie était épuisée, l’Espagne indisciplinable ; il fallait la Gaule pour asservir le monde. J’aurais voulu voir cette blanche et pâle figure, fanée avant l’âge par les débauches de Rome, cet homme délicat et épileptique, marchant sous les pluies de la Gaule, à la tête des légions, traversant nos fleuves à la nage ; ou bien à cheval entre les litières où ses secrétaires étaient portés, dictant quatre, six lettres à la fois, remuant Rome du fond de la Belgique, exterminant sur son chemin deux millions d’hommes[8] et domptant en dix années la Gaule, le Rhin et l’Océan du Nord (58-49).

Ce chaos barbare et belliqueux de la Gaule était une superbe matière pour un tel génie. De toutes parts, les tribus gauloises appelaient alors l’étranger. Le druidisme affaibli semble avoir dominé dans les deux Bretagnes et dans les bassins de la Seine et de la Loire. Au midi, les Arvernes et toutes les populations ibériennes de l’Aquitaine étaient généralement restés fidèles à leurs chefs héréditaires. Dans la Celtique même, les druides n’avaient pu résister au vieil esprit de clan qu’en favorisant la formation d’une population libre dans les grandes villes, dont les chefs ou patrons étaient du moins électifs, comme les druides. Ainsi deux factions partageaient tous les États gaulois ; celle de l’hérédité ou des chefs de clans, celle de l’élection, ou des druides et des chefs temporaires du peuple des villes[9]. À la tête de la seconde se trouvaient les Édues ; à la tête de la première, les Arvernes et les Séquanes. Ainsi commençait dès lors l’opposition de la Bourgogne (Édues) et de la Franche-Comté (Séquanes). Les Séquanes, opprimés par les Édues qui leur fermaient la Saône et arrêtaient leur grand commerce de porcs, appelèrent de la Germanie des tribus étrangères au druidisme, qu’on nommait du nom commun de Suèves. Ces barbares ne demandaient pas mieux. Ils passèrent le Rhin, sous la conduite d’un Arioviste, battirent les Édues, et leur imposèrent un tribut ; mais ils traitèrent plus mal encore les Séquanes qui les avaient appelés ; ils leur prirent le tiers de leurs terres, selon l’usage des conquérants germains, et ils en voulaient encore autant. Alors Édues et Séquanes, rapprochés par le malheur, cherchèrent d’autres secours étrangers. Deux frères étaient tout-puissants parmi les Édues. Dumnorix, enrichi par les impôts et les péages dont il se faisait donner le monopole de gré ou de force, s’était rendu cher au petit peuple des villes et aspirait à la tyrannie ; il se lia avec les Gaulois helvétiens, épousa une Helvétienne, et engagea ce peuple à quitter ses vallées stériles pour les riches plaines de la Gaule. L’autre frère, qui était druide, titre vraisemblablement identique avec celui de divitiac que César lui donne comme nom propre, chercha pour son pays des libérateurs moins barbares. Il se rendit à Rome, et implora l’assistance du sénat, qui avait appelé les Édues parents et amis du peuple romain. Mais le chef des Suèves envoya de son côté, et trouva le moyen de se faire donner aussi le titre d’ami de Rome. L’invasion imminente des Helvètes obligeait probablement le sénat à s’unir avec Arioviste.

Ces montagnards avaient fait depuis trois ans de tels préparatifs, qu’on voyait bien qu’ils voulaient s’interdire à jamais le retour. Ils avaient brûlé leurs douze villes et leurs quatre cents villages, détruit les meubles et les provisions qu’ils ne pouvaient emporter. On disait qu’ils voulaient percer à travers toute la Gaule, et s’établir à l’occident, dans le pays des Santones (Saintes). Sans doute ils espéraient trouver plus de repos sur les bords du grand Océan qu’en leur rude Helvétie, autour de laquelle venaient se rencontrer et se combattre toutes les nations de l’ancien monde, Galls, Cimbres, Teutons, Suèves, Romains. En comptant les femmes et les enfants, ils étaient au nombre de trois cent soixante-dix-huit mille. Ce cortège embarrassant leur faisait préférer le chemin de la province romaine. Ils y trouvèrent à l’entrée, vers Genève, César qui leur barra le chemin, et les amusa assez longtemps pour élever du lac au Jura un mur de dix mille pas et de seize pieds de haut. Il leur fallut donc s’engager par les âpres vallées du Jura, traverser le pays des Séquanes, et remonter la Saône. César les atteignit comme ils passaient le fleuve, attaqua la tribu des Tigurins, isolée des autres, et l’extermina. Manquant de vivres par la mauvaise volonté de l’Édue Dumnorix et du parti qui avait appelé les Helvètes, il fut obligé de se détourner vers Bibracte (Autun). Les Helvètes crurent qu’il fuyait, et le poursuivirent à leur tour. César, ainsi placé entre des ennemis et des alliés malveillants, se tira d’affaire par une victoire sanglante. Les Helvètes, atteints de nouveau dans leur fuite vers le Rhin, furent obligés de rendre les armes, et de s’engager à retourner dans leur pays. Six mille d’entre eux, qui s’enfuirent la nuit pour échapper à cette honte, furent ramenés par la cavalerie romaine, et, dit César, traités en ennemis.

Ce n’était rien d’avoir repoussé les Helvètes, si les Suèves envahissaient la Gaule. Les migrations étaient continuelles : déjà cent vingt mille guerriers étaient passés. La Gaule allait devenir Germanie. César parut céder aux prières des Séquanes et des Édues opprimés par les barbares. Le même druide qui avait sollicité les secours de Rome guida César vers Arioviste et se chargea d’explorer le chemin. Le chef des Suèves avait obtenu de César lui-même, dans son consulat, le titre d’allié du peuple romain ; il s’étonna d’être attaqué par lui : « Ceci, disait le barbare, est ma Gaule à moi ; vous avez la vôtre… si vous me laissez en repos, vous y gagnerez ; je ferai toutes les guerres que vous voudrez, sans peine ni péril pour vous… Ignorez-vous quels hommes sont les Germains ? voilà plus de quatorze ans que nous n’avons dormi sous un toit[10]. » Ces paroles ne faisaient que trop d’impression sur l’armée romaine : tout ce qu’on rapportait de la taille et de la férocité de ces géants du Nord épouvantait les petits hommes du Midi. On ne voyait dans le camp que gens qui faisaient leur testament. César leur en fit honte : « Si vous m’abandonnez, dit-il, j’irai toujours : il me suffit de la dixième légion. » Il les mène ensuite à Besançon, s’en empare, pénètre jusqu’au camp des barbares non loin du Rhin, les force de combattre, quoiqu’ils eussent voulu attendre la nouvelle lune, et les détruit dans une furieuse bataille : presque tout ce qui échappa périt dans le Rhin.

Les Gaulois du Nord, Belges et autres, jugèrent, non sans vraisemblance, que, si les Romains avaient chassé les Suèves, ce n’était que pour leur succéder dans la domination des Gaules. Ils formèrent une vaste coalition, et César saisit ce prétexte pour pénétrer dans la Belgique. Il emmenait comme guide et interprète le divitiac des Édues[11] ; il était appelé par les Sénons, anciens vassaux des Édues, par les Rhèmes, suzerains du pays druidique des Carnutes. Vraisemblablement, ces tribus vouées au druidisme, ou du moins au parti populaire, voyaient avec plaisir arriver l’ami des druides, et comptaient l’opposer aux Belges septentrionaux, leurs féroces voisins. C’est ainsi que, cinq siècles après, le clergé catholique des Gaules favorisa l’invasion des Francs contre les Visigoths et les Bourguignons ariens.

C’était pourtant une sombre et décourageante perspective pour un général moins hardi, que cette guerre dans les plaines bourbeuses, dans les forêts vierges de la Seine et de la Meuse. Comme les conquérants de l’Amérique, César était souvent obligé de se frayer une route la hache à la main, de jeter des ponts sur les marais, d’avancer avec ses légions, tantôt sur terre ferme, tantôt à gué ou à la nage. Les Belges entrelaçaient les arbres de leurs forêts, comme ceux de l’Amérique le sont naturellement par les lianes. Mais les Pizarre et les Cortez, avec une telle supériorité d’armes, faisaient la guerre à coup sûr ; et qu’étaient-ce que les Péruviens en comparaison de ces dures et colériques populations des Bellovaques et des Nerviens (Picardie, Hainaut-Flandre), qui venaient par cent mille attaquer César ? Les Bellovaques et les Suessions s’accommodèrent par l’entremise du divitiac des Édues[12]. Mais les Nerviens, soutenus par les Atrebates et les Veromandui, surprirent l’armée romaine en marche, au bord de la Sambre, dans la profondeur de leurs forêts, et se crurent au moment de la détruire. César fut obligé de saisir une enseigne et de se porter lui-même en avant : ce brave peuple fut exterminé. Leurs alliés, les Cimbres qui occupaient Aduat (Namur ?), effrayés des ouvrages dont César entourait leur ville, feignirent de se rendre, jetèrent une partie de leurs armes du haut des murs, et avec le reste attaquèrent les Romains. César en vendit comme esclaves cinquante-trois mille.

Ne cachant plus alors le projet de soumettre la Gaule, il entreprit la réduction de toutes les tribus des rivages. Il perça les forêts et les marécages des Ménapes et des Morins (Zélande et Gueldre, Gand, Bruges, Boulogne) ; un de ses lieutenants soumit les Unelles, Éburoviens et Lexoviens (Coutances, Évreux, Lisieux) ; un autre, le jeune Crassus, conquit l’Aquitaine, quoique les barbares eussent appelé d’Espagne les vieux compagnons de Sertorius[13]. César lui-même attaqua les Vénètes et autres tribus de notre Bretagne. Ce peuple amphibie n’habitait ni sur la terre ni sur les eaux ; leurs forts, dans des presqu’îles inondées et abandonnées tour à tour par le flux, ne pouvaient être assiégés ni par terre ni par mer. Les Vénètes communiquaient sans cesse avec l’autre Bretagne, et en tiraient des secours. Pour les réduire, il fallait être maître de la mer. Rien ne rebutait César. Il fit des vaisseaux, il fit des matelots, leur apprit à fixer les navires bretons en les accrochant avec des mains de fer et fauchant leurs cordages. Il traita durement ce peuple dur ; mais la petite Bretagne ne pouvait être vaincue que dans la grande. César résolut d’y passer.

Le monde barbare de l’Occident qu’il avait entrepris de dompter était triple. La Gaule, entre la Bretagne et la Germanie, était en rapport avec l’une et l’autre. Les Cimbri se trouvaient dans les trois pays ; les Helvii et les Boii dans la Germanie et dans la Gaule ; les Parisii et les Atrebates gaulois existaient aussi en Bretagne. Dans les discordes de la Gaule, les Bretons semblent avoir été pour le parti druidique, comme les Germains pour celui des chefs de clans. César frappa les deux partis et au dedans et au dehors ; il passa l’Océan, il passa le Rhin.

Deux grandes tribus germaniques, les Usipiens et les Teuctères, fatigués au nord par les incursions des Suèves comme les Helvètes l’avaient été au midi, venaient de passer aussi dans la Gaule (55). César les arrêta, et, sous prétexte que, pendant les pourparlers, il avait été attaqué par leur jeunesse, il fondit sur eux à l’improviste, et les massacra tous. Pour inspirer plus de terreur aux Germains, il alla chercher ces terribles Suèves, près desquels aucune nation n’osait habiter ; en dix jours il jeta un pont sur le Rhin, non loin de Cologne, malgré la largeur et l’impétuosité de ce fleuve immense. Après avoir fouillé en vain les forêts des Suèves, il repassa le Rhin, traversa toute la Gaule, et la même année s’embarqua pour la Bretagne. Lorsqu’on apprit à Rome ces marches prodigieuses, plus étonnantes encore que des victoires, tant d’audace et une si effrayante rapidité, un cri d’admiration s’éleva. On décréta vingt jours de supplications aux dieux. Au prix des exploits de César, disait Cicéron, qu’a fait Marius ?

Lorsque César voulut passer dans la grande Bretagne, il ne put obtenir des Gaulois aucun renseignement sur l’île sacrée. L’Édue Dumnorix déclara que la religion lui défendait de suivre César ; il essaya de s’enfuir, mais le Romain, qui connaissait son génie remuant, le fit poursuivre avec ordre de le ramener mort ou vif ; il fut tué en se défendant.

La malveillance des Gaulois faillit être funeste à César dans cette expédition. D’abord ils lui laissèrent ignorer les difficultés du débarquement. Les hauts navires qu’on employait sur l’Océan tiraient beaucoup d’eau et ne pouvaient approcher du rivage. Il fallait que le soldat se précipitât dans cette mer profonde, et qu’il se formât en bataille au milieu des flots. Les barbares dont la grève était couverte avaient trop d’avantage. Mais les machines de siège vinrent au secours et nettoyèrent le rivage par une grêle de pierres et de traits. Cependant l’équinoxe approchait ; c’était la pleine lune, le moment des grandes marées. En une nuit la flotte romaine fut brisée, ou mise hors de service. Les barbares, qui dans le premier étonnement avaient donné des otages à César, essayèrent de surprendre son camp. Vigoureusement repoussés, ils offrirent encore de se soumettre. César leur ordonna de livrer des otages deux fois plus nombreux ; mais ses vaisseaux étaient réparés, il partit la même nuit sans attendre leur réponse. Quelques jours de plus, la saison ne lui eût guère permis le retour.

L’année suivante, nous le voyons presque en même temps en Illyrie, à Trêves et en Bretagne. Il n’y a que les esprits de nos vieilles légendes qui aient jamais voyagé ainsi. Cette fois, il était conduit en Bretagne par un chef fugitif du pays qui avait imploré son secours. Il ne se retira pas sans avoir mis en fuite les Bretons, assiégé le roi Caswallawn dans l’enceinte marécageuse où il avait rassemblé ses hommes et ses bestiaux. Il écrivit à Rome qu’il avait imposé un tribut à la Bretagne, et y envoya en grande quantité les perles de peu de valeur qu’on recueillait sur les côtes.

Depuis cette invasion dans l’île sacrée, César n’eut plus d’amis chez les Gaulois. La nécessité d’acheter Rome aux dépens des Gaules, de gorger tant d’amis qui lui avaient fait continuer le commandement pour cinq années, avait poussé le conquérant aux mesures les plus violentes. Selon un historien, il dépouillait les lieux sacrés, mettait des villes au pillage sans qu’elles l’eussent mérité[14]. Partout il établissait des chefs dévoués aux Romains et renversait le gouvernement populaire. La Gaule payait cher l’union, le calme et la culture dont la domination romaine devait lui faire connaître les bienfaits.

La disette obligeant César de disperser ses troupes, l’insurrection éclate partout. Les Éburons massacrent une légion, en assiègent une autre. César, pour délivrer celle-ci, passe avec huit mille hommes à travers soixante mille Gaulois. L’année suivante il assemble à Lutèce les états de la Gaule. Mais les Nerviens et les Trévires, les Sénonais et les Carnutes n’y paraissent pas. César les attaque séparément et les accable tous. Il passe une seconde fois le Rhin, pour intimider les Germains qui voudraient venir au secours. Puis il frappe à la fois les deux partis qui divisaient la Gaule ; il effraye les Sénonais, parti druidique et populaire (?), par la mort d’Acco, leur chef, qu’il fait solennellement juger et mettre à mort ; il accable les Éburons, parti barbare et ami des Germains, en chassant leur intrépide Ambiorix dans toute la forêt d’Ardennes, et les livrant tous aux tribus gauloises qui connaissaient mieux leurs retraites dans les bois et les marais, et qui vinrent, avec une lâche avidité, prendre part à cette curée. Les légions fermaient de toute part ce malheureux pays et empêchaient que personne pût échapper.

Ces barbaries réconcilièrent toute la Gaule contre César (52). Les druides et les chefs des clans se trouvèrent d’accord pour la première fois. Les Édues même étaient, au moins secrètement, contre leur ancien ami. Le signal partit de la terre druidique des Carnutes, de Genabum. Répété par des cris à travers les champs et les villages, il parvint le soir même à cent cinquante milles, chez les Arvernes, autrefois ennemis du parti druidique et populaire, aujourd’hui ses alliés. Le vercingétorix (général en chef) de la confédération fut un jeune Arverne, intrépide et ardent. Son père, l’homme le plus puissant des Gaules dans son temps, avait été brûlé, comme coupable d’aspirer à la royauté. Héritier de sa vaste clientèle, le jeune homme repoussa toujours les avances de César et ne cessa dans les assemblées, dans les fêtes religieuses, d’animer ses compatriotes contre les Romains. Il appela aux armes jusqu’aux serfs des campagnes, et déclara que les lâches seraient brûlés vifs ; les fautes moins graves devaient être punies de la perte des oreilles ou des yeux.

Le plan du général gaulois était d’attaquer à la fois la Province au midi, au nord les quartiers des légions. César, qui était en Italie, devina tout, prévint tout. Il passa les Alpes, assura la Province, franchit les Cévennes à travers six pieds de neige, et apparut tout à coup chez les Arvernes. Le chef gaulois, déjà parti pour le Nord, fut contraint de revenir ; ses compatriotes avaient hâte de défendre leurs familles. C’était tout ce que voulait César ; il quitte son armée, sous prétexte de faire des levées chez les Allobroges, remonte le Rhône, la Saône, sans se faire connaître, par les frontières des Édues, rejoint et rallie ses légions. Pendant que le vercingétorix croit l’attirer en assiégeant la ville éduenne de Gergovie (Moulins), César massacre tout dans Genabum. Les Gaulois accourent, et c’est pour assister à la prise de Noviodunum.

Alors le vercingétorix déclare aux siens qu’il n’y a point de salut s’ils ne parviennent à affamer l’armée romaine ; le seul moyen pour cela est de brûler eux-mêmes leurs villes. Ils accomplissent héroïquement cette cruelle résolution. Vingt cités des Bituriges furent brûlées par leurs habitants. Mais, quand ils en vinrent à la grande Agendicum (Bourges), les habitants embrassèrent les genoux du vercingétorix, et le supplièrent de ne pas ruiner la plus belle ville des Gaules. Ces ménagements firent leur malheur. La ville périt de même, mais par César, qui la prit avec de prodigieux efforts.

Cependant les Édues s’étaient déclarés contre César, qui, se trouvant sans cavalerie par leur défection, fut obligé de faire venir des Germains pour les remplacer. Labienus, lieutenant de César, eût été accablé dans le Nord, s’il ne s’était dégagé par une victoire (entre Lutèce et Melun). César lui-même échoua au siège de Gergovie des Arvernes. Ses affaires allaient si mal, qu’il voulait gagner la Province romaine. L’armée des Gaulois le poursuivit et l’atteignit. Ils avaient juré de ne point revoir leur maison, leur famille, leurs femmes et leurs enfants, qu’ils n’eussent au moins deux fois traversé les lignes ennemies. Le combat fut terrible : César fut obligé de payer de sa personne, il fut presque pris, et son épée resta entre les mains des ennemis. Cependant un mouvement de la cavalerie germaine au service de César jeta une terreur panique dans les rangs des Gaulois, et décida la victoire.

Ces esprits mobiles tombèrent alors dans un tel découragement, que leur chef ne put les rassurer qu’en se retranchant sous les murs d’Alésia, ville forte située au haut d’une montagne (dans l’Auxois). Bientôt atteint par César, il renvoya ses cavaliers, les chargea de répandre par toute la Gaule qu’il avait des vivres pour trente jours seulement, et d’amener à son secours tous ceux qui pouvaient porter les armes. En effet, César n’hésita point d’assiéger cette grande armée. Il entoura la ville et le camp gaulois d’ouvrages prodigieux : d’abord trois fossés, chacun de quinze ou vingt pieds de large et d’autant de profondeur ; un rempart de douze pieds ; huit rangs de petits fossés, dont le fond était hérissé de pieux et couvert de branchages et de feuilles ; des palissades de cinq rangs d’arbres, entrelaçant leurs branches. Ces ouvrages étaient répétés du côté de la campagne, et prolongés dans un circuit de quinze milles. Tout cela fut terminé en moins de cinq semaines, et par moins de soixante mille hommes.

La Gaule entière vint s’y briser. Les efforts désespérés des assiégés réduits à une horrible famine, ceux de deux cent cinquante mille Gaulois qui attaquaient les Romains du côté de la campagne, échouèrent également. Les assiégés virent avec désespoir leurs alliés, tournés par la cavalerie de César, s’enfuir et se disperser. Le vercingétorix, conservant seul une âme ferme au milieu du désespoir des siens, se désigna et se livra comme l’auteur de toute la guerre. Il monta sur son cheval de bataille, revêtit sa plus riche armure, et, après avoir tourné en cercle autour du tribunal de César, il jeta son épée, son javelot et son casque aux pieds du Romain sans dire un seul mot.

L’année suivante, tous les peuples de la Gaule essayèrent encore de résister partiellement, et d’user les forces de l’ennemi qu’ils n’avaient pu vaincre. La seule Uxellodunum (Cap-de-Nac, dans le Quercy ?) arrêta longtemps César. L’exemple était dangereux ; il n’avait pas de temps à perdre en Gaule ; la guerre civile pouvait commencer à chaque instant en Italie ; il était perdu s’il fallait consumer des mois entiers devant chaque bicoque. Il fit alors, pour effrayer les Gaulois, une chose atroce, dont les Romains, du reste, n’avaient que trop souvent donné l’exemple : il fit couper le poing à tous les prisonniers.

Dès ce moment, il changea de conduite à l’égard des Gaulois : il fit montre envers eux d’une grande douceur ; il les ménagea pour les tributs au point d’exciter la jalousie de la Province. Le tribut fut même déguisé sous le nom honorable de solde militaire. Il engagea à tout prix leurs meilleurs guerriers dans ses légions ; il en composa une légion tout entière, dont les soldats portaient une alouette sur leur casque, et qu’on appelait pour cette raison l’Alauda. Sous cet emblème tout national de la vigilance matinale et de la vive gaieté, ces intrépides soldats passèrent les Alpes en chantant, et jusqu’à Pharsale poursuivirent de leurs bruyants défis les taciturnes légions de Pompée. L’alouette gauloise, conduite par l’aigle romaine, prit Rome pour la seconde fois, et s’associa aux triomphes de la guerre civile. La Gaule garda, pour consolation de sa liberté, l’épée que César avait perdue dans la dernière guerre. Les soldats romains voulaient l’arracher du temple où les Gaulois l’avaient suspendue : Laissez-la, dit César en souriant, elle est sacrée.

  1. Ce sujet a été renouvelé par le progrès des études celtiques et l’interprétation remarquable de MM. J. Reynaud, Henri Martin, Gatien-Arnoult (1860).
  2. App. 8.
  3. Cæsar.
  4. Voy., à la fin du volume, les éclaircissements sur les traditions religieuses des Gallois et des Irlandais. J’ai rapporté ces traditions ; toutes récentes qu’elles peuvent paraître, elles portent un caractère profondément indigène. Le mythe du castor et du lac a bien l’air d’être né à l’époque où nos contrées occidentales étaient encore couvertes de forêts et de marécages.
  5. App. 9.
  6. Derw (kymrique), Deru (armoricain), Dair (gaélique) : chêne.
  7. App. 10.
  8. Onze cent quatre-vingt-douze mille hommes avant les guerres civiles. (Pline.)
  9. Veir-go-breith, gaël, homme pour le jugement. App. 11.
  10. César rassure ses soldats en leur rappelant que dans la guerre de Spartacus ils ont déjà battu les Germains.
  11. C’est déjà ce divitiac qui a exploré le chemin quand César marchait contre les Suèves. — Les Germains n’ont pas de druides, dit César. Ils étaient, à ce qu’il semble, les protecteurs du parti antidruidique dans les Gaules.
  12. Jusqu’à l’expédition de Bretagne, nous voyons le divitiac des Édues accompagner partout César, qui sans doute leur faisait croire qu’il rétablirait dans la Belgique l’influence du parti éduen, c’est-à-dire druidique et populaire.
  13. Cæsar.
  14. Sæpius ob prædam quam ob delictum. (Suétone.)