Histoire de Belgique/VII/Livre 1/Chapitre 4

Maurice Lamertin (7p. 114-138).


CHAPITRE IV

LA CRISE DE 1848


I


C’est une banalité, de nos jours, de dire que la Révolution de 1830 faite par le peuple a été confisquée par la bourgeoisie[1]. Pour courante qu’elle soit, cette affirmation n’en est pas moins erronée si elle signifie que la bourgeoisie aurait, à la suite d’un complot machiné d’avance, fait tourner la victoire commune à son profit exclusif. Elle est exacte, au contraire, si elle se borne à constater le fait évident que la bourgeoisie s’est mise, grâce à la Révolution, en possession du pouvoir politique. Mais on reconnaît tout de suite qu’il ne pouvait pas en être autrement.

L’insurrection des Belges contre le régime hollandais avait été complètement étrangère à tout mobile d’ordre économique. Jamais l’agriculture et l’industrie n’avaient été aussi prospères que durant les années qui la précédèrent. Il suffit de rappeler que le parti orangiste se recruta précisément dans le monde des affaires, pour montrer que les capitalistes, loin de désirer la révolution, la considérèrent au contraire comme une stupidité criminelle. La bourgeoisie d’ailleurs, la bourgeoisie riche surtout, ne jouissait-elle pas, en vertu de la loi fondamentale, de prérogatives bien plus étendues que celle dont elle jouit en faveur de la constitution belge[2] ? S’il est une vérité bien établie, c’est que l’opposition contre Guillaume ne fut que le résultat de causes morales : mécontentement religieux chez les catholiques, mécontentement politique chez les libéraux, mécontentement national chez les uns comme chez les autres. Les griefs que la bourgeoisie fut seule au début à ressentir et à formuler, elle les communiqua au peuple par la propagande du clergé dans les campagnes, par celle des clubs et de la presse dans les villes.

Privée de l’appui des masses qu’elle avait gagnées à sa cause, la Révolution eût été évidemment impossible. Sans doute durant les troubles d’août et de septembre, à Bruxelles et dans quelques grandes villes, des bandes d’ouvriers industriels, sous l’aiguillon de la misère, se laissèrent entraîner à piller des fabriques et à briser des machines, et il fallut que la garde civique réprimât des désordres qui menaçaient plus encore le succès de la Révolution, qu’ils n’inquiétaient les propriétaires. Mais il n’y a là que les mouvements confus d’un prolétariat misérable, excité par des agitateurs étrangers et complètement incapable non seulement de formuler un programme de revendications sociales, mais surtout de fonder un gouvernement ou même de coopérer à sa fondation[3]. De Potter lui-même reconnaît que le suffrage universel était irréalisable[4]. On ne voit pas au surplus qu’il ait été revendiqué par personne. Les républicains du Congrès admirent sans protester l’inscription du cens électoral dans la constitution. Il est donc vrai de dire que si la victoire de la Révolution fut nécessairement l’œuvre du peuple, l’organisation de cette victoire devait être nécessairement celle de la bourgeoisie.

À distinguer d’ailleurs à cette époque peuple et bourgeoisie, ne nous laissons pas tromper par le mirage décevant qui nous les ferait apparaître dans le passé telles qu’elles s’opposent aujourd’hui. La seconde seule était consciente d’elle-même, le premier ne l’était pas. S’il sentait sa misère, il n’en distinguait pas les causes et s’y résignait. En outre, l’agriculture l’emportait encore de beaucoup sur l’industrie. Le peuple, c’était alors avant tout le peuple rural obéissant à l’Église et respectueux de la tradition. Entre lui et la minorité des prolétaires qu’épuisaient les fabriques, nulle entente n’était possible, ni même concevable.

Minorité au sein du peuple, la classe industrielle l’était aussi au sein du Congrès. Ce ne sont ni des usiniers, ni des financiers qui lui ont imposé ses décisions. À côté des propriétaires terriens, on y trouvait surtout des adeptes des professions libérales, des magistrats, des avocats et des prêtres. Presque tous les libéraux qui y exercèrent l’influence prépondérante appartenaient au barreau ou sortaient des universités. L’individualisme dont ils s’inspiraient dans l’ordre politique, leur apparaissait aussi comme la vérité dans l’ordre économique. À leurs yeux, la liberté donnée également à tous, permettait à tous d’arriver à tout. L’idée de distinguer des groupes sociaux parmi les hommes leur semblait monstrueuse et rétrograde. Un projet de représentation des intérêts dans les assemblées délibérantes fut repoussé comme s’inspirant de l’Ancien Régime, mais l’on repoussa de même la motion d’un maître de houillères de refuser aux ouvriers le droit de réunion. Si quelque chose ressort nettement de la lecture des délibérations du Congrès, c’est qu’il ne se laissa guider ni par l’intérêt du capitalisme, ni même par le simple intérêt de la bourgeoisie. Il légiféra pour la classe moyenne, c’est-à-dire pour cette partie de la nation à laquelle son idéalisme libéral lui faisait croire que tout citoyen était appelé à s’élever.

Sans doute, la classe moyenne reposait sur la propriété. Mais, depuis la disparition des privilèges, la propriété n’était-elle pas accessible à tous ? Pour cette génération grandie dans le culte des principes de 1789, ce n’est pas le peuple, c’est l’aristocratie qui était à craindre. Tout privilège était abominable de quelque nature qu’il fût. L’instruction n’avait pas plus de droits que la naissance, et le même motif qui fit rejeter la constitution d’une chambre des pairs, empêcha également de reconnaître aux « capacitaires » le droit de suffrage. Dès lors le cens, considéré comme la récompense du travail et de la vertu, devenait la condition essentielle des institutions libres parce qu’il garantissait la moralité et l’indépendance de l’électeur. Il n’est guère douteux que le Congrès envisagea les censitaires avec une sincérité complète comme l’élite de la nation et la seule protection qui lui fût offerte contre un retour possible du « despotisme ».

Mais l’esprit qui avait présidé à l’élaboration de la constitution ne présida plus à son application. En d’autres termes, le Parlement qui, à partir de 1831, succéda au Congrès, n’ayant plus à formuler des principes mais à organiser des réalités, se trouva tout de suite soumis à l’influence des contingences de la politique et au conflit des intérêts. C’est à partir de ce moment que l’inévitable s’accomplit et que la bourgeoisie commence à confondre sa propre cause avec la cause de la nation. L’industrialisation croissante du pays et l’extraordinaire élan du capitalisme entre 1834 et 1839 la pousse nécessairement à se cantonner de plus en plus dans le domaine des intérêts matériels[5]. Dans les campagnes l’ascendant des grands propriétaires, dans les villes celui des grands industriels s’impose bientôt au corps électoral et cela d’autant plus facilement que ce corps est plus restreint et plus porté à se laisser conduire par ceux dont la richesse lui paraît une garantie d’ordre social et qui excitent chez lui des tendances auxquelles il n’est que trop porté à s’abandonner. Il est très caractéristique que l’on se mette à parler dès lors d’un « parti industriel », d’une clique « aristocratico-métallique ».

Il faut reconnaître cependant que la bourgeoisie est bien loin de se laisser entraîner tout entière par cette orientation nouvelle et de confondre le progrès industriel avec le progrès social. En 1831, les missionnaires saint-simoniens trouvent parmi elle à Bruxelles et dans les principales villes du pays, des auditeurs enthousiastes[6]. Quantité de jeunes libéraux se laissent séduire par la grandeur et la générosité d’idées incompatibles cependant avec l’individualisme dont ils se réclament. Rogier, van Praet, Ducpétiaux, les frères Delhasse, Chazal, Quételet, etc., en reçoivent une empreinte dont tous, à des degrés divers, demeureront marqués parfois jusqu’au bout de l’existence. Elles inspirent, en 1832, à Weustenraed ses Chants du Réveil où Saint-Simon est salué comme « un Christ complété par Moïse et Platon », et où s’expriment avec une maladresse touchante une pitié profonde pour les misères du peuple et le rêve messianique d’un avenir transformé par les merveilles d’une industrie obéissant à la justice.

Les conférences de Victor Considérant en 1839 et à partir de 1845 attirèrent aussi vers les doctrines phalanstériennes l’attention de ceux que leur humanité ou leur esprit critique n’aveuglaient pas sur le sort lamentable d’un prolétariat croissant à mesure que le développement industriel s’affirmait davantage[7]. En 1840, Briavoinne se demande si la situation des travailleurs n’est pas en somme plus mauvaise qu’à la fin du XVIIIe siècle[8], et à la même date Masui, écrivant à Rogier, constate que « par suite des révolutions tout le monde a gagné ; l’ouvrier seul est resté isolé ; on n’a rien fait pour lui qui a tout fait. Les deux tiers de sa vie sont pénibles ; le dernier est misérable »[9].

De leur côté, beaucoup de catholiques reprochent à l’industrie de démoraliser le peuple par la misère et la rupture de la tradition sociale, et les classes dirigeantes par la prépondérance des intérêts matériels. Religieux et conservateurs, ils s’élèvent avec une telle véhémence contre les méfaits du capital et des machines que le ministre d’Autriche leur reproche dès 1834 « d’offrir à l’Europe le triste spectacle de l’union monstrueuse du catholicisme avec le jacobinisme »[10]. Beaucoup d’entre eux se grisent de la lecture des Paroles d’un Croyant, du moins avant leur condamnation par Rome, et le Journal des Flandres, le Patriote Belge (1835), le Vaderlander placent leur démagogie réactionnaire sous le patronage de l’Église.

Chez la plupart des bourgeois pourtant et des grands seigneurs qu’effrayent ou qu’indignent les conséquences de l’essor capitaliste, l’acceptation des faits s’est bientôt substituée à la velléité de les combattre.

Après 1840, tant chez les catholiques que chez les libéraux, la majorité se laisse entraîner par le courant qui emporte la société. Un petit groupe néanmoins subsiste de part et d’autre, qui, refusant de considérer ce qui est comme ce qui doit être, continue à mener la lutte contre les défauts d’un ordre social dont il lui paraît de plus en plus évident que la bourgeoisie est responsable. Parmi les catholiques, Bartels s’obstine à continuer la propagande démocratique. Mais désavoué par les évêques qui, dès 1838, interdisent la lecture du Journal des Flandres et du Vaderlander, et refusant d’autre part, par conviction religieuse, de s’associer aux disciples de Saint-Simon et de Considérant, il s’épuise vainement en un combat stérile.

Dans le camp libéral, la minorité des partisans d’une réforme sociale forme un groupe dont l’activité peut faire parfois illusion sur le petit nombre. Tous sont des bourgeois, mais des bourgeois radicaux pour qui l’œuvre de la Révolution demeure incomplète aussi longtemps qu’elle n’aura pas ajouté l’affranchissement économique des masses à leur affranchissement politique. La plupart d’entre eux, comme Castiau, ne voient de remèdes que dans l’adoption de réformes démocratiques : extension du droit de suffrage par l’abaissement du cens jusqu’au minimum admis par la constitution, abolition du remplacement militaire, remaniement du système des impôts et adoption d’un impôt direct sur le revenu, suppression des droits d’entrée sur les denrées alimentaires, exclusion des fonctionnaires du Parlement, etc.[11]. Chez quelques-uns, ces revendications, évidemment inspirées de celles que formulent en France les adversaires du gouvernement, se mêlent à des tendances républicaines d’ailleurs assez vagues et théoriques. Au fond, ces démocrates demeurent strictement constitutionnels et n’attendent l’amélioration du sort des classes ouvrières que de la légalité.

Plus hardis enfin, un petit nombre vont jusqu’à mettre en question les bases mêmes de l’organisation capitaliste. S’ils ne se disent pas et si probablement dans leur ensemble, ils ne se croient pas socialistes, tout au moins sont-ils socialisants. Gagnés aux théories saint-simoniennes ou phalanstériennes, leurs idées se sont renforcées de leur fréquentation avec les révolutionnaires de tous pays qui ont cherché refuge à Bruxelles, Italiens, comme Arconati et Arrivabene, Polonais comme Lelewel, Allemands surtout comme Karl Marx, qui expulsé de France par Guizot en 1845, a été rejoint dans son exil par Engels et par quelques adeptes[12]. Le Deutscher Arbeiter-Verein, fondé par ces Allemands en 1847, au cabaret du Cygne sur la Grand’Place, s’il ne semble avoir exercé aucune action sur le peuple, a certainement influencé les bourgeois radicaux admis à ses séances, les Lucien Jottrand, les Charles-Louis Speelthoorn, les Alexandre et Félix Delhasse, les Mellinet, les Defré et quelques autres.

Associés au début avec les catholiques-démocrates, amis de Bartels et qui collaborent avec eux au Radical (1837 — 1838) et au Débat Social (1844), leur adhésion de plus en plus nette à la libre pensée les a fait rompre en 1846 avec ces alliés de la première heure. Car c’est en dehors de l’Église, si ce n’est contre elle, qu’ils conçoivent l’organisation sociale. Avec Marx, Jottrand considère les misères de la classe ouvrière comme une phase nécessaire de la concentration capitaliste dont sortira fatalement un avenir meilleur[13]. De son côté, Defré prône dans l’Organisation Sociale les doctrines phalanstériennes de Fourier. À l’Université de Gand, le professeur Huet expose, à partir de 1846, devant un petit groupe de disciples choisis, parmi lesquels figure Émile de Laveleye, une sorte de socialisme chrétien s’inspirant de la philosophie de Bordas Dumoulin. Des aspirations humanitaires pacifistes et internationales dominent tout ce mouvement d’idées. En 1847, l’Association démocratique, fondée par Jottrand, se donne pour programme de travailler à la fraternité des peuples. Mais ses membres sont si éloignés de l’action révolutionnaire qu’il ne semble pas qu’ils aient connu le manifeste communiste publié par Marx au cours de cette année. Et s’ils l’avaient connu, la plupart d’entre eux bien certainement en auraient été épouvantés. Leur socialisme, si l’on peut l’appeler ainsi, encore tout imprégné d’individualisme libéral, ne provenait que de leur pitié pour les souffrances des travailleurs et de l’indignation généreuse qu’elles leur inspiraient.

Les progrès de l’industrialisation du pays allaient de pair en effet avec ceux de la misère et de la démoralisation. Si, durant la période de 1834 à 1839, la prospérité économique avait eu pour conséquence une hausse rapide des salaires, leur baisse à partir de la dépression qui avait succédé à cet élan trop fougueux, faisait apparaître plus nettement la détresse du prolétariat dont les villes et les régions minières se trouvaient encombrées. Une enquête sur la condition des ouvriers industriels, décidée par les Chambres en 1843, avait dévoilé une situation lamentable, et l’insuffisance des moyens d’investigation dont elle avait été pourvue permet de croire que la réalité était bien pire encore[14].

Partout ou presque partout s’était révélée la disproportion du coût de l’existence, qui n’avait cessé de s’accroître depuis 1840, et de la rémunération du travail demeurée stationnaire, si même les patrons, pour pouvoir résister à la concurrence de l’étranger, n’avaient pas cru devoir la réduire. À Charleroi, on constatait que les salaires en étaient revenus aux taux de 1830, et l’on estimait qu’à Saint-Nicolas ils avaient diminué d’un quart au moins depuis la Révolution « à cause du malaise des fabriques ». De là, naturellement, l’insuffisance extrême de l’alimentation, du vêtement et du logement. En général, l’ouvrier ne vit que de pommes de terre, de pain noir et de café à la chicorée, auxquels s’ajoute parfois le dimanche un peu de viande ou de charcuterie. La chambre qu’il occupe dans une « caserne » ou la misérable maison qu’il loue à la semaine dans une « cité » ou dans un « bataillon carré » est un défi porté aux exigences les plus élémentaires de l’hygiène. La description du quartier de Batavia à Gand, amas de taudis serrés le long de ruelles immondes dans une atmosphère de fosses d’aisances, fait songer à un enfer. Aujourd’hui encore, ce qui subsiste dans les villes manufacturières des bâtisses construites à cette époque pour loger et pour exploiter la misère du prolétariat peut donner l’idée d’un état de choses qui a fait des mots ouvrier et indigent des termes synonymes. Dans le Borinage, pour économiser le combustible et le savon, les femmes lavent les vêtements de leurs maris et de leurs enfants aux eaux chaudes qui s’écoulent des machines d’épuisement des houillères. L’impossibilité de faire des économies pousse la plupart des ouvriers à un point d’imprévoyance qui dépasse tout. La trop grande détresse en arrive au point d’être dégradante. Partout l’ivrognerie, non seulement des hommes, mais des femmes, en est le résultat. À Verviers, on suppute que la consommation d’alcool a augmenté de 46 p. c. de 1833 à 1844[15]. Le seul remède contre l’alcoolisme est l’excès de la misère qui empêche souvent l’ouvrier d’acheter du genièvre[16]. Parmi les femmes et parmi les filles la prostitution est chose courante. Toutes d’ailleurs sont mariées ou se marieront, car « c’est un principe reçu de la classe ouvrière d’avoir le plus grand nombre d’enfants possible, parce que chacun représente un salaire futur »[17]. Dès qu’ils peuvent aller à l’atelier, les parents les y amènent. Dans les filatures de Gand, ils entrent généralement à l’âge de neuf ans, mais beaucoup y arrivent plus tôt. Petits garçons ou petites filles ont la même journée de travail que les adultes : de cinq heures du matin à midi et de une heure à huit heures du soir, en été ; de la pointe du jour à midi et de une heure à dix heures du soir en hiver. Quant aux femmes, à part quelques jours où leurs couches annuelles les retiennent au logis, elles passent leur vie comme leurs maris et leurs enfants, à la fabrique ou à la mine. Il n’est pas d’occupation qu’elles n’acceptent ; on va jusqu’à les employer dans les houillères aux travaux du fond.

Dès lors, on comprend l’abjection intellectuelle des prolétaires. Obligés de gagner leur vie dès l’âge où l’on apprend à lire, presque toujours ils n’ont reçu aucune instruction. On leur permet seulement, quand arrive l’époque de la première communion, de s’absenter de l’usine pour fréquenter le catéchisme. « La grande majorité d’entre eux ne reçoit pas d’autre éducation »[18]. Il y a bien çà et là des écoles du soir, mais comment les enfants épuisés par quinze heures de travail pourraient-ils les fréquenter ? Les plus studieux se bornent à passer une partie du dimanche à quelque école dominicale du clergé, et l’on estime que c’est bien suffisant.

Leur misère physique va de pair avec leur misère morale. Insuffisamment alimentés, privés de toute vie de famille, il faudrait que du moins pendant leurs premières années, on pût les confier à des écoles gardiennes. Or dans le plus grand nombre des villes, il n’y en a pas. Il faudrait plus encore, qu’on les protégeât contre l’usure prématurée de leurs forces, et personne n’y songe. Dans les mines de charbon, des enfants de douze ans, garçons et filles, s’épuisent comme « hiercheurs » au fond de la bure ; d’autres, occupés toute la journée à l’ouverture et à la fermeture des portes d’aérage, au sein de l’obscurité des galeries, y contractent des déformations du squelette, ou y deviennent imbéciles. Le nombre des miliciens refusés pour cause de faiblesse, d’insuffisance de taille ou de maladies constitutionnelles, témoigne cruellement de la déchéance physique des populations industrielles. À Liége, de 1836 à 1841, il est de vingt-six pour cent, tandis qu’il ne dépasse pas quinze pour cent dans le district agricole voisin de Waremme. En 1841, sur cent houilleurs, quarante-trois, sur cent cloutiers, trente-six sont réformés. Inutile d’ajouter que parmi ces êtres chétifs, la mortalité est effrayante.

Sans doute quelques patrons, tout au moins dans la grande industrie, cherchent à améliorer une situation si déplorable. À Verviers, Raymond Biolley, près de Liège, la Société des Hauts Fourneaux de Sclessin font construire des habitations ouvrières hygiéniques. Ailleurs, des caisses d’épargne sont organisées, auxquelles l’insuffisance des salaires permet à bien peu de monde de s’affilier. Mais, en général, pour parler comme les enquêteurs de 1843, « les patrons manquent de charité »[19] et ne considèrent les travailleurs que comme des machines. Dans les ateliers mal éclairés et mal ventilés, les courroies et les engrenages que l’on ne prend pas la précaution d’engainer sont un danger permanent. Ajoutez à cela tous les abus provenant des amendes, des fraudes sur le salaire et de la rapacité des contre-maîtres, qui forcent les ouvriers, sous peine de renvoi, de se fournir aux boutiques ou de fréquenter les cabarets que leurs femmes tiennent aux environs des usines. Les bureaux de bienfaisance, les hôpitaux, la charité privée ne suffisent pas à combattre des misères trop nombreuses pour les ressources dont ils disposent. Le suprême refuge est le mont-de-piété.

Plus encore qu’il n’est abandonné, le prolétariat s’abandonne lui-même. Il n’a ni la possibilité ni l’idée de se révolter contre le sort trop lourd qui l’oppresse. Si çà et là une grève éclate, son insuccès, en l’absence de toute organisation et de toute caisse de résistance, est certain d’avance. Ce qui domine parmi ces êtres incultes et débiles, c’est une morne acceptation de l’inévitable. Un ingénieur admire « le caractère paisible et la résignation de l’ouvrier mineur, surtout au Borinage où il est souvent privé de travail durant des mois par l’interruption de la navigation »[20].

La piété rend cette résignation plus facile par les espoirs qu’elle entretient. À Gand, en 1846, des ouvriers se cotisent pour faire célébrer une messe en l’honneur de la Sainte Vierge afin qu’elle mette un terme aux trop nombreux accidents dont ils sont victimes dans la fabrique qui les emploie[21]. Pourtant la vague conscience d’une déchéance imméritée aigrit les cœurs de ces pauvres gens : « la grande misère les abrutit et leur fait prendre la société en haine ; ils finissent par considérer leurs maîtres comme des tyrans et ils se persuadent bien vite que la possession est une injustice à laquelle ils attribuent leurs souffrances et leurs privations »[22]. À tout le moins sont-ils méfiants et ombrageux « parce qu’ils ont je ne sais quel sentiment intérieur qui leur retrace leur position comme humiliante »[23]. Et en présence de tout cela, le Dr Fossion se demande « quand on arrive à des résultats aussi affligeants, y a-t-il lieu de s’enthousiasmer sur les bienfaits de l’industrie ? »[24].

Si les progrès du capitalisme ont eu partout pour rançon la dégradation des masses salariées, ils ont en même temps déchaîné sur les Flandres une véritable catastrophe[25]. Comme un rouleau compresseur, ils y ont écrasé sous eux la vieille industrie linière qui, depuis le XVIe siècle, s’était si largement développée qu’elle y paraissait inséparable de l’organisation sociale. Pratiquée à domicile par les innombrables petits fermiers de la région d’après les procédés d’une technique traditionnelle, elle avait survécu sans changement à la disparition de l’Ancien Régime. Au commencement du XIXe siècle, elle occupait encore dans les deux provinces de Flandre Orientale et de Flandre Occidentale, de beaucoup les plus peuplées du royaume, environ 300.000 travailleurs, soit à peu près le tiers des habitants. Grâce à elle, l’indice démographique atteignait dans les districts liniers le chiffre de 250 à 350 par kilomètre carré, alors qu’il n’était en moyenne que de 128 pour le reste de la Belgique. Cependant, aux environs de 1830, les circonstances s’accumulaient d’où devait sortir une crise sans exemple. La perte du marché français à partir de 1815, bientôt après celle du marché des colonies espagnoles et enfin après la Révolution celle du marché des colonies hollandaises, avaient enlevé à la toilerie ses principaux débouchés. Mais plus terrible encore avait été la concurrence des fils et des tissus anglais fabriqués à la machine et dont l’importation, qui n’était encore en 1833 que de 12.269 livres, passe en 1838 à 1.304.920.

Contre l’invasion de ces produits mécaniques la lutte était trop inégale pour les rouets et les métiers à la main. Comme toutes les industries condamnées par le progrès d’une technique nouvelle, la toilerie flamande en fut réduite à combattre le mal en l’empirant. Les marchands qui en achetaient et en exportaient les étoffes, espérant se maintenir par le bon marché, réduisirent les salaires déjà très minimes des tisserands qui, de leur côté, comptèrent, pour se rattraper, sur la fraude et la malfaçon. Transformer brusquement la production rurale en production capitaliste était évidemment impossible, et l’on comprend sans peine qu’il était plus impossible encore aux milliers de travailleurs qu’elle faisait vivre, de se convaincre de leur impuissance et d’admettre l’inévitable décadence d’une industrie qui, depuis des siècles, avait nourri leurs pères. Ils se figuraient que leur malaise avait pour cause la fermeture de leurs anciens débouchés. Comme les drapiers flamands du XVe siècle, ils réclamaient des mesures de protection contre la triomphante concurrence dont ils souffraient, espérant vaincre la machine par la douane. Les marchands de toile se firent accorder des primes à l’exportation, et leurs réclamations contribuèrent largement aux vaines tentatives de conclure avec la France une union douanière[26]. Incapables de s’adapter aux conditions nouvelles du grand commerce, plus incapables encore de transformer les procédés routiniers des paysans qu’ils employaient, ils s’acharnaient obstinément à vaincre un sort qu’ils ne pouvaient que retarder au milieu d’une misère croissant avec leurs stériles efforts.

Efforts d’autant plus stériles, en effet, que, dans le pays même, des capitalistes se hâtaient d’introduire cette fabrication mécanique contre laquelle l’expérience prouvait trop clairement qu’il n’y avait pas d’autre moyen de résistance que l’imitation. Dès 1837, des filatures et des tissages à vapeur se fondent dans les villes : à Gand, la Lys et la Linière, à Liège, l’usine de Saint-Léonard. De 1841 à 1846, le nombre de leurs broches s’accroît de 47.000 à 97.000. La concurrence anglaise trouve désormais un rival devant lequel elle ne tardera pas à reculer, mais la situation de l’industrie paysanne, combattue sur place, n’en devient que plus lamentable.

Pour la défendre, les considérations morales et politiques entrent alors en jeu. Les conservateurs invoquent en sa faveur la nécessité de protéger contre la démoralisation des fabriques et l’irréligion des villes, les populations rurales gardiennes de la tradition sociale et des vertus catholiques. Leur critique du capitalisme et du prolétariat dont il est le pourvoyeur, les empêche de voir que la situation des artisans ruraux est devenue plus lamentable encore que celle des ouvriers d’usine. Travaillant treize heures par jour dans des conditions d’hygiène et de logement épouvantables, leur salaire est descendu, malgré la cherté croissante de l’existence et la hausse constante des fermages, au niveau de ce qu’il était en 1830. Et à mesure qu’ils s’épuisent et s’appauvrissent, l’inutilité de leur obstination apparaît plus évidente. L’exportation des toiles, qui était encore de 4.577.671 kilogrammes en 1835, n’atteint plus en 1848 que le chiffre de 1.448.485.

L’Association nationale pour le progrès de l’industrie linière, fondée en 1838 en vue de sauver la toilerie des campagnes, confond manifestement le progrès avec la fidélité à un passé révolu. Elle a beau prôner la qualité supérieure que la salive des fileuses donne au fil, affirmer l’excellence des toiles tissées à la main, leur souplesse inaccessible à la machine, la nécessité enfin de préserver l’originalité flamande de l’imitation de l’étranger, ses manifestes qu’inspirent tout ensemble les intérêts de la morale et ceux des marchands de toile agitent l’opinion et le Parlement sans arrêter le cours fatal de l’évolution. Quelques subsides votés par les Chambres ne remédièrent ni à la misère des travailleurs ni au déclin d’une industrie surannée. En 1844, l’Association nationale, convaincue enfin de l’impossibilité de résister à la machine, se résignait à disparaître.

Pour comble de malheur, la crise économique se complique, bientôt d’une crise alimentaire. En 1845, la fameuse « maladie des pommes de terre », qui se prolongera jusqu’en 1850, réduit la récolte de 87 pour cent dans tout le royaume. Puis, l’année suivante « la rouille du seigle » a pour conséquence une élévation formidable du prix du pain, qui passe de 14 centimes le kilo à 40 ou 50 centimes. Si toutes les provinces souffrirent de la disette, pour les districts liniers des Flandres, dont la population surabondante était déjà si cruellement éprouvée, elle fut un véritable fléau. Il était impossible d’appliquer aux campagnes les remèdes auxquels les administrations urbaines eurent recours : boulangeries communales, distribution de cartes de pain, réfectoires populaires, etc. Le gouvernement, en décrétant la libre entrée des grains, en abaissant les tarifs des chemins de fer pour le transport des denrées alimentaires, en ordonnant des travaux de défrichement dans les landes de la Campine, ne put qu’apporter de bien insuffisants palliatifs à la catastrophe. Il faut remonter jusqu’au Moyen Âge pour retrouver un spectacle analogue à celui qu’offrit alors la « misère des Flandres ». Quantité de malheureux en furent réduits à manger des chiens, des chats, à déterrer pour s’en nourrir des cadavres d’animaux. Le typhus vint ajouter ses ravages à ceux de la famine.

La mortalité est telle qu’à Thielt, durant les cinq premiers mois de 1848, on relève 1712 décès pour 414 naissances, et qu’à Bruges on ne procède plus aux sépultures que pendant la nuit, de crainte d’épouvanter les habitants. Le paupérisme défie toute description. Les dépôts de mendicité regorgent de milliers d’enfants ; des bandes de mendiants parcourent la région qu’ils terrorisent, pillent les boulangeries, attaquent sur les routes des convois de grains et se répandent dans les villes d’où il faut les expulser de force. Atteinte aux sources mêmes de la vitalité, la race dégénère. La taille des conscrits diminue, la phtysie, le rachitisme font des progrès effrayants. Durant de longues années la population flamande subira les tristes conséquences physiques et morales des souffrances trop cruelles qu’elle a endurées pendant ces années terribles. Si l’excès du malheur ne l’a point poussée à la révolte, c’est qu’elle puisa dans sa foi religieuse et dans les exhortations du clergé assez de résignation pour le supporter[27], et que d’ailleurs, plus ignorant encore et plus inorganisé que le prolétariat urbain, le prolétariat rural était plus incapable de comprendre les causes de sa détresse et d’apercevoir le moyen de les combattre.


II


À la veille de la révolution parisienne de 1848, on relève pourtant dans les grandes villes des symptômes de la fermentation qui se propage en France au sein de la classe ouvrière. Les quelques tentatives d’agitation populaire auxquelles les Orangistes avaient été mêlés de 1830 à 1839, avaient toutes fait long feu au milieu de l’indifférence des masses. Le moment semblait venu de reprendre une propagande qui pouvait compter sur l’appui ou du moins sur la sympathie de la bourgeoisie « avancée », dont les représentants les plus convaincus étaient en rapport avec un énergique démocrate, l’Anversois Jacob Kats. Au mois de décembre 1843, un groupe d’ouvriers saisissaient les Chambres d’une pétition réclamant des moyens d’existence, l’exemption de tous les impôts de consommation, l’abaissement du cens électoral et l’organisation du travail[28]. En 1845, les typographes bruxellois demandaient les mêmes réformes[29]. L’almanach populaire publié par Kats en 1844, en français et en flamand, allait jusqu’à prôner le suffrage universel et l’administration de l’industrie par l’État. L’année suivante, un pamphlet exhortait le peuple de Gand à remontrer sa misère au roi et engageait les troupes à ne pas tirer sur les manifestants[30]. À Bruxelles, des orateurs de meetings cherchaient à intéresser les ouvriers aux doctrines socialistes qu’ils ne pouvaient comprendre.

C’étaient là semences tombant sur la pierre. Le peuple, engourdi dans sa misère et son ignorance, ne répondait que par l’inertie aux défenseurs de sa propre cause. Seuls quelques bourgeois s’enthousiasmaient pour les réformes sociales. Des avocats républicains comme Spilthoorn à Gand, comme Tedesco à Liége n’auraient pas hésité à provoquer un mouvement révolutionnaire, mais leur qualité même de bourgeois les faisait prendre en défiance par le prolétariat. Quant aux radicaux, même les plus avancés eussent reculé devant la violence. Manifestement l’agitation que l’on s’efforçait de soulever ne pouvait inquiéter et d’ailleurs n’inquiétait pas le gouvernement. En prenant le pouvoir, le Cabinet libéral avait jugé suffisant, pour contenter les partisans de la réforme, d’un projet de loi introduisant dans le corps électoral les personnes inscrites sur les listes du jury (14 février).

Quelques jours plus tard tombait à Bruxelles la nouvelle de l’insurrection de Paris et de la fuite de Louis-Philippe. Ce fut tout d’abord un moment de stupeur et de désarroi. La proclamation de la République allait-elle déchaîner de nouveau la France sur l’Europe ? L’ordre politique et l’ordre social, que la bourgeoisie croyait définitivement établis sur les « immortels principes » de 1789, étaient-ils destinés à subir une fois de plus l’assaut du jacobinisme ? Et que deviendrait dans la tourmente l’indépendance nationale et cette constitution dont on était si fier ? L’absence de nouvelles précises augmentait encore la panique. Le bruit se répandait que le roi songeait à abdiquer, que les Français étaient en marche pour instaurer la république à Bruxelles. Dans toutes les villes, la foule se ruait sur les banques, réclamant la restitution de ses dépôts et le remboursement de ses billets en argent comptant. En quelques jours, le cours des fonds publics baissait de 50 %.

Au milieu de cet affolement, le gouvernement ne perdit pas la tête. Il savait bien que la foi, la tradition et la mystique révolutionnaires qui s’étaient conservées en France sous tous les régimes et venaient de s’y affirmer si soudainement, n’existaient en Belgique que chez un petit nombre d’idéalistes généreux mais sans influence et sans audace ; que si quelques têtes chaudes pouvaient risquer un mouvement, l’absence de préparation et l’hostilité certaine de l’opinion les condamnaient d’avance à un échec ; que le peuple, malgré ses souffrances, ne se laisserait pas entraîner ; qu’au surplus, le respect général dont la constitution était entourée, garantissait le régime qu’elle avait fondé ; qu’aucun péril n’était donc à craindre si la bourgeoisie, au lieu de se diviser comme elle venait de le faire à Paris, opposait un front unique tant aux désordres possibles du dedans qu’à une intervention probable du dehors.

Rogier avait dû sourire en recevant de son vieil ami Victor Considérant, alors en mission phalanstérienne en Belgique, deux lettres écrites dans la nuit du 25 au 26 février sous l’impression d’un « enthousiasme lumineux et limpide », qui lui faisait « voir l’avenir comme s’il était déjà de l’histoire ». Le monde était changé. La France allait donner le signal de l’émancipation universelle des peuples. « Demain, avant deux heures de l’après-midi, il y aura dans les rues de Bruxelles cent mille hommes enivrés d’enthousiasme électrique, criant vive la République ! C’est à la Chambre et au château que marchera spontanément ce cortège immense. Vous n’avez qu’un moyen d’apaiser tout par enchantement : c’est de prévenir le mouvement en allant au devant et d’annoncer au peuple que le roi demande lui-même à ce que la nation soit immédiatement consultée… Vous n’avez besoin de consulter personne ; il y a dans la vie des hommes et des peuples, des moments décisifs… Si vous songez à opposer une force physique, matérielle, armée à cette force morale, vous êtes perdu et vous perdez tout »[31].

Le roi et ses ministres songeaient aussi peu à recourir à la force qu’à prendre l’initiative de changer le monde. La seule question pour eux était de sauvegarder l’ordre et l’existence de la nation. Le 26 février, en sortant du Conseil pour se rendre à la Chambre au milieu du calme des rues, les prophéties de Considérant en poche, Rogier ne songeait qu’aux mesures de salut public dont il allait saisir le Parlement et à l’accueil que leur ferait l’opposition. L’esprit de parti pousserait-il la minorité catholique à profiter des circonstances pour faire échec au gouvernement ? S’il le craignit, il dut être rassuré au premier coup d’œil. Visiblement, la représentation nationale faisait trêve à ses querelles. L’unionisme ressuscitait sous le souffle du péril commun. Un projet de loi autorisant la perception anticipée des huit douzièmes de la contribution foncière fut voté d’enthousiasme. Cette unanimité garantissait l’avenir. Le même jour, une circulaire adressée aux gouverneurs des provinces attestait la confiance et le calme. Pas la moindre allusion à la nécessité de recourir à des mesures extraordinaires. Le régime constitutionnel ne devait pas subir la plus légère atteinte. Il suffisait de surveiller avec soin les étrangers et de vérifier rigoureusement leurs passeports pour sauvegarder la tranquillité publique. Le gouvernement comptait sur le zèle des autorités communales. Il terminait en disant avec une belle assurance qu’il n’avait pas d’ailleurs d’instructions spéciales à donner. Jusqu’à la fin de la crise, les institutions ne devaient pas cesser de fonctionner avec leur régularité accoutumée. Pas un instant il ne fut question de recourir à l’état de siège. Dans les villes, la garde civique convoquée par les bourgmestres suffit au maintien de l’ordre. Par prudence quelques étrangers furent expulsés.

À la distance où nous sommes aujourd’hui des événements, il paraît infiniment probable que l’union patriotique des partis et la sagesse qui détourna le gouvernement de prendre des mesures préventives que l’on eût interprétées aussitôt comme des preuves de peur ou de faiblesse, eussent suffi pour empêcher des troubles. Mais la question de l’extension du droit de suffrage était posée. Le ministère lui-même avait formulé à cet égard, un timide projet de loi. Le parti libéral qui l’avait porté au pouvoir renfermait de nombreux « avancés » qui, se réclamant du congrès de 1846, exigeaient l’élargissement du droit électoral jusqu’aux extrêmes limites de la constitution[32]. Dans les circonstances que l’on traversait, ne convenait-il pas de leur enlever ce prétexte d’agitation et d’aller au devant de leurs vœux ? L’opposition obstinée de Guizot aux partisans de la « réforme » n’avait-elle pas été en France la cause de cette révolution dont il s’agissait de préserver le pays ?

Malgré les appréhensions de Frère-Orban et de plusieurs de ses collègues, Rogier persuada le roi et le Cabinet. Le 28 février, il proposait au Parlement d’abaisser indistinctement pour tous, dans les villes et dans les campagnes, le cens au minimum constitutionnel de 20 florins (42 fr. 32), tant pour les élections législatives que pour les élections provinciales. Une loi postérieure étendit (31 mars) cette réduction à l’électorat communal et supprima en même temps le cens d’éligibilité. Une autre nouveauté enfin, que l’opinion réclamait depuis quelque temps parce qu’elle y voyait une garantie de l’indépendance des députés, je veux dire l’exclusion des Chambres de tous les fonctionnaires de l’État, fut adoptée dans le désir de compléter la réforme, « de désarmer toutes les opinions sincères et constitutionnelles et de ne pas permettre à d’autres nations d’offrir à l’envi à la Belgique des institutions plus libérales que les siennes »[33]. Ainsi, à mesure que les événements se déroulaient, l’entente patriotique des partis se faisait plus étroite. Le 1er mars, des déclarations républicaines d’Adelson Castiau provoquaient sur tous les bancs de la Chambre une tempête qui s’achevait en effusions d’amour pour la constitution et en une manifestation générale de confiance dans le gouvernement.

Cependant l’incendie allumé en France parcourait toute l’Europe. À Berlin, le roi s’humiliait devant le peuple soulevé, un parlement national allemand se réunissait à Francfort ; l’Autriche s’insurgeait, Vienne expulsait Metternich ; la Hongrie, la Bohême, l’Italie étaient en ébullition ; il n’est pas jusqu’à la paisible et conservatrice Hollande où le roi n’était contraint de donner à ses sujets une constitution calquée sur la constitution belge. De toute cette fièvre, c’est à peine si de légers symptômes se trahissent en Belgique. Quelques brochures réclament le suffrage universel. À Louvain, des étudiants envoient à leurs condisciples d’Allemagne une adresse de félicitations et poussent des cris séditieux sous les fenêtres du vice-recteur. À Gand, le professeur Huet fait circuler des listes de souscription en faveur des victimes des journées parisiennes de février. L’Association démocratique envoie au Gouvernement provisoire de Paris un manifeste signé de dix de ses membres, affirmant que « les nations qui touchent le plus près à la France seront les premières à la suivre dans la carrière où elle vient d’entrer[34] ». Une tentative insurrectionnelle, où Spilthoorn essaye en vain d’entraîner les ouvriers gantois, s’achève ridiculement par le bris de quelques vitres au collège des Jésuites. Si des jeunes gens échauffés crient çà et là : « Vive la République ! », personne ne leur répond, et Adelson Castiau, reconnaissant qu’il est seul dans la Chambre à souhaiter l’avènement du régime républicain, renonce à son mandat de représentant.

Manifestement il apparaît dès les premiers jours de mars que la crise qui ébranle l’Europe, n’ébranlera pas la Belgique. L’agitation socialiste et républicaine s’est montrée plus inoffensive encore qu’on ne le croyait, et il a suffi de lâcher la corde aux radicaux pour les satisfaire. Le roi est complètement rassuré. Le 4 mars, avant même la promulgation de la loi électorale, il écrit dans sa joie à Sylvain van de Weyer que le pays vient de prouver qu’il était vraiment une nation. Quelle revanche pour lui que l’effarement de ces souverains absolutistes qui ont si longtemps raillé sa « monarchie révolutionnaire » et qu’il voit capituler devant la révolution qui l’épargne. Il commence à se solidariser avec ce peuple qu’il a jusqu’alors considéré en étranger, et il lui échappe de parler avec émotion de « notre bonne et admirable Belgique ».

Mais si rien n’est à craindre à l’intérieur, il semble que tout soit à craindre du dehors. À Paris, les journaux exhortent les Belges à proclamer la république, et la conduite du Gouvernement provisoire est au moins ambiguë. Il avait espéré tout d’abord que l’exemple de la France provoquerait sur-le-champ la révolution à Bruxelles et il éprouva de s’être trompé une surprise mêlée de dépit. Sa situation est embarrassante et rappelle d’assez près celle de Louis-Philippe en 1830. Partagé entre la crainte d’exaspérer les partisans de la propagande en s’opposant à l’invasion de la Belgique et celle de se brouiller avec l’Europe et surtout avec l’Angleterre en l’autorisant, il louvoye sans oser prendre parti. Si Lamartine assure le prince de Ligne de sa résolution de respecter l’indépendance du pays, il est visible cependant qu’il laisse de soi-disant ouvriers belges préparer ouvertement une expédition à main armée. On n’ignore pas à Bruxelles que le club de la rue Ménilmontant, dont Spilthoorn est le chef, se vante de recevoir de l’argent d’Albert[35] et d’obtenir le parcours gratuit en chemin de fer jusqu’à la frontière du Hainaut, d’où ses membres se dirigeront vers les grandes villes pour les faire s’insurger. On sait qu’à Lille, le commissaire de la République ne se cache pas de souhaiter un coup de force contre la Belgique[36].

Des mesures de précaution sont donc indispensables et il faut se garder d’autre part de toutes marques de défiance ou d’hostilité qui pourraient froisser la susceptibilité du redoutable voisin. En même temps que le gouvernement rappelle sous les drapeaux les miliciens en congé, arme les forteresses de la frontière, décide de demander aux Chambres (16 mars) un nouvel emprunt forcé de quarante millions et accepte avec empressement les avances de la Hollande qui lui propose de s’entendre sur la préparation d’une défense commune, il reconnaît, dès le 3 mars, le Gouvernement provisoire de Paris et, pour gagner ses bonnes grâces, déclare officiellement « qu’il y a moins loin de notre constitution libérale à la forme républicaine, que de cette constitution à l’organisation de la monarchie pure »[37]. Surtout, il s’enveloppe dans une neutralité si scrupuleuse qu’il va jusqu’à gourmander van de Weyer d’avoir eu en Angleterre quelques prévenances de politesse pour Louis-Philippe[38].

L’orage que l’on redoutait éclata à la fin de mars en une bourrasque sans conséquence et sans gravité. Les fameuses « légions belges » formées à Paris avec la complicité de Ledru-Rollin, qui, sans doute, n’était pas fâché d’en débarrasser le pavé de la capitale, n’aboutirent qu’à un échec ridicule. Le 25 mars, le train qui devait de Valenciennes amener les envahisseurs à Mons, roula directement jusqu’à Quiévrain sous la direction d’un ingénieur belge monté sur la locomotive, et débarqua ses passagers au milieu des troupes qui les attendaient. Ils étaient au nombre de huit à neuf cents. Les Français furent reconduits à la frontière, les Belges dirigés vers leurs communes[39].

Quatre jours plus tard, une colonne de deux mille hommes conduits par des polytechniciens et que le commissaire de la République à Lille avait laissé se fournir de fusils à l’arsenal, se heurtait au hameau de Risquons-Tout, près de Mouscron, à un petit détachement de deux cents soldats qui, après une fusillade assez vive, la repoussait en désordre[40]. La leçon fut profitable et ces tentatives ne devaient plus se renouveler. Le calme imperturbable de la nation ne fut même pas troublé par ces échauffourées. Quant au gouvernement, il s’abstint prudemment de faire sonner trop haut son succès et n’insista pas pour obtenir de Paris des explications qu’il eût été trop embarrassant de donner. Il se borna à faire juger par la Cour d’assises d’Anvers les quelques agitateurs qui s’étaient compromis dans le mouvement. Dix-sept d’entre eux furent condamnés à mort et graciés.

Depuis lors, la Belgique n’eut plus qu’à assister en spectatrice aux convulsions de l’Europe. Et par une bonne fortune extraordinaire, la disette qui l’avait si horriblement torturée commençait à desserrer son étau. Les Chambres, d’ailleurs, mettaient à la disposition du gouvernement les crédits nécessaires pour combattre le chômage et organiser en Flandre des ateliers d’apprentissage en vue de remédier à la crise linière par la diffusion de procédés techniques perfectionnés. De toutes parts l’horizon s’éclaircissait.


  1. On attribue le mot à Gendebien. Voy. la préface de Fréson aux Souvenirs de J, Lebeau, p. 26.
  2. Histoire de Belgique, t. VI, pp. 257, 276.
  3. Histoire de Belgique, t. VI, p. 375.
  4. Voy. plus haut, p. 57.
  5. Van der Meer écrit à Rogier : « Les électeurs à 70 florins ne sont pas les hommes de la Révolution. Ce sont des hommes à intérêts matériels. Ce n’est pas cette jeunesse que vous avez si bien représentée au Congrès ». E. Discailles, Charles Rogier, t. II, p. 177.
  6. Sur la propagande saint-simonienne, voy. De Potter, Souvenirs personnels, t. I, p. 245 et suiv. ; E. Discailles, Charles Rogier, t. II, p. 27 ; L. Bertrand, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique, t. I, p. 100 et suiv. (Bruxelles, 1906). Les Saint-Simoniens publièrent à Bruxelles pendant quelques mois un journal L’Organisateur belge dont le premier numéro porte la date du 29 mai 1831.
  7. E. Discailles, Victor Considérant en Belgique (Bulletin de l’Académie royale de Belgique. Classe des Lettres, 1895).
  8. Mémoire sur l’état de la population, etc., depuis Albert et Isabelle jusqu’à la fin du siècle dernier (Bruxelles, 1841).
  9. E. Discailles, Charles Rogier, t. III, p. 44.
  10. A. De Ridder, dans Bulletin de la Commission royale d’Histoire, 1928, p. 354.
  11. Voy. Hymans, Histoire parlementaire, t. II, p. 349.
  12. Th. Basyn, Karl Marx à Bruxelles. (Revue Générale, 1927).
  13. Chlepner, op. cit., p. 392. Voy. déjà en 1838 la brochure de Jottrand : L’Association du peuple de la Grande-Bretagne et de l’Irlande.
  14. Enquête sur la condition des classes ouvrières et le travail des enfants (Bruxelles, 1846-1848, 3 vol.). La Commission chargée de l’enquête fut nommée le 7 septembre 1843. Elle a rédigé son rapport au moyen des réponses que lui fournirent les ingénieurs de l’État, les Commissions médicales et les industriels qui ont consenti à en envoyer. On ne voit pas qu’on ait interrogé les ouvriers eux-mêmes. La Commission médicale du Hainaut dit (t. III, p. 15) qu’elle n’est pas parvenue à savoir ce qui se passe dans le plus grand nombre des fabriques de la province. Pour le milieu gantois, il faut consulter : J. Mareska et J. Heyman, Enquête sur le travail et la condition physique des ouvriers employés dans les manufactures de coton (Gand 1845).
  15. B. Appert, Voyage en Belgique, p. 155.
  16. Enquête, t. II, p. 50-57.
  17. Ibid., t. III, p. 89.
  18. Ibid., t. II, p. 40. À Gand, sur mille ouvriers mâles, 850 ne savent ni lire ni écrire. (Ibid., t. III, p. 478). Même situation à Tournai. (Ibid., t. II, p. 135). Plus des deux tiers des mineurs sont complètement illettrés. (Ibid., t. II, p. 227).
  19. Enquête, t. III, p. 582.
  20. Enquête, t. II, p. 229.
  21. Voy. plus haut, p. 57.
  22. Enquête, t. II, p. 69.
  23. Ibid., t. III, p. 37.
  24. Enquête, t. III, p. 61.
  25. Il suffira de renvoyer pour ce sujet à l’excellent travail de G. Jacquemyns, Histoire de la crise économique des Flandres de 1844 à 1850 (Bruxelles, 1929).
  26. Voy. plus haut p. 89 et suiv.
  27. L. Hymans, Histoire parlementaire, t. II, p. 519.
  28. L. Hymans, Histoire parlementaire, t. II, p. 283.
  29. Ibid., t. II, p. 453.
  30. Avanti, Een terugblik, p. 116.
  31. E. Discailles, Charles Rogier, t. III, p, 232.
  32. Voy. plus haut, p. 111.
  33. Paroles d’Ad. Dechamps, dans E. Discailles, op. cit., t. III, p. 239.
  34. A. De Ridder, La crise de la neutralité belge en 1848, t. I, p. 182 (Bruxelles, 1928).
  35. Membre du Gouvernement provisoire de Paris.
  36. A. De Ridder, op. cit., t. I, pp. 109, 138. Sur la conduite de Lamartine, voy. les détails donnés, dans un esprit très hostile, par l’ambassadeur beige, le prince Eug. de Ligne, Souvenirs et portraits, éd. F. Leuridant (Bruxelles, 1930).
  37. A. De Ridder, op. cit., t. I, p. 120.
  38. Ibid., t. I, p. 351.
  39. Sur l’affaire de Quiévrain, voy. le rapport de l’ingénieur Gobert dans P. Hymans, Frère-Orban, t. II, p. 3 et suiv. Add. le récit du ministre d’Hofschmidt et un rapport de la Sûreté publique dans De Ridder op. cit., t. I, pp. 191, 279, et t. II, p. 128 et suiv.
  40. On trouvera les principaux documents sur cette affaire dans De Bavay, Histoire de la Révolution belge, p. 371 et suiv. Cf. De Ridder, op. cit., t. I, p. 273. Lamartine, Histoire de la Révolution de 1848, t. II, p. 161, avoue que certains agents du gouvernement français y furent mêlés. De la Gorce, Histoire de la deuxième république, t. I, p. 180, donne un récit très complet. Pour l’intervention des autorités lilloises, voy. M. Gossez, Le département du Nord sous la deuxième république, p. 129 et suiv. (Lille, 1904).