Histoire de Belgique/VII/Livre 1/Chapitre 3

Maurice Lamertin (7p. 81-113).


CHAPITRE III

DES TRAITÉS DE 1839 À LA CRISE DE 1848


I


La Belgique, on l’a vu à suffisance, n’avait signé que contrainte et forcée les traités du 19 avril 1839. Lorsque neuf ans auparavant, le Congrès avait proclamé à la face, ou pour mieux dire, au mépris de l’Europe, l’indépendance nationale, il entendait bien se réserver le droit et de définir cette indépendance et de déterminer l’étendue des territoires qui en jouiraient. Grisé par le facile succès de la Révolution, il avait parlé comme s’il ne s’adressait qu’au roi de Hollande. De là sa double prétention, non seulement de conserver à la Belgique le Limbourg et le Luxembourg qui s’étaient soulevés avec elle, mais encore, d’y annexer la Flandre Zélandaise. En revendiquant cette dernière, dont les habitants calvinistes faisaient partie depuis le xviie siècle de la République des Provinces-Unies et étaient demeurés unanimement fidèles à Guillaume, il ne pouvait lui échapper cependant qu’il se mettait en contradiction avec lui-même. Il ne s’agissait plus ici d’invoquer le droit du peuple à disposer de son sort. La revendication de la Flandre Zélandaise ne pouvait se justifier que par cette raison d’État contre laquelle précisément s’était faite la Révolution. En cette occurrence, le Congrès sacrifiait aux convenances de la Belgique une population étrangère et, comme la Conférence de Londres le faisait justement observer, se fondait uniquement sur le droit de conquête. La guerre seule eût pu trancher la question, puisqu’elle n’était qu’une question de force, et il n’était pas au pouvoir des Belges de faire la guerre contre la volonté de l’Europe.

L’intervention des grandes Puissances dans le conflit hollando-belge en avait dès lors déterminé le cours et imposé la solution. Au fond, les traités de 1839 étaient une sentence dictée aux deux parties après d’innombrables incidents de procédure, et, à tout prendre, elle donnait gain de cause à la Belgique, puisqu’elle consacrait irrévocablement l’existence de cet État révolutionnaire. Sans doute, par considération d’équilibre, elle le soumettait à une double limitation : limitation politique tout d’abord en contraignant ce pays, éternel objet de dispute entre ses voisins, à une neutralité perpétuelle et garantie ; limitation territoriale ensuite, en lui refusant non seulement la Flandre Zélandaise, mais encore les parties orientales du Limbourg et du Luxembourg. En ce qui concerne ces dernières, on avait tenu compte plus encore que des droits du roi de Hollande, de ceux de la Confédération germanique. Il avait fallu, pour amener celle-ci à renoncer au Luxembourg wallon attribué à la Belgique, lui fournir une compensation en lui rattachant le Limbourg, placé d’ailleurs sous la souveraineté de Guillaume. L’Europe avait, en somme, mesuré largement sa place à la Révolution. Personne n’eût pu croire en 1830 que les « émeutiers » belges seraient, neuf ans plus tard, à l’exception de 300,000 Limbourgeois et Luxembourgeois, accueillis à titre de peuple indépendant dans le concert européen.

L’État Belge est donc le produit d’une révolution qui s’est imposée à l’Europe, mais à laquelle, en revanche, l’Europe a imposé ses limites. Il en résulte une configuration à première vue tout à fait anormale. Un coup d’œil jeté sur la carte suffit à prouver que ce n’est pas la nature mais la politique qui a fixé ici les frontières. Il apparaît absurde et humiliant que la Belgique moderne soit séparée du cours de l’Escaut, fleuve nourricier d’Anvers, par l’interposition de l’étroite bande de terre de la Flandre Zélandaise, laquelle n’est au surplus que le prolongement naturel des Flandres. Cette situation se justifie pourtant par l’histoire. Elle s’explique par la déplorable faiblesse qui a contraint les rois d’Espagne au xviie siècle, de céder à la République des Provinces-Unies ce territoire dont elle assimila la population après l’avoir conquis. Si nécessaire qu’elle soit à la Belgique, si naturellement qu’elle se rattache à son sol, la Flandre Zélandaise n’en était pas moins, en 1839, une possession séculaire et légitime qu’il était impossible d’enlever à la Hollande, héritière de la République. Le passé a pesé ici de tout son poids sur le présent, et le droit historique l’a emporté, si l’on peut ainsi dire, sur le droit naturel. La Hollande a continué de bénéficier des victoires de Maurice et de Frédéric-Henri de Nassau, comme la Belgique de pâtir des défaites de Philippe IV[1].

Tout au rebours, les frontières du côté de l’Est ont reçu leur dessin des traités de 1839. L’ancien Limbourg a été coupé en deux suivant une ligne partant du point le plus méridional du Brabant hollandais, pour atteindre la Meuse, en avant de Wessem, suivre ensuite le fleuve jusqu’à Maestricht, puis, s’en écarter en contournant cette ville de manière à la laisser à la Hollande. Dans le Luxembourg, c’est la langue des habitants qui a été prise comme principe de séparation. Sauf quelques villages allemands des environs d’Arlon, la région wallonne a été cédée à la Belgique à l’Ouest de la ligne Athus, Tintange, Gouvy. La région allemande de l’Est constitue depuis lors le Grand-Duché de Luxembourg. Du côté de la France seulement, la configuration a conservé exactement le tracé qu’elle avait reçu lors de la formation, en 1815, du royaume des Pays-Bas[2].

Si l’on tient compte des droits de la Hollande et de ceux de la Confédération germanique qu’il était impossible de violer au profit des Belges, on conviendra sans doute que les traités de 1839 ne pouvaient guère être autre chose que ce qu’ils furent. Rien ne prouve que l’arrangement plus avantageux prévu par les XVIII articles eût été réalisable. Il faut tenir compte, au surplus, des craintes que la France continuait d’inspirer, non seulement aux trois Puissances absolutistes, mais aussi à l’Angleterre. Laisser à la Belgique des forteresses de premier ordre comme l’étaient Maestricht et Luxembourg, c’était risquer de les faire tomber au pouvoir de la France en cas de guerre. La neutralité garantie au pays ne paraissait pas, à une Europe toujours hantée des souvenirs de la République et de Napoléon, une sauvegarde suffisante. On soupçonnait d’ailleurs les Belges de tendances francophiles et de n’être point très enthousiastes de cette neutralité qu’on leur avait imposée. On ne voulait pas remarquer qu’il y avait quelque contradiction entre le fait de les proclamer neutres et celui de leur donner des frontières qui, le cas échéant, ne leur eussent pas permis de résister efficacement à une agression de la Hollande ou de l’Allemagne. C’est qu’au fond, leur neutralité n’était qu’une précaution prise contre la France. Il était donc pratique et ingénieux de laisser la Belgique ouverte au Nord et à l’Est : il suffisait qu’elle fût solidement remparée au Sud, et elle l’était. La convention des forteresses, à laquelle Léopold avait dû consentir le 14 décembre 1831, donnait de ce côté tous les apaisements désirables, puisqu’elle autorisait, dans l’éventualité d’une guerre, les troupes de l’Angleterre et des Puissances du Nord à occuper ceux des ouvrages conservés de la barrière élevée en 1815 contre la France.

Les traités de 1839 laissaient à la Belgique le soin de s’entendre avec la Hollande sur les détails de leur exécution. Plein de rancœur contre son peuple et contre les Puissances qu’il accusait de l’avoir abandonné, le vieux roi Guillaume s’épargna le dégoût de traiter d’égal à égal avec ses anciens sujets. Le 7 octobre 1840, il abdiquait inopinément pour épouser quelque temps après une dame d’honneur de sa première femme, la comtesse Adrienne d’Oultremont. C’est avec cette compagne qui, par une singulière ironie du sort, était d’origine belge et de religion catholique, qu’il passa ses derniers jours dans une retraite maussade à Berlin, uniquement occupé de lucratives opérations financières[3].

Son successeur, Guillaume II, était ce prince d’Orange qui après avoir vainement sollicité deux fois les Belges de lui donner la couronne, les avait battus dans la campagne des dix jours. Vis-à-vis de Léopold, sa position était doublement fausse, et l’on ne pouvait s’attendre à ce qu’il lui témoignât des dispositions très cordiales. Le manque de sens politique et l’esprit d’intrigue dont il avait auparavant donné tant de preuves l’inclinaient encore à s’illusionner sur les chances d’un retour de fortune en sa faveur. Salué à son avènement par une députation des survivants de l’orangisme[4], il s’obstinait à compter sur ce parti moribond. Il se figurait d’ailleurs avoir conservé des sympathies en Belgique et se flattait naïvement de pouvoir les augmenter en affectant des tendances catholiques, en favorisant dans son armée les officiers belges, en modifiant l’uniforme de ses troupes à l’imitation de l’uniforme belge. Il n’est pas impossible qu’il ait pris au sérieux en 1840-1841 de vagues ouvertures dont il semble que le ministère Thiers l’ait tenté sur la possibilité d’un partage de la Belgique entre la France et la Hollande[5]. Peut-être aussi crut-il pouvoir faire tourner à son profit les rêveries de De Potter en 1839, sur la constitution d’une fédération hollando-belge[6]. Il se compromit en tous cas dans le complot insensé des généraux van der Smissen et van der Meere (septembre 1841) qui furent condamnés en cour d’assises pour avoir voulu enlever la famille royale[7].

Force lui fut bien cependant de suivre officiellement une conduite que les traités de 1839 aussi bien que l’opinion hollandaise lui imposaient. Ses velléités et ses machinations personnelles ne trouvaient aucun appui ni parmi sa nation ni parmi les membres de son gouvernement. Le ministre qu’il chargea de le représenter à Bruxelles, Falck, réprouvait nettement toute collusion avec l’orangisme, et la parfaite loyauté de son attitude contribua grandement à l’apaisement du conflit que les rancunes de la maison d’Orange avaient si inutilement prolongé entre les deux royaumes. Le 5 novembre 1842, un traité, complété le 8 août 1843 par une convention définitive, régla les questions encore pendantes en matière de navigation et de finances et fixa dans le détail le tracé des frontières. L’humeur du roi Guillaume ne devait plus empêcher désormais l’État belge et l’État hollandais d’entretenir l’un avec l’autre des relations correctes.

Depuis la ratification de son indépendance par les cinq grandes Puissances, ce n’est pas l’attitude de la Hollande, mais bien celle de ces Puissances mêmes qui pouvait inquiéter la Belgique. Et en effet, jusqu’en 1848, elle trahit à l’égard du jeune royaume tout autre chose que de la bienveillance. La Russie, l’Autriche et la Prusse se résignaient mal à admettre la légitimité du roi révolutionnaire que la France et l’Angleterre les avaient forcées de tolérer plus encore que de reconnaître. Le tsar avait pris prétexte de l’entrée d’officiers polonais dans l’armée belge en 1839, pour échapper au désagrément d’envoyer un ministre à la cour de Bruxelles. Il fallut attendre jusqu’en 1852 pour qu’il daignât nouer avec elle des rapports diplomatiques[8].

Pour désagréable qu’elle fût, cette bouderie hautaine venant de si loin, n’était pas bien dangereuse. Les dispositions du tout puissant Metternich avaient un bien autre poids, et Léopold s’ingéniait d’autant plus à se les concilier qu’il professait pour ce parangon de la Sainte-Alliance une admiration sincère. Depuis le début de son règne il n’avait cessé de correspondre avec lui, cherchant à l’amadouer en le rassurant sur les progrès du pouvoir monarchique et sur la disparition de l’esprit républicain et des tendances francophiles parmi ses sujets, réclamant même son appui auprès de Rome pour obtenir la nomination à Bruxelles d’un nonce capable de modérer les allures démocratiques du clergé[9]. Le grand homme se laissait courtiser avec une complaisance qui ne l’empêchait pas de faire sentir la férule. Lors de la crise de 1839, la nomination des officiers polonais lui avait fait rappeler, de même que la Prusse, son ministre en Belgique, et il l’avait pris de si haut que le roi avait été jusqu’à parler d’abdication. Bref, si le cabinet de Vienne pouvait avoir quelque complaisance pour la personne de Léopold, il était évident qu’à l’égard du peuple et de la constitution belge son antipathie restait insurmontable.

Celle de la Prusse ne l’était pas moins. En 1842, Frédéric-Guillaume IV affirmait à Stockmar que le royaume de Belgique durerait à peine deux générations, qu’à moins d’entrer dans la Confédération germanique, il serait absorbé par la France, que le roi n’était qu’un instrument de Louis-Philippe, qu’au surplus l’armée belge n’avait aucune valeur militaire et que la nation turbulente, grossière, capricieuse et rebelle était ingouvernable[10]. Sans doute exhalait-il, en parlant ainsi, la rancune que lui inspiraient les soupçons de Léopold à l’égard de la Prusse. Il ne pouvait ignorer sa répugnance pour la politique agressive de cette Puissance et pour ses visées d’unifier la nation allemande au nom du germanisme. Entre les deux souverains la mésentente s’aggravait de l’antagonisme de leurs principes et de cette brutalité prussienne dont Léopold se plaignait plaisamment de ne recevoir que des coups de pied. Au reste, il ne rencontrait pas plus d’aménité chez les princes allemands, qui ne pardonnaient pas à un Cobourg de s’être rendu complice d’une révolution, et qui affectaient de ne prononcer jamais le nom de la famille qu’il avait compromise[11].

Mais s’il l’avait compromise à leurs yeux, il l’avait en revanche relevée aux yeux de l’Europe en devenant roi, et il était bien décidé, tant par intérêt dynastique que par intérêt personnel, à la pousser plus avant dans le chemin de la fortune. Déjà en 1836 son neveu Ferdinand avait été porté au trône de Portugal par son union avec Doña Maria. Au mois de février 1840, le mariage d’Albert, autre neveu, avec la jeune reine d’Angleterre, auquel Léopold s’employa de toutes ses forces, le faisait participer au prestige que cette illustre alliance apportait à sa maison, en même temps qu’elle resserrait les liens de famille qui l’attachaient déjà lui-même à Victoria. La même année, une de ses nièces épousait le duc de Nemours, et trois ans plus tard, son neveu Auguste s’alliait à la princesse Clémentine d’Orléans. S’il n’avait tenu qu’à lui enfin, un autre Cobourg eût obtenu en 1841 la main de la reine d’Espagne. Il fallait bien convenir, après tout cela, que le petit roi républicain que l’on avait traité de si haut était devenu l’un des monarques les mieux apparentés de son temps, et sa couronne, apparaissant plus brillante, apparut en en même temps plus respectable.

Cette heureuse fortune de son souverain venait à point nommé pour la Belgique. Autant elle avait profité de l’entente cordiale de la France et de l’Angleterre, autant la rupture de celle-ci en 1840, lors de la crise provoquée par les événements d’Orient, semblait devoir lui être fatale. Jusqu’alors le gouvernement de Louis-Philippe avait cherché à exercer sur le nouveau royaume, à l’existence duquel il avait si activement contribué, une sorte de protectorat qui, tout en préoccupant le cabinet de Londres, n’avait pourtant provoqué de sa part aucune réaction inquiétante. En 1834, lorsque Léopold, après le décès de son premier fils, avait songé à prendre des mesures pour assurer, au cas où il mourrait sans enfants, la régence de l’État à un prince de la maison de Cobourg, le roi des Français avait prétendu s’opposer à ce projet, que la naissance du futur Léopold II, le 9 avril 1835, avait d’ailleurs bientôt dissipé[12]. Plus tard, en 1836, sous le ministère Molé, il avait été question d’une union douanière entre la Belgique et la France, dont on s’était encore entretenu en 1837 et en 1839[13]. La crise économique qui s’ouvrit cette même année donna aux pourparlers une signification plus précise et des chances sérieuses de réussite.

L’élan industriel qui avait débuté en 1835 avec une fougue trop hâtive, n’avait pas tardé à s’épuiser au milieu des abus de la spéculation. Le marasme des affaires avait contribué, on l’a vu, à pousser les Chambres à l’acceptation des traités d’avril 1839, mais, ceux-ci votés, la situation était apparue plus menaçante. Le marché intérieur s’était rétréci par la perte du Limbourg et du Luxembourg. Sur toutes les frontières, des lignes de douanes s’opposaient aux besoins d’exportation d’une industrie trop développée pour pouvoir se maintenir sans débouchés extérieurs. Les capitaux commençaient à se cacher. La Banque de Bruxelles suspendait ses paiements en 1839, et John Cockerill était obligé de demander un concordat à ses créanciers. Les salaires, après une hausse momentanée, retombaient. La dépression prenait à tel point les allures d’une catastrophe que le roi de Hollande s’attendait à voir sombrer le pays dans une ruine qui le lui ramènerait, et que Guizot se persuadait de l’impossibilité pour la Belgique de conserver son indépendance dans des conditions aussi désastreuses.

Au milieu de ce désarroi, l’idée de ranimer l’industrie en lui ouvrant le marché français grâce à une union douanière était trop tentante pour que le gouvernement pût y résister. De nouvelles négociations s’ouvrirent en 1840, puis en septembre 1841. Elles ne pouvaient d’ailleurs aboutir. D’une part, les usiniers du Nord faisaient front contre le péril auquel les aurait exposés la concurrence belge ; d’autre part, il était évident que l’union douanière telle que la concevait le Cabinet de Paris ne visait qu’à préparer l’absorption politique. L’Angleterre, qui venait de rompre avec la France et de reconstituer contre elle, par le traité du 15 juillet 1840, l’union des Puissances, faisait d’ailleurs entendre des remontrances menaçantes. Le ministère comprit que, dans la crise européenne qui venait de s’ouvrir, le moment était venu d’affirmer la neutralité belge et, pour ainsi dire, de lui donner corps en la faisant passer de la théorie à la pratique. La conduite qu’il adopta alors devait faire précédent et inaugurer la politique à laquelle le pays resta inébranlablement fidèle jusqu’à la grande guerre de 1914.

La tâche était malaisée et périlleuse. Le roi y donna une preuve éclatante de son tact et de sa claire conscience du double devoir que lui imposaient ses obligations, tant à l’égard de la Belgique qu’à l’égard de l’Europe. En cet instant décisif, rien n’était plus confus que la notion même de cette neutralité que la Conférence de Londres avait imposée et garantie sans la définir. Tandis que la France ne la concevait que comme un expédient grâce auquel la Belgique la couvrait sur ses frontières du Nord, les autres Puissances, au contraire, la considéraient comme une barrière élevée à leur profit contre la France. Bref, celles-ci comme celle-là ne l’envisageaient qu’en fonction de l’Europe, que comme une question d’équilibre international. Ce fut l’originalité et l’honneur de Léopold Ier que de l’avoir fait, en même temps, apparaître comme une question belge. Il se saisit de l’occasion de prouver que la Belgique n’était ni un satellite de la France, ni une tête de pont contre la France, et qu’elle interprétait sa neutralité comme une sauvegarde tout à la fois de son indépendance et de la paix générale.

Dès les premiers symptômes du refroidissement de l’Angleterre à l’égard de la France, il avait, en appelant Joseph Lebeau au ministère des Affaires étrangères, le 18 avril 1840, indiqué qu’il n’entendait point se subordonner à la politique du Cabinet de Paris[14]. Le conflit devenant plus aigu, il n’avait pas hésité à prendre des mesures de défense. Le 10 novembre, son discours du trône affirmait au Parlement que la neutralité serait maintenue « sincère, loyale et forte ». Insensible aux reproches de Thiers et aux déclamations des Chambres françaises qui l’accusaient de pactiser avec l’Angleterre et la Prusse, il ne se laissait pas ébranler davantage par les exhortations de Frédéric-Guillaume et de Victoria, à solliciter son admission dans la Confédération germanique. Cependant, il se prodiguait pour amener entre les cours de Londres et de Paris un rapprochement auquel sa parenté avec chacune d’elles lui permettait de travailler[15], et ces tentatives de pacification faisaient mieux ressortir l’impartialité de son attitude. Neutre et pacifique, sa politique fut celle qui convenait au rôle et aux intérêts de son peuple. Elle accentuait et elle imposa le caractère sous lequel il voulait apparaître aux Belges et à l’Europe, celui d’un roi national.

Cette politique devait évidemment le détourner de ses anciens projets d’union douanière. S’ils furent repris en novembre 1842, c’est que le ministère Guizot crut y trouver un moyen de donner à l’amour-propre français, par l’annexion économique de la Belgique, une compensation de ses récentes déconvenues en Orient[16].

Le gouvernement de Bruxelles mena les pourparlers dans l’espoir irréalisable d’obtenir des avantages pour l’industrie sans compromettre l’autonomie nationale. Disposé à supprimer les droits de douane entre les deux pays et à établir un tarif unique pour les autres frontières, il se refusait obstinément à admettre les douaniers français sur son territoire. Les Puissances suivaient les négociations d’un œil soupçonneux et n’épargnaient pas les remontrances[17]. En présence de cette attitude, le Cabinet de Paris, craignant de courir au devant d’un nouvel échec, laissa peu à peu tomber les conversations. Il se contenta d’une convention qui, en retour de concessions à l’industrie linière des Flandres, gravement atteinte par les progrès du machinisme, accordait à la France d’importants dégrèvements de tarifs sur les vins et les tissus de soie (16 juillet 1842). De longs et difficiles pourparlers conduisirent enfin, le 13 décembre 1845, à la conclusion d’un traité de commerce plus général qui devait expirer en 1852.

Pendant qu’il discutait avec la France, le gouvernement cherchait à réaliser un accord commercial avec l’Allemagne. Il ne pouvait sans doute être question pour la Belgique d’entrer dans le Zollverein, et de consentir ainsi à la Prusse une vassalité qu’elle refusait à la France. Il ne faut même pas considérer le traité qu’elle conclut le 1er septembre 1844 avec cette Puissance et la Confédération germanique comme l’indice d’une orientation politique nouvelle. En réalité, il n’était que la conséquence nécessaire du plan formé en 1834 en vue de l’extension du trafic par l’établissement du chemin de fer vers Cologne. La ligne de Verviers à Aix-la-Chapelle avait été inaugurée en 1843. Elle devait conduire au traité. L’intérêt de l’Allemagne et l’intérêt de la Belgique étaient d’accord pour relier la région rhénane à Anvers, son débouché naturel. Des stipulations très avantageuses ne permettaient pas seulement au grand port de recouvrer son importance internationale, elles aidaient en même temps l’industrie métallurgique à sortir du marasme. C’est à bon droit que des fêtes brillantes saluèrent un événement qui mit fin à la crise économique ouverte depuis 1839. On se méprit d’ailleurs à l’étranger sinon sur la portée, du moins sur la nature de la convention. Louis-Philippe en ressentit un violent dépit[18], tandis que les Puissances continentales la considérèrent comme une manifestation contre la France[19]. Elle n’était en vérité que l’aboutissement d’une grande voie ferrée, ou si l’on veut, le premier fruit de l’initiative de 1834. Dans la situation qu’elle occupait en Europe, la Belgique était appelée à consolider son indépendance à mesure qu’elle s’ouvrirait davantage à ses voisins et qu’accueillante à tous, elle échapperait par cela même à l’influence exclusive de l’un d’entre eux.

Le traité de 1844 avec le Zollverein peut être considéré comme le point de départ non seulement de celui de 1845 avec la France, mais de la convention du 29 juillet 1846 avec la Hollande. La guerre de tarifs entre les deux pays devenait sans but, du moment qu’il était évident que la Belgique ne succomberait pas aux périls qui un moment avaient semblé menacer son existence. En somme, elle avait victorieusement traversé la crise politique et la crise économique dont elle avait souffert en même temps. Elle avait affirmé sa neutralité, grâce aux mesures militaires qu’elle avait su prendre au bon moment, et rétabli son industrie en poursuivant, malgré les difficultés de l’heure, la construction de ses chemins de fer. Le roi, qui lui avait constitué une armée, et le Parlement, qui l’avait dotée de son réseau ferré, avaient également bien mérité d’elle.

Si elle pouvait désormais compter sur l’avenir, elle ne pouvait cependant l’envisager sans inquiétude. La crise alimentaire de 1845 à 1846 donnait à la crise linière des Flandres les allures d’une épouvantable catastrophe. Les progrès du capitalisme et du machinisme bouleversaient l’ordre social d’un pays où, en 1846, 2,220,000 personnes vivaient de l’agriculture et seulement 1,280,000 de l’industrie. Entre les réclamations discordantes des manufacturiers et des propriétaires fonciers, le gouvernement se confinait dans un protectionnisme timide et incohérent.

L’échelle mobile adoptée en 1834 au profit des producteurs de blé maintenait le haut prix des céréales. Des droits protecteurs avaient été frappés en 1841, 1843, 1844, 1845 et 1846 sur divers produits à la demande des industriels. Le libre échange que faisait présager la construction des chemins de fer et le traité de 1844, bien que prôné déjà par un groupe de novateurs à l’imitation de l’Angleterre, soulevait encore la défiance des Chambres législatives.

Vainement de timides efforts avaient été tentés pour créer des comptoirs au dehors. Sans y participer, le gouvernement s’était montré favorable, espérant que la colonisation fournirait un exutoire au paupérisme. Il avait laissé une société anonyme, la Compagnie belge de Colonisation, transporter en 1843 quelques malheureux à Santo-Thomas de Guatemala. L’année suivante huit cent soixante-onze émigrants avaient été débarqués. Mais le manque de ressources de ces pauvres gens, l’insalubrité du climat, les conditions déplorables de l’hygiène et de l’organisation n’avaient pas tardé à prouver l’inanité de l’entreprise. Du 6 mars 1844 au 1er novembre 1845, deux cent onze colons étaient morts de maladie et de misère et il fallut envoyer un bateau de l’État pour rapatrier les survivants. Quelques-uns seulement persistèrent, maintenant un semblant de vie à ce pauvre établissement. En 1859, sur le point de disparaître, il comptait encore une quarantaine d’émigrés. Le pays d’ailleurs s’était montré complètement indifférent aux projets de la Compagnie. Trois communes seulement avaient participé à la souscription ouverte pour constituer son capital. Une autre tentative en 1847 à l’embouchure du Rio-Nunez, sur la côte occidentale d’Afrique, ne réussit pas mieux. De toute évidence, l’idée « d’appliquer l’expatriation comme remède au paupérisme » était irréalisable. Les usines du Nord de la France suffisaient comme refuge aux travailleurs inoccupés. En 1848, elles employaient environ quatre-vingt-dix mille Belges[20].

Pour confuse qu’elle soit encore, la situation du pays vers cette époque, laisse pourtant percevoir qu’elle tend à évoluer dans le sens de l’industrie. La métallurgie des provinces wallonnes prélude dès lors à cette orientation nouvelle. En 1846, le ministre de France écrit que celle de Liège n’a jamais été aussi florissante et que « les ateliers ne suffisent pas à l’établissement de Seraing, qui vient de recevoir la commande de cent locomotives pour l’Autriche »[21]. La même année, le 14 juin, le chemin de fer de Bruxelles à Paris était inauguré. Et au réseau construit aux frais de l’État commençaient à se relier des lignes secondaires établies par des compagnies. Rassurés sur l’avenir de la Belgique, les capitalistes anglais sollicitaient des concessions. Dès 1845, ils obtenaient celle du chemin de fer de l’Entre-Sambre-et-Meuse. La même année, les Chambres approuvaient la création des embranchements de Tournai à Jurbise, d’Ans à Hasselt, de Louvain à la Sambre, de Liège à Namur, de Mons à Manage, d’Ath à Termonde, de Courtrai à Ypres, ainsi que de la ligne du Luxembourg. Le trafic grandissait au point qu’en 1844 on réclamait l’établissement de doubles voies sur toutes les grandes lignes. Le pays maintenait énergiquement l’avance qu’il avait prise sur ses voisins du continent, qui lui faisaient l’honneur d’appeler ses ingénieurs à les faire profiter de leur expérience.


II


L’union des catholiques et des libéraux de 1828 à 1830 avait été une alliance révolutionnaire ; elle s’était maintenue de 1830 à 1839 comme une nécessité de salut public. L’accord des partis était complet quant au régime constitutionnel qui était leur œuvre commune et qui, par une fortune extraordinaire, se trouvait répondre également à l’idéal particulier de chacun d’eux. Ce qu’ils avaient voulu avec la même énergie, c’était la création d’un État qui, leur prodiguant toutes les libertés et leur en garantissant l’exercice, leur permît de part et d’autre de travailler à la réalisation de leurs desseins dans des conditions d’égalité parfaite et de concurrence loyale. Ni l’un ni l’autre n’avaient cherché à s’assurer l’avantage sur son adversaire. Au Congrès, malgré leurs répugnances réciproques, les libéraux avaient concédé aux catholiques la liberté de l’enseignement, et les catholiques, la liberté de la presse aux libéraux. En somme, la constitution était un pacte contracté entre des tendances rivales, dans un esprit si large et l’on pourrait presque dire si sportif, qu’il accordait à chacune d’elles une complète égalité de chances lorsque sonnerait l’heure de la lutte.

Aussi longtemps que la préoccupation dominante avait été de sauvegarder l’existence même de la nation, l’intérêt commun avait imposé aux Chambres, comme au pays, l’attitude d’entente patriotique que l’on désigne sous le nom d’unionisme. Mais il était fatal que du jour où les traités de 1839 auraient garanti définitivement l’avenir, les forces antagonistes délivrées du poids qui les avait comprimées jusqu’alors en arriveraient, par le fait même de leur expansion si longtemps contenue, à entrer en conflit. Déjà des symptômes significatifs avaient révélé plus d’une fois au sein du Parlement, une tension dangereuse. À chaque session, le budget des cultes et celui de l’enseignement donnaient lieu à des discussions passionnées. Au reproche « d’obscurantisme », les catholiques répondaient en stigmatisant « l’athéisme des écoles publiques ». Par prudence le roi empêchait Rogier de présenter aux Chambres un projet de loi sur l’instruction, et Lebeau, en 1833, refusait d’aborder la question tant « que la dernière sanction de notre nationalité dépendra de notre union et peut-être d’événements en dehors de toute prévision humaine »[22]. Ainsi, le feu couvait sous la cendre. Il ne pouvait manquer de se ranimer aussitôt que, la question nationale résolue, le grand vent de l’opinion se mettrait à souffler.

Si l’on veut apprécier exactement le cours que devait prendre la vie politique, il faut se demander en quoi consistait l’opposition des catholiques et des libéraux. En matière constitutionnelle, il importe de le répéter encore, il n’existait pas entre eux la moindre divergence. Par un bonheur extraordinaire, l’histoire avait épargné à la Belgique ces survivances du passé qui, en France, depuis la grande Révolution, avait traversé tous les régimes sans s’y résorber. Sans doute, quelques républicains et quelques Orangistes conservaient encore l’espoir ceux-ci d’une restauration des Pays-Bas, ceux-là de l’abolition de la monarchie. Mais de moins en moins nombreux depuis l’avènement de Léopold Ier, ils avaient perdu toute influence après 1839, et, pour s’en convaincre, il suffit de comparer leur rôle à celui que jouèrent en France, sous la Restauration, sous Louis-Philippe et bien plus tard encore, les légitimistes, les bonapartistes et les républicains. À part ces petits groupes négligeables, l’opinion nationale ne s’exprimait donc que par deux partis, lesquels, non seulement admettaient, mais vénéraient également la constitution qu’ils avaient faite ensemble et dont chacun s’attribuait l’honneur.

D’accord sur le terrain politique, ils ne l’étaient pas moins sur le terrain social. L’un et l’autre, en effet, se recrutaient au sein de cette bourgeoisie ou, pour parler plus exactement, au sein de ces classes moyennes qui, dans les idées du temps, apparaissaient comme seules capables de conduire la société dans les voies nouvelles ouvertes par la Révolution française. En adoptant le cens comme base du droit électoral, à l’imitation de l’Angleterre et de la France, le Congrès y avait vu beaucoup plus encore qu’une garantie d’ordre, une garantie d’indépendance et une protection contre une offensive possible de l’« aristocratie » et du « despotisme ». Car dans l’état d’ignorance et de dépendance économique où se trouvait le peuple, il était clair que toute extension du droit de suffrage eût tourné au profit de la réaction. « Plus on abaissera le cens, avait dit Lebeau au Congrès, plus on aura des élections aristocratiques »[23].

On avait cru sincèrement faire preuve de saine démocratie en adoptant un cens moins élevé que celui de la France et en le graduant de 20 à 30 florins dans les campagnes et de 50 à 80 dans les villes. Tandis que d’après la charte de Louis-Philippe il n’y avait qu’un électeur sur cent-soixante habitants, il y en avait un sur quatre-vingt-quinze d’après la constitution belge. À partir de 1839, le corps électoral comprit environ 50.000 personnes formant à elles seules le « pays légal ». Les constituants étaient persuadés que la fortune, théoriquement accessible à tous, ne pouvait passer pour un privilège. L’Ancien Régime ayant disparu, ils se figuraient qu’il n’y avait plus de classes parce qu’il n’y avait plus d’aristocratie, ou plutôt qu’il n’existait plus qu’une classe, la classe moyenne « représentant tous les intérêts, disait Leclercq, parce que tous en sortent ou y rentrent »[24].

Mais s’il est vrai que la bourgeoisie seule pouvait fonder des institutions libres, il ne l’est pas moins qu’il était impossible qu’elle ne s’identifiât pas à la nation et ne la confondît pas avec elle-même. De même qu’au xiie et au xiiie siècle les villes naissantes avaient naturellement passé sous l’administration d’une ploutocratie patricienne qui, peu à peu, les avaient exploitées à son profit[25], de même l’État constitutionnel du xixe siècle, irréalisable et inconcevable sans le caractère censitaire qu’il revêtit partout à ses débuts, devait forcément en arriver à se subordonner aux intérêts du seul groupe social qui y détenait le pouvoir. Comme celui des patriciens du Moyen Âge, son gouvernement devait avoir tous les mérites, mais aussi tous les défauts d’un gouvernement de classe. Y participant côte à côte, catholiques et libéraux, également censitaires, étaient aussi également intéressés à le maintenir, si bien que, loin de les opposer, la question, ou si l’on préfère les questions sociales, leur étaient un nouveau motif d’entente.

Entre ces hommes que rassemblaient la communauté des conceptions politiques et la communauté des intérêts, si pourtant une rupture s’est accomplie si complète, si violente, si décisive, qu’elle a semblé parfois mettre en péril l’existence même de la nation, c’est que l’idée que les uns et les autres se faisaient de la destinée humaine était incompatible. J’emploie à dessein ce grand mot qui contraste cruellement avec la mesquinerie et l’étroitesse trop souvent répugnantes des luttes dont seul néanmoins il peut expliquer le furieux déchaînement. Entre catholiques et libéraux belges, le conflit se manifesta en réalité au xixe siècle pour des causes et sous des formes parfois analogues à celles qui avaient déchaîné et entretenu au xvie siècle le conflit entre gueux et papistes. C’est une guerre de religion ou tout au moins une guerre confessionnelle.

Comme alors, en effet, tout le débat se concentre sur l’Église. Instrument nécessaire du salut éternel pour les catholiques, et dès lors divinement revêtue du droit d’accomplir sans entraves sa mission supra-terrestre, elle n’est pour les libéraux qu’une institution humaine qu’il importe, sinon de soumettre au contrôle de l’État, du moins d’empêcher d’envahir le domaine réservé au pouvoir civil. Car lui aussi, ce pouvoir a sa mission qui consiste à garantir à tous les citoyens croyants ou incroyants, l’égale faculté non seulement de manifester, mais de réaliser leurs idées. En vertu de leur foi, les catholiques professent que la société religieuse est supérieure à la société laïque ; en vertu de leurs principes, les libéraux la considèrent comme une communauté particulière englobée dans cette société. Ainsi posé, le différend est insoluble suivant la constitution, puisque la constitution au lieu de définir les rapports entre l’Église et l’État s’est bornée à leur reconnaître à chacun la même liberté. Or, l’Église ne peut être libre que si l’État renonce à intervenir dans son domaine propre, et s’il y renonce, il lui sacrifie donc une partie de sa liberté.

À l’époque où nous sommes, la question n’apparaît pas encore, il est vrai, dans toute sa gravité. La très grande majorité des libéraux belges, « vont à la messe »[26] et distinguent soigneusement l’Église du clergé qu’ils accusent de la compromettre par son intolérance. La tradition, l’habitude, les convenances de famille ou de société les retiennent dans la religion. Ils ne sont pas anti-catholiques : ils ne sont encore qu’anticléricaux. Cette attitude se comprend d’autant mieux, que le catholicisme libéral de leurs adversaires ne prête à aucun soupçon de confessionnalisme. Ils admettent pleinement toutes les libertés constitutionnelles, c’est-à-dire, toutes les libertés modernes. En 1832, n’ont-ils pas considéré la fameuse encyclique lancée contre elles par Grégoire XVI comme une simple affirmation théorique, comme une « thèse » indépendante de la pratique, et leur représentant le plus considérable, le comte de Mérode, n’a-t-il pas déclaré en plein Parlement, qu’elle ne le liait pas ?[27]. Mais les deux partis ont beau se réclamer l’un et l’autre de la constitution, ils ne l’interprètent pas de la même manière. Tandis que les libéraux ne voient dans la liberté qu’elle confère à l’Église qu’une liberté dont l’exercice a pour limite l’indépendance du pouvoir civil, aux yeux des catholiques, au contraire, elle constitue la liberté primordiale devant laquelle le pouvoir civil, s’il ne veut lui apporter son concours, doit au moins s’effacer.

À prendre le pays dans son ensemble, il est évident que les catholiques y possèdent une majorité écrasante. À bien peu près, l’ascendant de la religion et avec lui l’ascendant du clergé sont restés à la campagne ce qu’ils étaient à la fin du XVIIe siècle. Dans la partie rurale des provinces flamandes surtout, que sa langue a préservée de l’influence française, ils pénètrent le peuple jusqu’au fond. Il n’existe guère de libéraux qu’au sein de la bourgeoisie, c’est-à-dire dans les villes ou dans les districts industriels. Mais cette disproportion numérique n’affecte pas la représentation des partis au Parlement, puisque celle-ci est fondée sur le cens. Or, parmi les censitaires, les fabricants, les adeptes des professions supérieures, les gens d’affaires et les gens instruits appartiennent pour la plupart à l’opinion libérale. À travers tout le pays, dans la région flamande comme dans la région wallonne, la bourgeoisie urbaine sera donc le soutien du libéralisme et lui conférera une remarquable unité. Les catholiques, de leur côté, trouvent leur appui principal parmi les électeurs des campagnes, et s’ils sont plus nombreux dans les Flandres, c’est que le nombre des paysans y surpasse le nombre des citadins. Aussi longtemps que durera le régime censitaire, ce n’est pas suivant la langue, mais suivant l’habitat que se répartiront les partis, si bien que l’un et l’autre s’étendant à tout le territoire l’imprégneront d’une activité politique remarquablement homogène. En restreignant le pays légal à une cinquantaine de milliers d’électeurs, le Congrès national, sans l’avoir voulu, a donc largement contribué à unifier le pays lui-même.

Le clergé avait apporté l’appui des masses catholiques à la révolution. La chute du gouvernement hollandais devait aussitôt le lancer dans une activité presque aussi intense que celle qu’il avait déployée lors de la restauration religieuse contemporaine d’Albert et Isabelle. De toutes parts et dans tous les domaines, l’Église met à profit les libertés que la constitution lui prodigue pour rétablir, avec son organisation, son emprise sur les âmes[28]. Les évêques s’empressent de rouvrir les séminaires fermés par les arrêtés de 1825, et d’installer à côté d’eux quantité de petits séminaires ; des missions intérieures, sur le modèle de celles qui avaient été prêchées en France durant la Restauration, sont organisées dans tous les diocèses. Les congrégations se développent à l’envi, soit qu’elles existassent déjà dans le pays, comme celles des Sœurs de Notre-Dame et des Joséphites, soit qu’elles s’y réinstallent après en avoir été expulsées par le roi Guillaume, comme celles des Frères des Écoles Chrétiennes et des Jésuites. Par elles, à tous les degrés, l’enseignement désorganisé par la Révolution se reconstitue avec une telle rapidité et prend une telle extension qu’il semble destiné à constituer bientôt le monopole de l’Église. Dès 1840, plus de la moitié des écoles primaires lui appartiennent ; presque toute l’instruction secondaire est dispensée par ses collèges épiscopaux, par ses petits séminaires et mieux encore par les sept collèges ouverts à cette date par les Jésuites.

Au sommet de toute cette organisation trône l’Université catholique installée le 4 novembre 1834 à Malines d’abord auprès de l’archevêché, puis transportée à Louvain en 1835, où elle bénéficiera de l’éclat jeté par son illustre devancière du XVe siècle[29]. Quant aux progrès de la ferveur religieuse, il suffit de dire que, de 1829 à 1846, la population des communautés d’hommes et de femmes passe de 4,791 à 11,968 personnes. Elles fournissent leur personnel à tous les établissements charitables sans exception, orphelinats, hospices de malades ou de vieillards, asiles, dispensaires, refuges de quelque ordre ou de quelque nature que ce soit, et, en 1842, l’institution des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul, établies à l’imitation de la France, fait collaborer les laïques avec les moines dans cette grande œuvre de bienfaisance. Disposant des âmes par l’enseignement et des corps par la charité, il semble donc que l’Église soit sur le point d’imprégner de son esprit la société tout entière. Le régime moderne de la liberté lui permet de se développer avec une vigueur et une énergie qu’elle n’a jamais connues aux époques où l’État confessionnel lui accordait sa protection, mais la soumettait en revanche à sa tutelle. En face d’elle le pouvoir civil non seulement est aujourd’hui désarmé, mais par surcroît s’est chargé de l’obligation constitutionnelle de remplacer par des traitements les revenus que les biens ecclésiastiques confisqués par la Révolution française fournissaient jadis au clergé.

Ce n’est point à cela que s’étaient attendus les libéraux. Manifestement entre eux et l’Église la concurrence n’est pas égale. Car, s’ils jouissent comme elle de la liberté, ils n’en peuvent faire le même usage, ne possédant ni ses ressources, ni son organisation, ni son ascendant sur les masses. Sans doute, ils ne peuvent songer et ils ne songent point à restreindre son activité. Mais ils entendent qu’à côté d’elle, les pouvoirs publics, sans la combattre d’ailleurs, l’empêchent de monopoliser au détriment de la liberté de conscience, tous les services et en premier lieu celui de l’enseignement qu’elle est en train d’accaparer. Dès 1834, en face de l’Université libre et catholique de Louvain, ils ont fondé l’Université libre et libérale de Bruxelles, libérale en ce sens que, réprouvant tout confessionnalisme, elle adopte pour principe le libre examen. Des subventions du Conseil communal de Bruxelles pourvoyent aux besoins de ce grand établissement, mais il est évident que pour organiser à côté de lui un enseignement primaire et un enseignement moyen affranchis de l’influence du clergé, l’intervention de l’État est indispensable. Or, suivant les catholiques, l’État n’a pas le droit d’enseigner, car son enseignement, nécessairement neutre puisqu’il est nécessairement étranger à la religion et par conséquent indifférent à son égard, ne peut être que dangereux pour la foi. S’il est loisible aux communes d’imiter l’exemple de la ville de Gand, et d’ouvrir, comme elle l’a fait en 1832, des athénées d’où l’instruction religieuse est absente comme ne relevant que de la volonté des pères de famille[30], il n’est pas admissible que la nation institue, aux frais de la majorité catholique, des écoles que seuls fréquenteront les enfants de la minorité libérale.

Pourtant, la situation de l’enseignement primaire est déplorable,[31] et sur cette brûlante question, bien avant 1839, la querelle s’engage avec une âpreté croissante. Prudemment, on l’a vu, le gouvernement s’abstient d’enfiévrer les Chambres en la portant devant elles. Mais il n’est pas possible de différer plus longtemps le combat. Il éclate dès 1840 et il n’est plus d’élection où il ne mette aux prises les partis. Le clergé s’y lance avec fougue, représentant du haut de la chaire les libéraux comme instigués par les loges, qu’une lettre pastorale des évêques a solennellement condamnées en 1837. Les libéraux répondent à ces attaques en déchaînant contre les « sacristies » leurs journaux, beaucoup plus nombreux et plus actifs que ceux de leurs adversaires. La Revue Nationale fondée, date caractéristique, en 1839, par Paul Devaux, pourfend l’unionisme, comme une politique désormais sans objet et sans dignité, ne profitant qu’aux seuls catholiques, et que le moment est venu de remplacer par une « politique d’avenir ».

L’anticléricalisme que les Orangistes avaient discrédité en le professant cesse d’être suspect depuis que, vers 1842, désespérant d’une restauration, ils viennent s’affilier au parti libéral et lui apportent l’appui de leurs loges et de leur presse. De Paris, il se répand en même temps comme l’avait fait jadis la propagande républicaine. Les livres d’Eugène Sue provoquent une « levée de boucliers contre les Jésuites ». Le Juif errant est publié en feuilleton par les journaux de gauche et, en 1845, une médaille d’or est offerte à son auteur en signe d’admiration et de reconnaissance. En 1841, le projet d’accorder la personnification civile à l’Université de Louvain provoque des bagarres si graves que par prudence les évêques écrivent à la Chambre des représentants qu’ils y renoncent. La même année se fonde la société L’Alliance, constituée en vue de réunir en une action commune toutes les forces anticléricales.

Bien entendu, au calme des assemblées électorales commence à se substituer une agitation et des pratiques jusqu’alors inconnues : transport gratuit des électeurs jusqu’au lieu du vote, cortèges parcourant les villes avec musiques et drapeaux, banquets et « beuveries » aux frais des candidats. La facilité avec laquelle le régime censitaire se prête à la fraude donne lieu à des tripotages si scandaleux que, dès la session parlementaire de 1842-1843, est présenté le premier des tristes projets de loi sur les fraudes électorales. Bref, le déchaînement des passions est tel que le ministre de France, en 1846, craint qu’ « il ne mette en question le maintien de la nationalité »[32], et que le roi se plaint à l’archiduc Jean de « la lutte regrettable » que mènent autour de lui catholiques et libéraux[33].

L’unionisme cependant n’a pas disparu d’un choc brusque et il a fallu plusieurs années avant que la répartition des Chambres en droite et en gauche devînt un fait accompli et définitif[34]. Jusqu’en 1848 au surplus, les fonctionnaires qui y siégeaient en grand nombre et votaient le plus souvent pour le ministère empêchèrent cette répartition de prendre la netteté d’une coupure.

Après l’adoption des traités de 1839, le Parlement devait prendre le Cabinet de Theux comme victime expiatoire. On saisit pour le renverser, après six ans de pouvoir (4 août 1834-18 avril 1840), le prétexte de la réintégration du général van der Smissen, compromis dans la conspiration orangiste de 1831, sur les contrôles de l’armée. Le roi fit appel pour le remplacer à un ministère Lebeau-Rogier où n’entrèrent que des libéraux. Il espérait sans doute faire disparaître ainsi le grief élevé contre le gouvernement disparu, d’avoir suivi systématiquement une politique catholique. Il est probable d’ailleurs que Lebeau, dont il désirait à ce moment le concours en vue d’accentuer, vis-à-vis de la France, la politique de neutralité, lui suggéra le choix de ses collaborateurs. En dépit de sa couleur politique, le Cabinet se présenta devant les Chambres avec un programme unioniste. Mais l’unionisme était-il possible sous la direction de ministres appartenant tous au même parti ? Dès le premier jour, il fut visible qu’ils ne jouissaient pas de la confiance des Chambres. Une dissolution eût éclairci la situation ; le roi ne voulut pas y consentir. Il accepta la démission du Cabinet après le vote par le Sénat d’une adresse appelant l’attention de la couronne sur les « divisions déplorables qui se sont manifestées durant cette session dans le sein de la représentation nationale ».

Il n’y avait après cela qu’à renouer la tradition des ministères mixtes. Ce fut le rôle dévolu à J.-B. Nothomb et aux collaborateurs qu’il se recruta parmi les diverses nuances de l’opinion catholique et de l’opinion libérale (13 avril 1841-30 juillet 1845). Pour ce vétéran du Congrès, l’unionisme n’était point une tactique parlementaire mais une politique imposée par l’intérêt même du pays. Grâce à son prestige personnel et à son habileté, il parvint à retarder de quelques années le moment où les Chambres se diviseraient en deux partis comme se divisait déjà le corps électoral dont elles étaient issues. Les votes qu’il réussit à obtenir ne correspondaient certainement pas aux programmes sur lesquels avaient été élus les représentants et les sénateurs qui les émirent. La majorité qui l’appuya dans le Parlement n’existait pas dans la nation, et l’on assista au spectacle paradoxal de lois adoptées par les mandataires de partis qui, dans leur ensemble, les réprouvaient. Tel fut le cas pour les lois de 1842, dont l’une autorisait le roi à nommer les bourgmestres en dehors des conseils communaux, et dont l’autre fractionnait en sections de quartiers le corps électoral des grandes communes. Stigmatisées du nom de « lois réactionnaires » par la presse libérale qui n’y voulut voir qu’un moyen de favoriser les catholiques arraché au gouvernement par l’ «influence occulte du clergé », elles n’en furent pas moins votées par de nombreux libéraux. Et il est plus étonnant encore de constater qu’il ne se trouva que quatre opposants dans les Chambres à la loi du 24 mars 1842 sur l’enseignement primaire, et qu’elle fut adoptée par le Sénat à l’unanimité.

Transaction opportuniste entre les principes incompatibles des deux partis, elle accordait quelque chose à chacun d’eux sans les contenter ni l’un ni l’autre. Aux libéraux, elle donnait la satisfaction de voir l’État, revendiquant le droit d’organiser l’instruction publique, imposer à chaque commune l’entretien d’une ou de plusieurs écoles. Aux catholiques, elle accordait non seulement la garantie de reconnaître au clergé la surveillance de l’enseignement au point de vue religieux, mais encore la faculté laissée aux communes d’adopter une école privée, c’est-à-dire en fait une école catholique. Il est incontestable qu’ainsi faite la loi répondait à la situation d’un peuple où, sauf d’infimes minorités, la population restait profondément attachée à la religion et à l’Église. Mais ce sont les minorités qui mènent les partis, et le régime censitaire leur conférait d’ailleurs une importance qu’elles n’avaient pas dans la nation. On ne trouvait que dans la bourgeoisie des catholiques férus du dogme de l’incompétence de l’État en matière d’enseignement, et des libéraux n’admettant qu’une instruction exclusivement civile et neutre. De part et d’autre, la presse se déchaîna contre un système qui, pour les uns, violait la liberté de l’enseignement et pour les autres, mettait en péril la liberté de conscience. Évidemment la question scolaire n’était pas résolue. Elle n’était que momentanément écartée.

La politique unioniste de Nothomb, malgré ses succès au Parlement, ne pouvait durer très longtemps en présence de l’opposition qu’elle soulevait de plus en plus au sein des partis. Ce gouvernement de transaction devait forcément céder à la pression de l’opinion, et c’est miracle qu’il se soit maintenu pendant plus de quatre ans. Lorsqu’il se retira après les élections de 1845, dont l’accentuation, tant à droite qu’à gauche, ne lui permettait plus de compter sur une majorité, le roi ne se résigna cependant pas à reconnaître que le temps était venu de livrer le pouvoir aux compétitions des partis. Devant le refus des libéraux de recommencer l’essai malheureux du Cabinet Lebeau, il fit appel au dévouement de Sylvain van de Weyer qui depuis la Conférence de Londres gérait la légation de Belgique en Angleterre (30 juillet 1845-31 mars 1846).

C’était la première fois que le chef du Cabinet était désigné en dehors des Chambres. Les services éminents qu’il avait rendus au pays pourraient-ils compenser cette cause de faiblesse ? Mais l’ingratitude s’impose nécessairement aux partis et le roi put s’en convaincre aussitôt. Peut-être avait-il espéré satisfaire tout le monde en engageant van de Weyer, rationaliste notoire, à s’entourer surtout de collaborateurs catholiques. Il ne réussit qu’à le discréditer à la fois auprès des libéraux qui ne virent en lui qu’un transfuge, et des catholiques qui le considéraient comme un adversaire de leur foi. « Pourquoi est-on allé vous chercher au delà de la mer ? » s’écria Paul Devaux, et ces paroles indiquaient suffisamment que le temps était passé où la couronne pourrait imposer au Parlement un ministère de son choix. Au sein même du Cabinet d’ailleurs, l’unionisme, désormais condamné dans les Chambres, ne parvenait pas à s’imposer. L’impossibilité de se mettre d’accord avec ses collègues sur un projet de loi organisant l’enseignement moyen, poussa van de Weyer, après une pénible administration de huit mois, à renoncer à la tâche dont il avait été chargé malgré lui.

Une fois de plus le roi se tourna vers les libéraux. Mais Rogier ne voulait accepter la mission de former un gouvernement qu’en prenant pour programme l’indépendance du pouvoir civil et en recevant l’assurance d’une dissolution des Chambres en cas « d’opposition journalière et combinée de leur part ». Devant cette décision bien arrêtée de n’administrer qu’avec l’appui du libéralisme, il ne restait au roi qu’à s’adresser aux catholiques, qui seuls demeuraient fidèles à la politique unioniste à laquelle il ne se résolvait pas à renoncer[35]. Le Cabinet formé par le comte de Theux (31 mars 1846-12 août 1847) fut recruté tout entier à droite. C’était cependant, sinon un « défi », tout au moins un « anachronisme » et en tout cas une contradiction que de confier le salut de l’unionisme à un seul parti. Fait comme il était, le ministère ne pouvait prétendre qu’à occuper le pouvoir sans posséder les moyens de l’exercer. La majorité dont il disposait était infime et tout indiquait que le moment était proche où elle s’effondrerait sous lui.

Depuis 1839, le libéralisme n’avait cessé de grandir au sein du corps électoral. Le régime censitaire favorisait ses progrès. Car si le cens était plus bas dans les campagnes que dans les villes, le développement de l’industrie avait d’autre part pour conséquence l’augmentation rapide de la population urbaine avec laquelle croissait le nombre des censitaires libéraux. Ajoutez à cela que les catholiques n’avaient pas, à proprement parler, de programme politique. Satisfaits de la liberté que la constitution garantissait à l’Église, ils ne demandaient rien d’autre que la continuation d’un régime qui permettait à celle-ci de soumettre peu à peu la vie sociale à son influence. Ils ne contestaient pas l’indépendance du pouvoir civil pourvu qu’elle se confinât dans « le cercle de ses attributions réelles ». S’ils étaient attachés à l’unionisme, c’est qu’ils le considéraient comme un moyen d’empêcher leurs adversaires de sortir de ce cercle.

Ainsi compris, l’unionisme conduisait fatalement à une politique d’abstention et d’immobilité incompatible avec les principes dont les libéraux se réclamaient. Pour eux, la liberté devait être l’instrument du progrès dans tous les domaines. Se considérant comme les héritiers et les continuateurs des révolutionnaires de 1789, ils se proposaient de pousser plus loin dans la voie qu’ils avaient ouverte. Leur idéal était l’affranchissement complet de l’individu tant à l’égard de l’État qu’à celui de l’Église. Et comme cette dernière seule était dangereuse, c’est à elle qu’ils s’en prenaient nécessairement. Leur anticléricalisme n’était en réalité qu’une face de leur libéralisme, mais dans les conditions actuelles c’en était la seule visible en même temps que le seul principe d’action. La « politique nouvelle » dont ils parlaient se confondait avec une politique dirigée non sans doute contre la religion, mais contre l’ « influence occulte » qui, d’après eux, corrompait l’unionisme gouvernemental. Décidés à en secouer le joug, ils faisaient preuve d’une activité combative qui manquait totalement aux catholiques et qui les déconcertait. Ils avaient le prestige et les avantages de l’offensive.

Leur presse, à laquelle répliquaient pauvrement les rares journaux de la partie adverse, dénonçait les périls, que la politique cléricale faisait courir à la liberté. Les lois « réactionnaires » de 1842 n’avaient-elles pas pour but d’énerver la résistance des grandes communes aux empiétements de l’Église ? La loi scolaire ne devait-elle pas livrer l’école à l’inquisition du prêtre ? Et le prêtre n’avait-il pas toujours été le soutien du despotisme et de l’aristocratie ? N’avait-on pas vu en 1841, le catéchisme du diocèse de Namur faire du payement de la dîme un devoir des fidèles ? Le projet des évêques de donner à l’Université de Louvain la personnification civile, ne trahissait-il pas visiblement l’intention de reconstituer la main morte ? Le pape d’ailleurs n’avait-il pas condamné les libertés modernes ? Sans doute les catholiques n’attaquaient pas encore la constitution, mais qu’on les laissât faire, et elle serait bientôt en danger. L’arrogance épiscopale ne tenait aucun compte de la liberté des citoyens. N’avait-elle pas dénoncé les loges maçonniques à la réprobation publique ? Sur qui s’appuyait d’ailleurs le parti qu’elle inspirait si ce n’est sur les électeurs ignorants et fanatiques des campagnes, si bien que son triomphe serait fatalement celui du fanatisme et de l’ignorance ? Dans l’ardeur de la lutte on s’emportait jusqu’à mettre en doute l’infaillibilité du Congrès et à se demander si un excès de générosité ne lui avait pas fait mesurer trop largement la part de liberté donnée à cette Église qui menaçait toutes les libertés.

En se ralliant au libéralisme aux environs de 1840, les Orangistes avaient encore renforcé ses tendances anticléricales en même temps qu’ils avaient augmenté son influence sur la grande industrie. Rogier constatait en 1845 que les plus riches des électeurs censitaires appartenaient à l’opinion libérale, qui apparaissait ainsi comme la plus solide garantie de l’ordre[36].

Mais les éléments les plus jeunes du parti supportaient impatiemment l’hégémonie de la clique « aristocratico-métallique »[37] à laquelle ils reprochaient de trop sacrifier aux intérêts matériels. Comme en France, ils demandaient une réforme électorale que la plupart d’entre eux limitaient d’ailleurs à l’abaissement progressif du cens. Leurs tendances démocratiques se confondaient ainsi avec l’intérêt même du parti. Car toute réduction du cens devant nécessairement aboutir à augmenter le nombre des électeurs urbains tournerait sans nul doute au profit du libéralisme. De bonne heure l’orientation nouvelle s’était fait jour au sein de la Société L’Alliance fondée en 1841 à l’initiative des loges. Son développement menaçait d’amener à la longue une scission entre modérés et radicaux et c’est probablement pour parer à ce péril que les chefs du parti saisirent l’occasion de l’avènement au pouvoir du ministère de Theux pour convoquer un Congrès libéral qui s’ouvrit le 14 juin 1846 à l’hôtel de ville de Bruxelles.

C’était la première fois que la liberté de réunion servait à organiser une manifestation politique anti-gouvernementale. Malgré les appréhensions des conservateurs, malgré une lettre de Louis-Philippe exhortant Léopold à empêcher cette assemblée, d’autant plus dangereuse à ses yeux qu’Odilon Barot devait y prendre part, malgré les alarmes du roi lui-même, personne ne songea ni à contester ni même à restreindre l’exercice du droit constitutionnel dont les congressistes faisaient usage. En se laissant attaquer par eux, le pouvoir leur enleva précisément la possibilité de provoquer une crise analogue à celle qui devait un peu plus tard renverser en France la monarchie de juillet. Par cela même qu’elle autorisait leur assemblée, la constitution se plaçait en dehors de ses atteintes.

Les 384 délégués de toutes les parties du pays qui délibérèrent sous la présidence de Defacqz, appartenaient pour la plupart à cette fraction du libéralisme qui n’envisageait qu’avec répugnance la réforme électorale. La minorité de l’assemblée énergiquement combattue par Frère-Orban, qui prit dès lors l’attitude d’un chef de parti, demandait l’abaissement immédiat du cens et tout au moins l’octroi du droit de vote aux citoyens inscrits sur la liste des jurés. Elle dut se contenter d’une résolution qui, tout en ne repoussant pas le principe de la réforme, n’en admettait l’application que d’une façon graduelle et prudente. L’accord fut complet en revanche pour revendiquer l’indépendance « réelle » du pouvoir civil, l’organisation de l’enseignement à tous les degrés sous la direction exclusive de l’autorité laïque, sur le retrait des « lois réactionnaires » de 1842. Pour prouver qu’on n’en voulait pas à la religion, on vota un vœu en faveur de la soustraction du bas clergé à l’arbitraire épiscopal. Un article du programme donnait enfin satisfaction aux démocrates en promettant de s’occuper des améliorations que réclament impérieusement les classes ouvrière et indigente. En même temps, une solide armature était donnée au parti par la décision de créer dans chaque arrondissement une association et dans chaque canton un comité auxquels incomberait le soin de préparer d’une manière permanente la propagande électorale.

Le Congrès cependant ne parvint pas à empêcher la scission définitive du parti en deux groupes. En 1847, les modérés, désignés dès lors par ce nom de doctrinaires que les partisans de la réforme appliquaient en France aux amis de Guizot, abandonnaient l’Alliance aux radicaux pour fonder en face d’elle l’Association libérale et constitutionnelle. Loin de nuire au libéralisme, cette rupture de la majorité avec un groupe dont les revendications démocratiques effrayaient le corps électoral, lui valut une victoire éclatante aux élections du mois de juin. Le ministère de Theux démissionna, et le roi chargea Rogier de constituer le Cabinet (12 août 1847) où il n’entra naturellement que des libéraux.

La politique unioniste avait vécu. Désormais, les partis se succéderont alternativement au pouvoir conformément aux règles du système parlementaire, auquel Léopold Ier se résignait à sacrifier le système constitutionnel tel qu’il l’avait pratiqué jusqu’alors. Plus sage que Louis-Philippe, il comprit qu’il était impossible de gouverner un pays libre contre la direction de l’opinion. Un pilote habile n’emploie-t-il pas le vent, d’où qu’il souffle, à conduire le navire au port ? Et une marche louvoyante ne vaut-elle pas mieux que la stagnation de l’unionisme ou la révolution ? En prenant possession du pouvoir, le ministère annonçait cette « politique nouvelle » préconisée par Devaux dès 1839. Appuyé sur une majorité homogène, il allait, pour la première fois, orienter le gouvernement suivant le programme d’un parti.


  1. Histoire de Belgique, t. IV, 2e édit., pp. 282, 287.
  2. Pour le détail voy. la carte et le commentaire explicatif de l’Atlas historique de la Belgique publié par L. Vander Essen, F. Ganshof, P. Bonenfant.
  3. Il mourut le 12 décembre 1843.
  4. Gedenkstukken, loc. cit., t. II, p. 578.
  5. C. F. von Stockmar, Denkwürdigkeiten, p. 369 et suivantes (Brunswick, 1872). Le ministre sarde à Bruxelles dit, en 1844, « qu’il s’est tourné du côté de la France, avec laquelle il espère pouvoir s’entendre pour partager avec elle à la première occasion les dépouilles de la Belgique, dont il reprendrait la partie flamande, en lui abandonnant les provinces wallonnes ». Buraggi etc. op. cit., p. 121.
  6. De Potter, Souvenirs personnels, t. II, p. 272.
  7. Voy. plus haut, p. 63.
  8. Ch. Terlinden, L’établissement des relations diplomatiques entre la Belgique et la Russie, 1852-1853 (Revue d’histoire diplomatique, 1923).
  9. Sur les relations de Léopold avec Metternich, voy. surtout Corti, op. cit., particulièrement pp. 50, 56, 65, 95.
  10. Stockmar, op. cit., p. 378.
  11. Ernst von Sachsen-Coburg, Aus meinem Leben, t. I, p. 33. Le prince d’Altenberg se refusait à fréquenter la cour de Cobourg « weil man doch immer gewärtigen müsse das dort dass Wort Belgien ausgesprochen werde ».
  12. Louis-Philippe déclarait qu’il ne laisserait pas « germaniser » la Belgique. Voy. De Ridder, Bulletin de la Commission royale d’histoire, 1928, p. 210.
  13. F. De Lannoy, Les projets d’union douanière franco-belge en 1841-1842 (Revue catholique des idées et des faits, déc. 1922).
  14. Par scrupule de neutralité, Lebeau déconseillait de donner au ministre belge à Paris, le caractère d’un ambassadeur de famille. Voy. M. Huisman, dans Mélanges Pirenne, t. I, p. 231 et suiv.
  15. De Guichen, La Crise d’Orient et l’Europe, p. 350. Cf. A. De Ridder, Léopold Ier et la question d’Orient (Rev. catholique des idées et des faits, 1928, Nos 20-23).
  16. Guizot, Mémoires, t. VI, p. 276 et suiv. ; Stockmar, Denkwürdigkeiten, p. 365 et suiv. ; Ad. Dechamps, Une page d’histoire (Revue Générale, mai 1869).
  17. Le prince de Ligne écrivait de Paris que l’Angleterre considérerait l’union douanière comme un casus belli. Princesse de Ligne, Souvenirs, p. 227.
  18. La princesse de Ligne raconte qu’il aurait dit à son mari, dans un accès de colère, que si la Belgique veut évoluer vers l’Allemagne « nous l’écraserons ». Souvenirs, p. 231.
  19. À la Chambre même, des membres furent choqués par les « ovations » de la presse allemande à ce sujet. L. Hymans, Histoire parlementaire, t. II, p. 329.
  20. Sur ces premières tentatives de colonisation, voy. l’Exposé de la Situation du Royaume de 1841-1850, p. 44 et suiv. ; De Lannoy. La question coloniale en Belgique de 1830 à 1840 (Mélanges Moeller, t. II, p. 556 et suiv.) ; L. Hymans, Histoire Parlementaire, t. II, pp. 244, 371, 815 ; t. III, p. 470 ; O. Petitjean, Les tentatives de colonisation faites sous le règne de Léopold Ier dans La Belgique en 1930 ; Ch. Maroy, La Colonie de Santo-Thomas de Guatemala et La Colonie belge du Rio Nunez (Bulletin d’Études de l’École supérieure de Commerce Saint-Ignace d’Anvers, 1926 et 1930).
  21. Archives du Ministère des Affaires Étrangères à Paris. Correspondance politique : Belgique, t. XXIV, p. 126.
  22. L. de Lichtervelde, Léopold Ier, p. 128.
  23. Huyttens, Discussions, t. II, p. 535.
  24. Huyttens, op. cit., t. II, p. 477.
  25. Histoire de Belgique, t. I, 5e édit. p. 377 et suiv.
  26. F. Van Kalken, Théodore Verhaegen (Revue de l’Université de Bruxelles, 1927).
  27. L. Hymans, Histoire Parlementaire, t. II, p. 201. En 1846, le chanoine de Haerne affirme encore qu’elle ne peut lier les Belges en matière politique. Ibid., p. 478.
  28. E. de Moreau, Histoire de l’Église catholique en Belgique, dans Histoire de la Belgique contemporaine, t. II, p. 491 et suiv. (Bruxelles, 1929).
  29. Dietrichstein, le ministre autrichien à Bruxelles, dit que la fondation de cette université « mettra la dernière main à l’édifice de la domination du clergé, l’enseignement primaire, moyen et supérieur lui étant désormais presque exclusivement assuré ». Bulletin de la Commission royale d’Histoire, 1928, p. 287.
  30. Règlements communaux de la ville de Gand, t. III, p. 471 : « Tout ce qui concerne l’enseignement de la religion reste étranger à l’Athénée et regarde les parents ».
  31. Ed. Ducpétiaux, De l’état de l’Instruction primaire et populaire en Belgique (Bruxelles, 2 vol., 1838). Il montre qu’en fait la liberté, dans ce domaine, a conduit à l’anarchie. Beaucoup de communes, par économie, ont renoncé à leur école. Le plus souvent les instituteurs nommés par les pères de famille ont à peine les premières notions des connaissances dont ils se font les professeurs ». On n’exige d’eux aucune preuve de capacité ; toute inspection fait défaut. Le gouvernement se borne à accorder çà et là sans méthode quelques subsides.
  32. Archives du Ministère des Affaires Étrangères à Paris, loc. cit., t. XXIV, p. 301.
  33. Corti, op. cit., p. 139.
  34. F. Van Kalken, La fin de l’unionisme en Belgique (Mélanges Pirenne, p. 611 et suiv.).
  35. C’est bien certainement pour cela qu’il considère à cette époque les catholiques comme « unsere nationalsten Leute » ; les libéraux, ou comme il dit les anticatholiques, « repräsentieren etwas das System des verstorbenen Königs Wilhelm » (Lettre à l’Archiduc Jean). Corti, op. cit., p. 139. En 1841, il dit au ministre du Piémont que « le parti catholique est le plus ferme soutien de mon gouvernement. » C. Buraggi, etc., Belgio e Piemonte, p. 54.
  36. L. Hymans, Histoire parlementaire, t. II, p. 434.
  37. P. Hymans, Frère-Orban, t. I, p. 87 (Bruxelles, 1905).