Histoire d’une montagne/03
CHAPITRE III
La roche dure des montagnes, aussi bien que celle qui s’étend au-dessous des plaines, est recouverte presque partout d’une couche plus ou moins profonde de terre végétale et de plantes diverses. Ici ce sont des forêts ; ailleurs, des broussailles, des bruyères, des myrtes, des ajoncs ; ailleurs encore, et sur la plus grande étendue, ce sont les gazons courts des pâturages. Même là où la roche semble nue et jaillit en aiguilles ou se dresse en parois, la pierre est revêtue de lichens blancs, rouges ou jaunes, qui donnent souvent une même apparence aux rochers les plus différents par l’origine. Ce n’est guère que dans les régions froides de la cime, au pied des glaciers et sur le bord des neiges, que la pierre se montre sous une enveloppe de végétation qui la déguise. Grès, calcaires, granits, sembleraient au voyageur inattentif être une seule et même formation.
Cependant la diversité des roches est grande ; le minéralogiste qui parcourt les monts, le marteau à la main, peut recueillir des centaines et des milliers de pierres différentes par l’aspect et la structure intime. Les unes sont d’un grain égal dans toute leur masse, les autres sont composées de parties diverses et contrastent par la forme, la couleur et l’éclat. Il en est de mouchetées, de diaprées et de rubanées ; de transparentes, de translucides et d’opaques. On en voit qui sont hérissées de cristaux à faces régulières, on en voit aussi qui sont ornées d’arborisations semblables à des bouquets de tamaris ou à des feuilles de fougère. Tous les métaux se retrouvent dans la pierre, soit à l’état pur, soit mélangés les uns avec les autres ; tantôt ils se montrent en cristaux ou en nodules, tantôt ce ne sont que de simples irisations fugitives, pareilles aux reflets éclatants de la bulle de savon. Puis ce sont les innombrables fossiles, animaux ou végétaux, que renferme la roche et dont elle garde l’empreinte. Autant de fragments épars, autant de témoins différents des êtres qui ont vécu pendant l’incalculable série des siècles écoulés.
Sans être ni minéralogiste ni géologue de profession, le voyageur qui sait regarder voit parfaitement quelle est la merveilleuse diversité de toutes ces roches qui constituent la masse de la montagne. Tel est le contraste entre différentes parties du grand édifice que déjà, de loin, on peut reconnaître souvent à quelle formation elles appartiennent. D’une cime isolée dominant un espace étendu, on distingue avec facilité l’arête ou le dôme de granit, la pyramide d’ardoise et la paroi de la roche calcaire.
C’est dans le voisinage immédiat du sommet principal de notre montagne que la roche granitique se révèle le mieux. Là, une crête de roches noires sépare deux champs de neige déployant de chaque côté leur blancheur étincelante ; on dirait un diadème de jais sur un voile de mousseline. C’est par cette crête qu’il est le plus facile de gagner le point culminant du mont, car on évite ainsi les crevasses cachées sous la surface unie des neiges ; là, le pied peut se poser fermement sur le sol, tandis qu’à la force des bras on se hisse facilement, de degré en degré, dans les parties escarpées. C’est par là que je faisais presque toujours mon ascension, lorsque, m’éloignant du troupeau et de mon compagnon le berger, j’allais passer quelques heures sur le grand pic.
Vue à distance, à travers les vapeurs bleuâtres de l’atmosphère, l’arête de granit paraît assez uniforme ; les montagnards, pratiques et presque grossiers dans leurs comparaisons, lui donnent le nom de peigne ; on dirait, en effet, une rangée de dents aiguës disposées régulièrement. Mais au milieu des rochers eux-mêmes on se trouve dans une sorte de chaos : aiguilles, pierres branlantes, amoncellements de blocs, assises superposées, tours qui surplombent, murs s’appuyant les uns sur les autres et laissant entre eux d’étroits passages, telle est cette arête qui forme l’angle du mont. Même sur ces hauteurs, la roche est presque partout recouverte, comme par une espèce d’enduit, par la végétation des lichens ; mais, en maint endroit, elle a été mise à nu par la friction de la glace, par l’humidité de la neige, l’action des gelées, des pluies, des vents, des rayons du soleil ; d’autres rocs, brisés par la foudre, sont restés aimantés par le choc du feu céleste.
Au milieu de ces ruines, il est facile d’observer ce qui fut encore tout récemment l’intérieur même de la roche ; j’en vois les cristaux dans tout leur éclat, le quartz blanc, le feldspath à la couleur d’un rose pâle, le mica qui semble une paillette d’argent. En d’autres parties de la montagne, le granit mis à nu présente un autre aspect : dans une roche, il est blanc comme le marbre et parsemé de petits points noirs ; ailleurs, il est bleuâtre et sombre. Presque partout il est d’une grande dureté, et les pierres qu’on pourrait y tailler serviraient à construire des monuments durables ; mais ailleurs il est tellement friable, les cristaux divers en sont si faiblement agrégés, qu’on peut les écraser entre ses doigts. Un ruisseau, qui prend sa source au pied d’un promontoire de ce grain peu cohérent, s’étale dans le ravin sur un lit de sable le plus fin tout brillanté de mica ; on croirait voir l’or et l’argent briller à travers, l’eau frémissante ; plus d’un rustre venu de la plaine s’y est trompé et s’est avidement précipité sur ces trésors qu’entraîne négligemment le ruisselet moqueur.
L’incessante action de la neige et de l’eau nous permet d’observer une autre espèce de roche qui entre aussi pour une grande part dans la masse de l’immense édifice. Non loin des arêtes et des dômes de granit, qui sont les parties les plus élevées de la montagne et semblent en être le noyau, pour ainsi dire, se montre une cime secondaire dont l’aspect est d’une frappante régularité ; on dirait une pyramide à quatre pans posée sur l’énorme piédestal que lui forment les plateaux et les pentes. C’est un sommet composé de roches ardoisées, que le temps rabote incessamment par tous ses météores, le vent, les rayons solaires, les neiges, le brouillard et les pluies. Les feuillets brisés de l’ardoise se fissurent, se brisent, et descendent en masses glissantes le long des talus. Parfois le pas léger d’une brebis suffit pour mettre en mouvement des myriades de pierres sur tout un flanc de montagne.
Tout autre que la roche ardoisée est la roche calcaire qui constitue quelques-uns des promontoires avancée. Quand cette roche se brise, ce n’est pas, comme l’ardoise, en d’innombrables petits fragments, mais en grandes masses. Telle fracture a séparé, de la base au sommet, tout un rocher de trois cents mètres de hauteur ; de côté et d’autre, on voit monter jusqu’au ciel les deux parois verticales ; au fond du gouffre, la lumière pénètre à peine, et l’eau qui le remplit, descendue des hauteurs neigeuses, ne réfléchit la clarté d’en haut que par les bouillonnements de ses rapides et les rejaillissements de ses cascades. Nulle part, même en des montagnes dix fois plus élevées, la nature ne paraît plus grandiose. De loin, la partie calcaire du mont reprend ses proportions réelles, et l’on voit qu’elle est dominée par des masses rocheuses beaucoup plus hautes ; mais elle étonne toujours par la puissante beauté de ses assises et de ses tours ; on dirait des temples babyloniens.
Fort pittoresques aussi, bien que d’une faible importance relative, sont les rochers de grès ou de conglomérats composés de fragments cimentés. Partout où la pente du sol favorise l’action de l’eau, celle-ci délaye le ciment et se creuse une rigole, une fente étroite qui, peu à peu, finit par scier la roche en deux. D’autres courants d’eau ont également creusé dans le voisinage des fissures secondaires, d’autant plus profondes que la masse liquide entraînée est plus abondante ; la roche ainsi découpée finit par ressembler à un dédale d’obélisques, de tours, de forteresses. On voit de ces fragments de montagnes dont l’aspect rappelle maintenant celui de villes désertes, avec leurs rues humides et sinueuses, leurs murailles crénelées, leurs donjons, leurs tourelles surplombantes, leurs statues bizarres. Je me souviens encore de l’impression d’étonnement, voisine de l’effroi, que je ressentis en approchant de l’issue d’une gorge envahie déjà par les ombres du soir. J’apercevais de loin la noire fissure, mais, à côté de l’entrée, sur la pointe du mont, je remarquais aussi des formes étranges qui me semblaient des géants alignés. C’étaient de hautes colonnes d’argile portant chacune à leur cime une grosse pierre ronde qui, de loin, figurait une tête. Les pluies avaient peu à peu dissous, emporté tout le sol environnant ; mais les lourdes pierres avaient été respectées, et, par leur poids, continuaient à donner de la consistance aux gigantesques piliers d’argile qui les soutenaient.
Chaque promontoire, chaque rocher de la montagne a donc son aspect particulier, suivant la matière qui le compose et la force avec laquelle il résiste aux éléments de dégradation. Ainsi naît une infinie variété de formes qui s’accroît encore par le contraste qu’offrent à l’extérieur de la roche les neiges, les gazons, les forêts et les cultures. Au pittoresque des lignes et des plans s’ajoutent les changements continuels de décor de la surface. Et pourtant, combien peu nombreux sont les éléments qui constituent la montagne et qui, par leurs mélanges, lui donnent cette variété si prodigieuse d’aspects !
Les chimistes qui, dans leurs laboratoires, analysent les rochers, nous apprennent quelle est la composition de ces divers cristaux. Ils nous disent que le quartz est de la silice, c’est-à-dire du silicium oxydé, un métal qui, pur, serait semblable à de l’argent, et qui, par son mélange avec l’oxygène de l’air, est devenu roche blanchâtre. Ils nous disent aussi que feldspath, mica, augrite, hornblende et autres cristaux, qui se trouvent en si grande variété dans les rocs de la montagne, sont des composés où l’on retrouve, avec le silicium, d’autres métaux, l’aluminium, le potassium, unis en diverses proportions et suivant certaines lois d’affinité chimique avec les gaz de l’atmosphère. La montagne entière, les montagnes voisines et lointaines, les plaines de leurs bases et la terre dans son ensemble, tout cela n’est que métal à l’état impur ; si les éléments fondus et mélangés de la masse du globe reprenaient soudain leur pureté, la planète aurait, pour les habitants de Mars ou Vénus braquant sur nous leurs télescopes, l’aspect d’une boule d’argent roulant dans le ciel noir.
Le savant qui recherche les éléments de la pierre trouve que toutes les roches massives, composées de cristaux ou de pâte cristalline, sont, comme le granit, des métaux oxydés : tels sont le porphyre, la serpentine et les roches ignées sorties de terre pendant les explosions volcaniques, trachyte, basalte, obsidienne, pierre ponce : tout cela, c’est du silicium, de l’aluminium, du potassium, du sodium, du calcium. Quant aux roches disposées en feuillets ou en strates, placées en couches les unes au-dessus des autres, comment ne seraient-elles pas aussi des métaux, puisqu’elles proviennent en grande partie de la désagrégation et de la redistribution des roches massives ? Pierres brisées en fragments, puis cimentées de nouveau, sables agglutinés en roche après avoir été triturés et pulvérisés, argiles devenues compactes après avoir été délayées par les eaux, ardoises qui ne sont autre chose que des argiles durcies, tout cela n’est que débris des roches antérieures et, comme elles, se compose de métaux. Seuls, les calcaires, qui constituent une partie si considérable de l’enveloppe terrestre, ne proviennent pas directement de la destruction de roches plus anciennes ; ils sont formés de débris qui ont passé par les organismes des animaux marins ; ils ont été mangés et digérés, mais ils n’en sont pas moins métalliques ; ils ont pour base le calcium combiné avec le soufre, le carbone, le phosphore. Ainsi, grâce aux mélanges, aux combinaisons variées et changeantes, la masse polie, uniforme, impénétrable, du métal, a pris des formes hardies et pittoresques, s’est creusée en bassins pour les lacs et les fleuves, s’est revêtue de terre végétale, a fini par entrer jusque dans la sève des plantes et dans le sang des animaux.
Le métal pur se révèle encore, çà et là, parmi les pierres de la montagne. Au milieu des éboulis et sur le bord des fontaines, on voit souvent des masses ferrugineuses ; des cristaux de fer, de cuivre, de plomb, combinés avec d’autres éléments, se trouvent aussi dans les débris épars ; parfois, dans le sable du ruisseau, brille une parcelle d’or. Mais, dans la roche dure, ni le minerai précieux, ni le cristal, ne sont distribués au hasard ; ils sont disposés en veines ramifiées qui se développent surtout entre les assises de formations différentes. Ces filons de métal, semblables au fil magique du labyrinthe, ont conduit les mineurs, et après eux les géologues, dans l’épaisseur, l’histoire de la montagne.
Autrefois, nous disent les contes merveilleux, il était facile d’aller recueillir toutes ces richesses dans l’intérieur du mont ; il suffisait d’avoir un peu de chance ou la faveur des dieux. En faisant un faux pas, on essayait de se retenir à un arbuste. La frêle tige cédait, entraînant avec elle une grosse pierre qui cachait une grotte jusqu’alors inconnue. Le berger s’introduisait hardiment dans l’ouverture, non sans prononcer quelque formule magique ou sans toucher quelque amulette, puis, après avoir marché longtemps dans la noire avenue, il se trouvait tout à coup sous une voûte de cristal et de diamant ; des statues d’or et d’argent, ornées à profusion de rubis, de topazes, de saphirs, se dressaient tout autour de la salle : il suffisait de se baisser pour ramasser des trésors. De nos jours, ce n’est plus sans travail, par de simples incantations, que l’homme parvient à conquérir l’or et les autres métaux qui dorment dans les roches. Les précieux fragments sont rares, impurs, mélangés de terre, et la plupart ne prennent leur éclat et leur valeur qu’après avoir été affinés dans la fournaise.