Histoire d’une montagne/02
CHAPITRE II
Vue de la plaine, la montagne est de forme bien simple : c’est un petit cône dentelé s’élevant, parmi d’autres saillies d’inégale hauteur, sur une muraille bleue, rayée de blanc et de rose, qui borne tout un côté de l’horizon. Il me semblait voir de loin une scie monstrueuse aux dents bizarrement taillées ; une de ces dents est la montagne où se sont égarés mes pas.
Cependant le petit cône que je distinguais des campagnes inférieures, simple grain de sable sur le grain de sable qui est la terre, m’apparaît maintenant comme un monde. De la cabane, j’aperçois bien, à quelques centaines de mètres au-dessus de ma tête, une crête de rochers qui me semble être la cime ; mais, que je le gravisse, et voici qu’un autre sommet se dresse par delà les neiges. Que je gagne un deuxième escarpement, et la montagne paraît encore changer de forme à mes yeux. De chaque pointe, de chaque ravin, de chaque versant, le paysage se montre sous un nouveau relief, avec un autre profil. À lui seul le mont est tout un groupe de montagnes ; de même, au milieu de la mer, chaque lame est hérissée de vaguelettes innombrables. Pour saisir dans son ensemble l’architecture de la montagne, il faut l’étudier, la parcourir dans tous les sens, en gravir chaque saillie, pénétrer dans la moindre gorge. Comme toute chose, c’est un infini pour celui qui veut la connaître en son entier.
La cime sur laquelle j’aimais le mieux à m’asseoir, ce n’est point la hauteur souveraine où l’on s’installe comme un roi sur un trône pour contempler à ses pieds les royaumes étendus. Je me sentais plus heureux sur le sommet secondaire dont mon regard pouvait à la fois descendre sur des pentes plus basses, puis remonter, d’arête en arête, vers les parois supérieures et à la pointe baignée dans le ciel bleu. Là, sans avoir à réprimer ce mouvement d’orgueil que j’aurais ressenti malgré moi sur le point culminant de la montagne, je savourais le plaisir de satisfaire complètement mes regards à la vue de ce que neiges, rochers, forêts et pâturages m’offraient de beau. Je planais à mi-hauteur, entre les deux zones de la terre et du ciel, et je me sentais libre sans être isolé. Nulle part un plus doux sentiment de paix ne pénétrait mon cœur.
Mais c’est aussi une bien grande joie d’atteindre une haute cime dominant un horizon de pics, de vallées et de plaines ! Avec quelle volupté, avec quel ravissement des sens on contemple dans un tableau d’ensemble l’énorme édifice dont en occupe le faîte ! En bas, sur les pentes inférieures, on ne voyait qu’une partie de la montagne, au plus un seul versant ; mais, du sommet, on aperçoit toutes les croupes fuyant, de ressaut en ressaut et de contreforts en contrefort, jusqu’aux collines et aux promontoires de la base. On regarde d’égal à égaux les monts environnants ; comme eux on a la tête dans l’air pur et dans la lumière ; on s’élève en plein ciel, pareil à l’aigle que son vol soutient au-dessus de la lourde planète. À ses pieds, bien au-dessous de la cime, on aperçoit ce que la multitude d’en bas appelle déjà le ciel : ce sont les nues qui voyagent lentement au flanc des monts, se déchirent aux angles saillants des roches et aux lisières des forêts, laissent çà et là dans les ravins quelques lambeaux de brouillards, puis, volant au-dessus des plaines, y projettent leurs grandes ombres aux formes changeantes.
Du haut du superbe observatoire, on ne voit point cheminer les fleuves comme les nuages d’où ils sont sortis, mais leur mouvement se révèle par l’éclat brasillant de l’eau qui se montre de distance en distance, soit au sortir des glaciers brisés, soit dans les petits lacs et les cascades de la vallée, ou dans les méandres tranquilles des campagnes inférieures. À la vue des cirques, des ravins, des vallons, des gorges, on assiste, comme si tout d’un coup on était devenu immortel, au grand travail géologique des eaux creusant, évidant leurs lits dans toutes les directions autour du massif primitif de la montagne. On les voit, pour ainsi dire, sculpter incessamment la masse énorme pour en emporter les débris, en niveler la plaine, en combler une baie de la mer. Je la distingue aussi, cette baie, du haut du sommet gravi ; là s’étend ce grand abîme bleu de l’Océan, d’où la montagne est sortie, où tôt ou tard elle rentrera !
Quant à l’homme, il est invisible ; mais on le devine. Comme des nids à demi cachés dans le branchage, j’aperçois des cabanes, des hameaux, des villages épars dans les vallons et sur le penchant des monts verdoyants. Là-bas, sous la fumée, sous une couche d’air vicié par d’innombrables respirations, quelque chose de blanchâtre indique une grande cité. Les maisons, les palais, les hautes tours, les coupoles, se fondent en une même couleur rouilleuse et sale, contrastant avec les teintes plus franches des campagnes environnantes : on dirait une sorte de moisissure. On songe alors avec tristesse à tout ce qui se fait de perfide et de mauvais dans cette fourmilière, à tous les vices qui fermentent sous cette pustule presque invisible ; mais, vu de la cime, l’immense panorama des campagnes est beau dans son ensemble, avec les villes, les villages et les maisons isolées qui paillettent çà et là l’étendue. Sous la lumière qui les baigne, les taches se fondent avec ce qui les entoure en un tout harmonieux ; l’air déroule sur la plaine entière son manteau de pâle azur.
Grande est la différence entre la vraie forme de notre montagne si pittoresque, si riche en aspects variés, et celle que je lui donnais dans mon enfance à la vue des cartes que me faisait étudier le maître d’école. Je me figurais alors une masse isolée d’une régularité parfaite, aux pentes égales sur tout le pourtour, au sommet doucement arrondi, à la base gracieusement infléchie et se perdant insensiblement dans les campagnes de la plaine. De montagnes semblables, il n’en est point sur la terre. Même les volcans, qui surgissent isolément, loin de tout massif, et qui grandissent peu à peu en épanchant latéralement sur leurs talus des cendres et des laves, n’ont point cette régularité géométrique. La poussée des matières intérieures se produit tantôt dans la cheminée centrale, tantôt par quelque crevasse des flancs ; de petits volcans secondaires naissent çà et là sur les pentes du mont principal et en bossellent la surface. Le vent lui-même travaille à lui donner la forme irrégulière, en faisant retomber où il lui plaît les nuages de cendres vomis pendant les éruptions.
Mais pourrait-on comparer notre montagne, vieux témoin des âges d’autrefois, à un volcan, mont né d’hier à peine et n’ayant pas encore subi les assauts du temps ? Depuis le jour où le point de la terre où nous sommes prit sa première rugosité, destinée à se transformer graduellement en montagne, la nature, qui est le mouvement, la transformation incessante, a travaillé sans relâche à modifier l’aspect de cette protubérance : ici elle a exhaussé la masse ; ailleurs elle l’a déprimée ; elle l’a hérissée de pointes, parsemée de coupoles et de dômes ; elle en a ployé, plissé, raviné, labouré, sculpté à l’infini la surface mouvante, et maintenant encore, sous nos yeux, le travail se continue.
À l’esprit qui contemple la montagne pendant la durée des âges, elle apparaît aussi flottante, aussi incertaine que l’onde de la mer chassée par la tempête : c’est un flot, une vapeur ; quand elle aura disparu, ce ne sera plus qu’un rêve.
Toutefois, dans ce décor changeant ou toujours varié produit par l’action continuelle des forces de la nature, la montagne ne cesse d’offrir une sorte de rythme superbe à celui qui la parcourt pour en connaître la structure. Que la partie culminante soit un large plateau, une masse arrondie, une paroi verticale, une arête ou une pyramide isolée ou bien un faisceau d’aiguilles distinctes, l’ensemble du mont présente un aspect général qui s’harmonise avec celui du sommet. Du centre du massif jusqu’à la base du mont se succèdent, de chaque côté, d’autres cimes ou groupes de cimes secondaires ; parfois même, au pied du dernier contrefort qu’entourent les alluvions de la plaine ou les eaux de la mer, on voit encore une miniature du mont jaillir en colline du milieu des campagnes ou en écueil du sein des eaux. Le profil de toutes ces saillies, qui se succèdent en s’abaissant peu à peu ou brusquement, présente une série de courbes des plus gracieuses. Cette ligne sinueuse, qui réunit les sommets de la grande cime à la plaine, est la véritable pente. C’est le chemin que prendrait un géant chaussé de bottes magiques.
La montagne qui m’abrita longtemps est belle et sereine entre toutes par le calme régulier de ses traits. Des plus hauts pâturages, on aperçoit la grande cime, dressée comme une pyramide aux gradins inégaux ; des plaques de neige, qui en remplissent les anfractuosités, lui donnent une teinte sombre et presque noire par le contraste de leur blancheur ; mais le vert des gazons qui recouvre au loin toutes les cimes secondaires apparaît d’autant plus doux au regard, et les yeux, en redescendant de la masse énorme à l’aspect formidable, se reposent avec volupté sur les molles ondulations des pâtis ; elles sont si gracieuses de contours, si veloutées d’aspect, que l’on songe involontairement à la joie qu’aurait un géant à les caresser de la main. Plus bas, des pentes brusques, des saillies de rochers et des contreforts revêtus de forêts me cachent en grande partie les flancs de la montagne ; mais l’ensemble me paraît d’autant plus haut et plus sublime que mon regard en embrasse seulement une partie, comme une statue dont le piédestal me resterait caché ; elle resplendit au milieu du ciel, dans la région des unes, dans la pure lumière.
À la beauté des cimes et des saillies de toute espèce correspond celle des creux, plissements, vallons ou défilés. Entre le sommet de notre montagne et la pointe la plus voisine, la crête s’abaisse fortement et laisse un passage assez facile entre les deux versants opposés. C’est à cette dépression de l’arête que commence le premier sillon de la vallée serpentine ouverte entre les deux monts. À ce sillon s’en ajoutent d’autres, puis d’autres encore, qui rayent la surface des rochers et s’unissent en ravins convergeant eux-mêmes vers un cirque d’où, par une série de défilés et de bassins étagés, les neiges s’écoulent et les eaux descendent dans la vallée.
Là, sur un sol à peine incliné, se montrent déjà les prairies, les bouquets d’arbres domestiques, les groupes de maisons. De toutes parts des vallons, les uns gracieux, les autres sévères d’aspect, s’inclinent vers la vallée principale. Au delà d’un détour éloigné, le val disparaît au regard ; mais, si l’on cesse d’en voir le fond, on en devine du moins la forme générale et les contours par les lignes plus ou moins parallèles que dessinent les profils des contreforts. Dans son ensemble, la vallée, avec ses innombrables ramifications pénétrant de toutes parts dans l’épaisseur de la montagne, peut se comparer aux arbres dont les milliers de rameaux sont divisés et subdivisés en ramilles délicates. C’est par la forme de la vallée et de tout son réseau de vallons qu’on peut le mieux se rendre compte du véritable relief des montagnes qu’elle sépare.
Des sommets d’où la vue plane le plus librement sur l’espace, ne voit-on pas d’ailleurs un grand nombre de cimes que l’on compare les unes avec les autres et qui se font comprendre mutuellement ? Par-dessus le profil sinueux des hauteurs qui se dressent de l’autre côté de la vallée, on distingue dans le lointain un autre profil de monts déjà bleuâtres ; puis, encore au delà, une troisième ou même une quatrième série de monts d’azur. Ces lignes de monts, qui vont se rattacher à la grande crête des sommets principaux, sont vaguement parallèles malgré leurs dentelures, et tantôt se rapprochent, tantôt s’éloignent en apparence, suivant le jeu des nuages et la marche du soleil.
Deux fois par jour se déroule incessamment l’immense tableau des monts, quand les rayons obliques des matins et des soirs laissent dans l’ombre les plans successifs tournés vers la nuit et baignent de lumière ceux qui regardent le jour. Des cimes occidentales les plus éloignées à celles que l’on distingue à peine à l’occident, c’est une gamme harmonieuse de toutes les couleurs et de toutes les nuances qui peuvent se produire sous l’éclat du soleil et la transparence de l’air. Parmi ces montagnes, il en est qu’un souffle pourrait effacer, tant elles sont légères de tons, tant leurs traits sont délicatement tracés sur le fond du ciel !
Qu’une petite vapeur s’élève, qu’une brume imperceptible se forme à l’horizon, ou seulement que le soleil, en s’inclinant, laisse gagner l’ombre, et ces montagnes si belles, ces neiges, ces glaciers, ces pyramides, s’évanouissent par degrés ou même en un clin d’œil. On les contemplait dans leur splendeur, et voici qu’elles ont disparu du ciel ; elles ne sont plus qu’un rêve, un souvenir incertain.