Histoire d’une famille de soldats 2/15

Delagrave (p. 311-352).


CHAPITRE XV

poignée d’aventures


La douleur de Pierre fut inexprimable.

Jusqu’à ce jour, il avait vécu avec l’insouciance de son heureuse nature, redressé à temps par la dure épreuve qui avait marqué son départ pour la Crimée, mais confirmé par cette épreuve même dans l’idée qu’il avait auprès de lui un tuteur puissant, qu’il n’avait qu’à se laisser grandir à ses côtés, et que l’homme qui lui avait jadis sauvé la vie saurait orienter cette vie au mieux de son avenir.

Et voilà que, subitement, cet homme disparaissait.

Le chêne puissant à l’ombre duquel il avait espéré, humble roseau, se mettre à l’abri des orages, gisait à terre foudroyé, et l’orphelin se retrouvait seul au monde, envisageant sa solitude avec effroi, et n’ayant pas, comme sa sœur, la foi qui tient lieu de tout à certaines âmes d’élite.

On ne pouvait comparer l’affectueux intérêt que lui portait Jean Cardignac, le chef d’escadron d’artillerie, à l’attachement presque paternel qui le liait au commandant de chasseurs d’Afrique.

Ce dernier avait reporté sur Pierre tout ce que son cœur contenait de tendresse comprimée et il aimait de plus le jeune sous-officier comme l’artiste aime l’œuvre qu’il a tirée du néant. Jean Cardignac, d’ailleurs, avait une famille, un enfant qui grandissait ; et Pierre Bertigny ne pouvait espérer retrouver à son foyer le cœur aimant et dévoué qui venait de cesser de battre.

Un vide immense venait donc de se creuser en lui et les premières heures de son désespoir furent terribles : en vain sa sœur essaya de le calmer, de lui prouver que la résignation à la volonté divine était la plus douce et la plus efficace des consolations : il s’abîma dans une violenté crise de larmes.

Puis une idée fixe s’implanta dans son cerveau et ne le quitta plus.

À tout prix, il ne voulait pas que les restes de son bienfaiteur fussent pour toujours exilés sur cette froide et lointaine plage de Crimée, perdus au milieu de l’ossuaire gigantesque que la France allait y laisser.

Certes, les Russes auraient des soins pieux pour ces reliques de héros qu’on leur confierait en partant ; mais Pierre ne pouvait supporter l’idée qu’il ne pourrait plus jamais venir pleurer sur la tombe de son père adoptif et, aux heures noires, lui demander dans une prière le conseil qui guide et qui console. Aussi avant que les dispositions fussent prises pour l’inhumation du commandant Cardignac, inhumation qui devait avoir lieu en même temps que celle des centaines de braves tombés à Malakoff, il se mit en campagne pour obtenir le transport en France de la chère dépouille.

À tout autre moment, la chose eût été assez facile à obtenir. Maintes fois, le Ministre de la Guerre avait accordé l’autorisation de rapatrier les corps d’officiers supérieurs tués pendant le siège : mais plus de cent cinquante officiers avaient succombé le 8 septembre, parmi eux, des généraux et colonels en grand nombre ; et Jean Cardignac, qui de son côté avait eu la même pensée et avait tenté une démarche personnelle auprès du Maréchal Pélissier, n’avait pu obtenir, de l’inflexible commandant en chef, le consentement désiré : « La flotte, avait-il répondu, allait avoir assez à faire pour rapatrier les vivants. Sébastopol pris, la moitié au moins du corps de siège allait rentrer en France, et tous les bâtiments disponibles devraient concourir à cette lourde tâche. ».

Pierre ne se découragea pas. Tout d’abord il avait paré au plus pressé en sollicitant du médecin qui avait assisté aux derniers moments de l’officier l’embaumement du corps ; puis, sous la direction du lieutenant Vautrain, les meilleurs ouvriers des deux escadrons de chasseurs d’Afrique avaient fabriqué un cercueil en chêne, pendant que les artilleurs de Jean, possédant une forge et les outils nécessaires, lui confectionnaient une enveloppe de zinc, soigneusement soudée et parfaitement étanche.

En allant à Kamiesh pour se rendre compte des bateaux en partance, Pierre remarqua un transport sarde, sur lequel allait s’embarquer une petite troupe de « bersaglieri » convalescents. Il réfléchit alors que les troupes italiennes n’avaient pas donné à l’assaut de Malakoff ; elles n’avaient donc pas de blessés à rapatrier. Hardiment le jeune maréchal des
Hardiment, Pierre Bertigny s’adressa à l’officier qui présidait à l’embarquement.
logis s’adressa à l’officier qui présidait à l’embarquement et lui exposa sa prière : ne pourrait-on trouver un coin sur ce bateau peu chargé pour le corps de son commandant ?

L’accent qu’il sut mettre dans l’exposé de sa requête émut l’officier italien. C’était un capitaine aux cheveux grisonnants, à la moustache forte, aux yeux couleur de jais et dont l’aspect extérieur était plutôt rébarbatif ; mais aux premiers mots du jeune homme il s’attendrit : il comprenait parfaitement le français et le parlait couramment, ayant passé plusieurs années en France pour échapper aux persécutions autrichiennes en Lombardie, et avec la chaleur du tempérament méridional, il épousa aussitôt le désir de Pierre.

— Français et Italiens sont frères, dit-il ; si la chose est possible, elle se fera : je vais moi-même aller demander l’autorisation au général de la Marmora. Revenez me trouver ce soir, mon jeune camarade : seulement, vous le savez, nous allons à Gênes.

— Oh ! fit Pierre, quand nous serons à Gênes, je ne serai pas embarrassé.

— Eh bien, comptez sur moi ; je tâcherai d’être convaincant et serais bien surpris si j’échouais ; précautionnez-vous de votre côté pour être autorisé à embarquer avec nous, car je ne puis me charger de ce pieux dépôt qu’à la condition que vous l’accompagnerez : nous levons l’ancre demain à midi.

Le soir même, toutes les difficultés étaient aplanies. Le général de la Marmora, qui professait pour l’armée française une profonde admiration et avait demandé que le corps italien opérât sous les ordres du Maréchal Pélissier et non sous les ordres de Lord Raglan, avait accordé de suite au capitaine Renucci, c’était le nom du vieil officier, l’autorisation sollicitée.

De son côté, Pierre avait obtenu d’urgence, et grâce à l’entremise du lieutenant Vautrain, un congé de trois mois qui était presque un droit pour lui, puisque depuis près de deux ans que durait cette pénible campagne, il n’avait pas eu un jour de permission.

Enfin, sœur Marie-Agnès, ayant exposé la situation à la supérieure de son ordre à l’hôpital de Kamiesh, avait reçu d’elle une mission pour Rome, avec l’autorisation d’accompagner son frère.

Car il n’était guère possible à ce dernier de se charger seul du petit Georgewitz, et, à aucun prix, Pierre n’eût voulu le laisser en Crimée. Il regardait en effet cet enfant comme un legs de son bienfaiteur : la dette de reconnaissance que ce dernier avait, en s’en chargeant, voulu payer au vieux Mohilof, c’était lui, Pierre, qui l’acquitterait, et, en la faisant sienne, c’était un peu de sa dette propre qu’il acquitterait en même temps.

Jean Cardignac, lui, restait en Crimée : il y était depuis trop peu de temps déjà pour songer à être rapatrié, et d’ailleurs il avait été chargé par le Maréchal de faire le recensement des centaines de bouches à feu prises sur les Russes. Il télégraphia donc, et écrivit en même temps à Valentine pour lui apprendre la lugubre nouvelle de la mort de Henri et du rapatriement de ses restes ; enfin il munit Pierre d’une somme largement suffisante pour faire face à ses frais de voyage de Gênes à Paris.

Pierre d’ailleurs partait chargé de lettres, de commissions, de souvenirs de toutes sortes, et ses camarades de l’escadron l’accompagnèrent tous jusqu’à l’embarcadère, pour saluer en même temps une dernière fois la dépouille du chef qu’ils adoraient.

Le petit lieutenant Vautrain ne put retenir ses larmes en faisant porter le sabre au peloton d’escorte qu’il commandait, et le lieutenant de Sauterotte, se rappelant les affectueuses et sérieuses leçons qu’il avait reçues du commandant Cardignac, n’était guère moins ému que son camarade.

Jean pressa une dernière fois le jeune homme dans ses bras, lui renouvela ses dernières recommandations et le chargea, pour Valentine et son petit Georges, de ses plus chaudes tendresses ; puis le maréchal des logis monta dans la chaloupe qui devait le conduire à bord du transport.

À sa grande surprise, il aperçut à côté de lui un artilleur qu’il reconnaissait pour l’avoir vu plusieurs fois chez Jean ; il y remplissait depuis peu l’emploi d’ordonnance et se nommait Mahurec.

C’était un Breton bretonnant. Il était rose et imberbe, petit, trapu et paraissait avoir seize ans : il n’en avait d’ailleurs que dix-neuf, s’étant engagé volontairement pour la durée de la guerre.

Il avait tenu absolument à être artilleur, car il avait pour les canons une admiration sans bornes. Il aimait ces puissants engins comme d’autres aiment un cheval ou un chien, et il n’était vraiment heureux que quand sa batterie était « en action ».

Dès les premiers jours de son arrivée en Crimée, il s’était fait remarquer dans la tranchée par son imperturbable sang-froid au milieu des projectiles de toutes sortes ; on le citait surtout pour un fait d’armes peu commun : pendant le bombardement, il avait empoigné à pleins bras une bombe russe de 32 qui venait de tomber toute allumée dans la batterie ; très vigoureux malgré sa petite taille, il l’avait rejetée par dessus le parapet avant qu’elle éclatât, préservant ainsi d’une mort presque certaine les camarades qui servaient sa pièce, et Jean, très frappé de cette preuve extraordinaire de sang-froid et d’audace chez un jeune soldat, l’avait choisi pour remplacer son ordonnance tuée la veille.

Mahurec avait accepté, mais à la condition qu’il viendrait faire, à son tour et comme les autres, le service de sa pièce ; il l’avait appelée « Yvonne », du nom de sa « promise » de Paimpol, et il n’était pas de soins qu’il n’eût pour sa fiancée de bronze.

Mahurec avait vu plusieurs fois, dans la tente de son officier, le maréchal des logis Pierre Bertigny, et celui-ci l’avait chaleureusement félicité pour le beau trait de courage que je viens de citer.

— Tu pars donc aussi, Mahurec ? lui demanda Pierre.

— Non pas, marchi, mais le commandant m’a permis de vous accompagner jusqu’à bord pour vous y porter un cadeau.

— Un cadeau ! pour moi ?

— Oui, pour vous — et il montra à Pierre un volumineux paquet qu’il portait sur ses genoux.

Pierre allait se récrier ; étant un des premiers chasseurs rapatriés, il avait déjà dans tous les coins des souvenirs de toutes sortes et quelques-uns même assez encombrants, puisque l’adjudant de son escadron n’avait pas craint de lui confier, à titre de relique, un énorme culot d’obus qu’il envoyait à ses parents.

Mais le Breton ne lui en laissa pas le temps.

— Je vais vous dire, fit-il : en venant sur le Primauguet nous avons passé à travers une tempête du diable, pas loin de la Sardaigne, et j’ai bien regretté de n’avoir pas emporté une ceinture comme les anciens en ont là-bas à Paimpol, lorsqu’ils embarquent sur le canot de sauvetage. Puis, quelque temps après, ça a été le naufrage de la Sémillante, perdue corps et biens. S’ils avaient eu ma ceinture, beaucoup en seraient revenus ; alors, à mes moments perdus, je me suis amusé à en confectionner une ici. Prenez-la, marchi, on ne sait pas ce qui peut arriver.

— Merci, dit Pierre ; mais je sais nager et il vaut mieux que vous la gardiez pour vous au retour.

— Oh ! moi, je m’en referai une autre. Vous savez bien qu’il y a dans la vallée d’Inkermann des chênes-liège tant qu’on en veut ; ça n’est pas le bouchon qui manque ; mais vous verrez : ça n’est pas une ceinture ordinaire ; avec celle-là vous flotteriez trois jours dans l’eau sans vous enfoncer, et puis, hier, j’ai ajouté quelque chose, rapport au petit Russe que vous emportez. C’est même à cause du gosse que j’ai songé à vous l’offrir. Acceptez, allez, marchi !

Pierre avait accepté en souriant tristement et avait déposé le cadeau du Breton à la tête de sa couchette.

À midi, le 12 septembre, la Stella Maris, l’Étoile de la Mer, levait l’ancre :


Très vigoureux, Mahurec avait empoigné la bombe et l’avait rejetée par dessus le parapet.

c’était le nom du bâtiment, nom que l’on retrouve fréquent dans la marine de

commerce italienne, car les marins y ont le culte de la Vierge, et nombreux sont ceux qui lui vouent leurs bâtiments. La Stella était un navire à voiles.

Les soldats et officiers sardes, embarqués sur le transport, avaient organisé, dans l’entrepont d’arrière, une sorte de chapelle ardente, où, à tour de rôle, ils venaient jeter de l’eau bénite et prier à haute voix, suivant la coutume de leur pays.

Ils entouraient d’une chaude sympathie Pierre Bertigny et sa sœur, et le vieux capitaine Renucci en particulier s’était fait, dès les premiers jours, un ami du jeune homme.

Il l’avait d’ailleurs vivement intéressé en lui racontant son aventureuse histoire, et en le mettant au courant d’une situation politique dont Pierre n’avait pas la moindre idée ; car, s’il connaissait à la rigueur son histoire de France, il ignorait d’une façon presque absolue l’histoire des autres pays de l’Europe.

Méfiez-vous, mes enfants, de cette ignorance, assez commune dans les générations d’aujourd’hui. On s’imagine connaître l’histoire parce qu’on sait à peu près celle de son pays ; que d’enseignements il y a cependant à puiser dans l’histoire générale du monde, et combien il est préférable de la connaître dans ses grandes lignes que de posséder, à fond les menus détails de la vie politique et militaire d’un seul peuple !

Ce fut un soir, sur la passerelle, que le vieil officier raconta à son jeune ami les souffrances et les angoisses de l’Italie morcelée, gémissant sous le joug autrichien, et les douloureux accents du patriote lombard éveillèrent aussitôt dans l’âme ardente de Pierre de chaleureux échos.

— Oui, dit le capitaine, depuis la mort de votre grand Empereur, Napoléon ier, depuis les funestes traités de 1815, notre cher pays, divisé en plusieurs tronçons, essaye en vain de reconquérir son unité : l’Autriche y possède la Lombardie et la Vénétie, en dépit du principe des nationalités, et elle maintient dans nos provinces de sang latin le joug allemand le plus insupportable. Ce n’est pas tout : son action s’étend chaque jour, depuis six ans ses archiducs règnent en Toscane et dans le duché de Modène, ses troupes occupent les duchés de Parme et de Plaisance et même les Légations romaines. Le roi de Naples est son allié dévoué ; seul, mon pays d’adoption, notre cher Piémont, a conservé l’indépendance.

— Vous n’êtes donc pas Piémontais ? demanda Pierre.

— Non, j’appartiens par ma naissance à cette malheureuse Lombardie que « les habits blancs » ont transformée en prison ; ma ville natale est Milan, une des cités reines du grand jardin fleuri italien ; ma femme et mes deux enfants l’habitent encore, parce que leur départ équivaudrait à la confiscation de la vieille maison familiale que nous possédons dans cette ville, une maison que jadis le Corrège, notre grand peintre, illustra de fresques immortelles ; mais moi, je suis exilé depuis Novare.

— Novare ? fit Pierre interrogateur.

Le vieux patriote eut un geste de douloureux étonnement : ainsi les jeunes gens de la génération nouvelle ne connaissaient pas Novare, ce nom qui résonnait si lugubrement dans les cœurs italiens !

Alors, sombre et grave, il raconta l’effort de l’Italie pour se ressaisir six années auparavant, comment elle avait lutté et triomphé d’abord sur l’Adige ; mais l’Europe avait été sourde à ses cris de détresse, et seule, abandonnée par ses sœurs de sang latin, la petite armée piémontaise avait succombé, en 1849, dans les plaines de Novare. La botte allemande avait alors pesé sur la Lombardie, plus lourde et plus insolente que jamais.

— Vous étiez à Novare ? demanda Pierre.

— Oui ; j’y ai été blessé et fait prisonnier. J’ai été enfermé pendant trois mois dans la citadelle de Vérone, et en sortant de cette dure captivité, apprenant que le nouveau roi, Victor-Emmanuel, successeur de Charles-Albert, ne désespérait pas de l’indépendance de l’Italie malgré sa défaite, j’ai été lui offrir mes services. Il y a six ans de cela ; une lueur vient de luire à notre ciel politique : c’est notre ministre, Cavour, un homme celui-là, qui l’a fait jaillir en envoyant un corps piémontais à vos côtés en Crimée. Dieu veuille que la confraternité d’armes, née sous les murs de Sébastopol, s’affirme sous d’autres cieux et nous conquière la liberté !

— Vous avez des enfants ? demanda Pierre très ému par cette ardente passion de l’Italien pour son pays.

— Oui, répondit l’officier : j’ai une fille, belle comme le jour, Margarita, une vraie perle d’Orient, et un fils au cœur chaud qui promet d’être un vaillant. Dans un an il aura l’âge d’être soldat ; et j’attends de lui, sans la provoquer, la pensée de venir me rejoindre. Je ne souhaite qu’une chose avant de mourir : voir mon pays délivré de l’esclavage autrichien et mon fils officier ; non plus dans l’armée sarde ou piémontaise, mais dans l’armée italienne, confondant dans ses rangs tous les enfants de la péninsule, de la mer Tyrrhénienne à l’Adriatique.

Plusieurs fois, dans le cours de la traversée, le capitaine Renucci avait abordé ce douloureux sujet, et Pierre avait fini par s’enthousiasmer lui-même pour cette cause généreuse de l’indépendance d’un grand pays.

La traversée lui avait paru moins triste et moins longue dans le milieu de sympathie qui l’entourait, et il avait encore accru cette sympathie en racontant à ses auditeurs ce qu’il savait du séjour de l’Empereur Napoléon à l’île l’Elbe, le jour où la Stella était passée en vue de cette île célèbre.

Le lendemain, le bâtiment était à hauteur de la Spezzia, petite ville devenue aujourd’hui le plus grand arsenal de guerre de l’Italie, et son commandant, un brave homme qu’on n’apercevait guère qu’à son poste de commandement, avait annoncé l’arrivée à Gênes pour le surlendemain de bonne heure, lorsque, vers la tombée de la nuit, un gros nuage couleur de cuivre apparut dans la direction du Sud.

— Un mauvais grain… dit le capitaine Renucci ; le commandant vient de faire la grimace.

— Et il fait carguer les voiles, ajouta Pierre, ce qui prouve qu’il s’attend à un fort coup de vent.

Une heure après, le coup de vent en question avait atteint les proportions d’un véritable ouragan, sifflant avec fureur dans les cordages et faisant fléchir les mâts.

La mer était devenue couleur d’encre ; des éclairs terrifiants zébraient la nue, et la Stella, courbée sous le souffle puissant de la tempête, embarquait d’énormes paquets de mer, se dressant debout sur la crête des vagues et plongeant aussitôt après dans des abîmes qui paraissaient sans fond. Un tonnerre continu roulait au ciel.

— Parez les embarcations ! ordonna en italien le commandant du bord.

Et cet ordre que Pierre avait entendu était gros d’inquiétudes.

Dès les premières secousses, des marins avaient fixé, à l’aide de cordes, le cercueil de Henri Cardignac, pour qu’il ne fût pas ballotté par la tempête comme un vulgaire colis, et sœur Marie-Agnès était venue s’agenouiller auprès de lui, se tenant des deux mains aux cordes qui le maintenaient. Les bougies qui brûlaient nuit et jour dans la chapelle ardente venaient de s’éteindre.

Pierre vint rejoindre sa sœur ; il tenait dans ses bras le petit Georgewitz que la tempête avait réveillé : mais, habitué sans doute au vacarme qui ébranlait l’atmosphère par l’instinctif souvenir de cet autre ouragan qu’avait été le bombardement de Sébastopol, le bébé regardait devant lui les yeux grands ouverts et sans pleurer.

— Crois-tu qu’il y ait du danger, Pierre ? demanda Lucienne Bertigny d’un ton calme.

— Je le crois, répondit le jeune homme : j’ai entendu le capitaine donner des ordres qui n’ont rien de rassurant, et, à tout hasard, j’ai apporté la ceinture que ce brave Mahurec m’a donnée au départ : s’il y a naufrage, elle te soutiendra sur l’eau, paraît-il, sans que tu aies d’effort à faire.

Mais Sœur Marie-Agnès secoua doucement la tête :

— Non, dit-elle ; si l’heure est venue, je ne ferai pas un mouvement pour la reculer. Je suis prête depuis longtemps à paraître devant Dieu et la mort ne m’effraye pas : et toi, mon Pierre, es-tu prêt ? Non, n’est-ce pas ?

— Non, fit le jeune homme, mais je sais nager.

— Que te sert de savoir nager si le poids de cet enfant paralyse tes mouvements ? Or il faut le sauver, tu le sais bien…

Cependant Pierre avait développé le paquet qu’il n’avait pas eu la curiosité de regarder depuis le départ, et, à la lueur incessante des éclairs qui transformaient les hublots en lampes électriques, il examina ce que Mahurec avait appelé une ceinture de sauvetage.

Elle ne ressemblait en rien aux appareils qui portent communément ce nom et qui sont tout simplement formés de larges plaques de liège, réunies par des sangles et munies de bretelles : le cadeau du Breton était une sorte de veste sans manches, en treillis, constituée par deux épaisseurs de tissu, piqué et matelassé, entre lesquelles était réparti le liège presque pulvérisé. Ce liège noirci au noir de fumée pour être imperméable et conserver sa légèreté, même après un long séjour dans l’eau, formait une couche uniforme de cinq centimètres environ d’épaisseur, et donnait à ce singulier vêtement l’aspect d’un plastron de maître d’armes, mais d’un plastron d’épaisseur égale par derrière et par devant.

Ce qui en faisait l’originalité et montrait bien dans quel but Mahurec l’avait confectionné, c’est que cet appareil portait à la partie supérieure du dos une espèce de poche, destinée à servir de refuge au petit Georgewitz ; deux sangles, placées à l’orifice de cette poche, étaient destinées à y maintenir l’enfant, de manière que, sans gêner les mouvements du nageur, il eût toujours la tête hors de l’eau.

— Est-ce que vraiment, murmura Pierre avec inquiétude, nous serions en danger ?

Maintenant la tempête faisait rage ; le navire exécutait des bonds désordonnés et toutes ses membrures craquaient lugubrement.

Entre deux coups de tonnerre, Lucienne dit à son frère :

— Je t’en prie, Pierre, mets la ceinture de sauvetage et plaçons-y cet enfant, je serai plus tranquille.

Ce ne fut pas sans peine que le jeune homme endossa le singulier vêtement, car l’enfant le gênait et Lucienne n’avait pas trop de ses deux mains pour se cramponner aux cordes. Par bonheur, une voix se fit entendre au milieu du vacarme et Pierre reconnut le capitaine Renucci.

— Ça va mal, dit l’officier italien : la barre est brisée, le bâtiment ne gouverne plus et nous sommes à la merci du hasard.

— Nous sommes à la merci de Dieu ! dit sœur Agnès.

— Vous avez raison, ma sœur, nous sommes dans sa main ; mais j’ai bien peur qu’il ne l’ouvre et ne nous lâche, car, avec ce vent-là, nous allons droit à la côte et elle n’est pas loin.

Tout en faisant ces réflexions, le vieil officier s’était chargé du petit Russe et Pierre avait revêtu l’appareil ; puis le capitaine plaça et assujettit l’enfant dans la poche qui lui était destinée.

Si la situation n’avait pas été aussi terrible, l’accoutrement du jeune homme eût prêté à rire, car il avait l’air d’une de ces mères sauvages qui portent leur rejeton invariablement ficelé sur leur dos pendant qu’elles marchent et qu’elles travaillent.

Mais le tableau était lugubre et deux matelots qui vinrent se réfugier près d’eux, ruisselants d’eau, déclarèrent :

— Niente da fare[1].

Puis, au-dessus de leur tête, le grand mât s’abattit avec un bruit épouvantable et les marins se signèrent.

Sœur Marie-Agnès s’était remise à prier.

Soudain un choc violent se produisit suivi d’un arrêt brusque ; puis le navire repartit sous l’impulsion de la tempête.

— Nous avons touché, dit le capitaine Renucci : c’est la fin.

Au-dessus d’eux, des cris, des commandements s’entrecroisèrent, et Pierre, escaladant l’escalier, revint prendre sa sœur par la main.

— Vite, Lucienne, dit-il, viens : on embarque dans les canots.

— C’est bien ce que je craignais, ajouta le capitaine, nous avons touché ; une voie d’eau s’est ouverte… il faut abandonner le navire.

Le bâtiment en effet ne bondissait plus sur les vagues comme il le faisait quelques minutes auparavant : déjà surchargé par le poids de l’eau qui entrait dans sa coque, il avait une stabilité inquiétante.

Du fond de la cale, les marins employés à la manœuvre des pompes remontèrent en toute hâte ; tout travail d’épuisement était inutile.

La Stella-Maris allait sombrer.

Sur le pont le spectacle était effrayant ; le capitaine Renucci avait renoncé à se faire obéir de son détachement. Soldats et marins affolés couraient dans tous les sens en criant.

Il n’y avait à bord que trois canots pour une centaine d’hommes, et, hypnotisés par la crainte de la mort imminente, chacun s’y ruait sans écouter les ordres des officiers, sans même attendre que les manœuvres préparatoires au lancement fussent exécutées.

Le plus grand fut bientôt encombré de soldats et d’hommes de l’équipage, gesticulant et vociférant. Mais l’un des palans ayant fonctionné pendant que l’autre restait immobile, on vit l’embarcation déverser à la mer toute une grappe humaine et rester suspendue par l’arrière, pendant que les cris d’horreur des survivants, mêlés aux appels de détresse des malheureux précipités à la mer, dominaient le fracas des flots.

Le second canot, mieux manœuvré, allait toucher l’eau, lorsqu’une vague monstrueuse, le prenant par dessous, le jeta contre la paroi du vaisseau ; quand il réapparut, au milieu de l’écume, la moitié de ses passagers avait disparu.

Restait le troisième, mais une foule enragée s’y entassait déjà.

— Rien à faire, dit le capitaine Renucci qui, au milieu de cet effroyable cataclysme, gardait le calme de l’homme qui a déjà vu la mort de près plus d’une fois.

Mais Pierre Bertigny n’était pas décidé à mourir sans avoir tout tenté.

Il sentait le pont du bâtiment fuir sous ses pieds, l’eau montait à vue d’œil.

À quoi se raccrocher ?


L’accoutrement du jeune homme pouvait prêter à rire.

Deux matelots munis de haches lui fournirent la réponse qu’il cherchait.

Courant au milieu des débris de toutes sortes, ils tranchaient avec une merveilleuse adresse les cordes qui retenaient au bordage le grand mât abattu sur le pont, pendant qu’un troisième, armé d’une scie, achevait de couper à sa base les fibres de bois qui pouvaient l’y rattacher encore.

Debout sur la passerelle, le commandant de la Stella leur criait en italien les indications nécessaires.

— Accrochons-nous à cette vergue, dit le capitaine Renucci.

Maintenant l’eau arrivait au niveau du pont : encore une minute et le navire allait être recouvert par les lames.

Pierre se retourna pour chercher sa sœur.

Il la vit à l’entrée de l’escalier qui descendait à l’entrepont ; de la main elle lui fit un signe d’adieu et descendit.

Elle allait reprendre auprès du cercueil son poste de prière jusqu’à ce que la mort vînt l’y relever.

Pierre jeta un appel déchirant :

— Lucienne ! Lucienne !


De la main, elle lui fit un signe d’adieu.
Il s’élança vers elle ; mais une lame énorme s’abattit sur lui et le roula sur le pont : instinctivement il saisit à sa portée une des vergues du grand mât et s’y cramponna avec énergie.

Maintenant, le vaisseau s’enfonçait avec rapidité. Si une seule corde avait été oubliée et rattachait encore le mât au bâtiment, ce mât, avec les malheureux qui s’y cramponnaient désespérément, allait suivre la Stella dans les profondeurs de la mer.

Pierre se fit cette terrible réflexion en sentant l’eau le recouvrir et les vagues s’entrechoquer sur le pont.

Une demi-minute se passa qui lui parut un siècle, puis il sentit qu’il émergeait, respira longuement et sa première pensée fut pour le touchant fardeau qu’il portait. <nowiki /

Comment le pauvre bébé avait-il supporté l’immersion ?

Un gémissement mêlé au bruit caractéristique d’expectorations précipitées lui prouva que, si l’enfant avait absorbé de l’eau salée, il se hâtait de s’en débarrasser, et Pierre se hissa sur la vergue qui le soutenait, de manière à mettre l’enfant hors de l’eau.

Quelle idée providentielle avait eue Mahurec en confectionnant ce berceau d’un nouveau genre ! Il est difficile en certains cas de nier les pressentiments, et Pierre y crut sincèrement ce jour-là.

Maintenant la nuit était tout à fait venue ; la tempête commençait à diminuer ; mais les vagues, encore déchaînées, ballottaient le mât comme un fétu de paille.

Combien de malheureux avaient pu tout d’abord s’accrocher à cette bouée de salut ? On ne le sut jamais, car, plus d’une fois dans le cours de cette affreuse nuit, des cris désespérés traversèrent l’espace, et Pierre comprit qu’ils étaient poussés par ceux qui, manquant de forces, se laissaient glisser dans l’abîme.

De temps en temps un gémissement doux et plaintif rappelait à Pierre la présence du petit Russe : heureusement l’eau du golfe était tiède en cette fin d’été, et le pauvre petit ne risquait pas de mourir de froid.

Mais la faim ! il ne faudrait pas qu’elle se mît de la partie, car Pierre n’avait aucun moyen de s’en préserver.

Ce que fut le reste de la nuit, vous le devinez sans peine, mes enfants ; une succession de mortelles angoisses pour les survivants.

Aux premières lueurs du jour la mer s’apaisa, et Pierre, qui ne s’était maintenu jusque-là qu’à l’aide de ses deux bras étreignant la vergue, essaya de se hisser à cheval sur la pièce de bois ; mais il sentit qu’elle enfonçait sous son poids et reprit sa position première ; fort heureusement ses efforts pour émerger étaient considérablement facilités par son vêtement de liège, et il s’en rendit compte surtout en voyant disparaître, à quelques pas de lui, un des officiers du bord, incapable de se cramponner plus longtemps.

Soudain il lui sembla entendre prononcer son nom : il répondit à cet appel et reconnut la voix du capitaine Renucci.

Le jour venu, un jour sale et brumeux, il le distingua à l’autre extrémité de la vergue qui le soutenait lui-même et se mit aussitôt en mesure de le rejoindre. Il atteignit sans trop de peine le mât qui donnait appui à la vergue ; mais ses membres, raidis par ce séjour d’une nuit entière, dans l’eau, ne lui permirent pas d’aller plus loin, et le vieil officier, n’ayant pu de son côté faire le moindre effort pour se rapprocher, Pierre comprit qu’il était à bout de forces. Trois mètres à peine les séparaient.

De nouveau Pierre essaya de franchir le mât qui l’empêchait de secourir le malheureux, mais en vain.

— Je suis perdu… râla le vieil officier en tournant vers le jeune homme des yeux mourants… Si vous êtes sauvé… allez à Milan… ma dernière pensée pour eux… allez à Milan !…

Ce furent ses derniers mots, et bien qu’il eût passé déjà dans cette horrible nuit par toute la gamme de l’émotion, Pierre fut secoué d’une angoisse indicible en voyant le malheureux officier couler et disparaître.

Trois survivants seulement restaient sur l’épave flottante : Pierre, le commandant de la Stella et un matelot.

Je ne vous peindrai pas plus longuement, mes enfants, les transes par lesquelles ils passèrent ; heureusement la terre était proche, et vers dix heures du matin une des nombreuses barques de pêcheurs qui sillonnent les rivages de la Rivière du Levant (ainsi appelle-t-on la côte entre Gênes et la Spezzia) les recueillit à son bord.

Grand fut l’étonnement de ces braves pêcheurs en découvrant un enfant parmi ces naufragés ; le pauvre petit était d’ailleurs en pitoyable état : raidi et violacé, il n’eût pas résisté deux heures de plus ; un vieux loup de mer s’en empara, le dévêtit, le réchauffa, mit sur sa langue quelques gouttes de tafia et, quand le bébé fut revenu à lui, parvint à lui faire prendre quelques aliments.

Ce fut un soulagement pour Pierre quand il entendit de nouveau sa plainte lente et monotone.

Lui-même renaissait. Mais en même temps le souvenir lui revint de l’affreuse catastrophe dans laquelle il avait vu périr sous ses yeux la seule créature qu’il aimât encore au monde : il revit Lucienne, son geste d’adieu et versa d’abondantes larmes.

Le rêve qu’il avait formé de ramener en France les restes de son bienfaiteur, ce rêve s’était évanoui ! — Henri Cardignac ne reposait pas près de son père ; il avait au fond de la mer la sépulture anonyme des braves que rien ne


D’une violente poussée, il envoya l’Autrichien rouler sur le sol.

vient troubler, et la douce créature qu’il avait aimée d’une affection silencieuse

reposait maintenant auprès de lui.

Ces deux êtres dignes l’un de l’autre, et qui n’avaient pu s’appartenir pendant la vie, étaient désormais unis dans la mort.


Pierre fut débarqué dans un petit port voisin de Rapallo, et, après quelques jours de repos nécessaire, surtout à l’enfant, il gagna Gênes. Par bonheur il avait placé dans une ceinture de cuir, qui ne le quittait pas, l’argent qui lui avait été remis au départ, et il n’avait à implorer la charité de personne.

Il se borna, en arrivant à Gênes, à aller trouver le consul de France, lui raconta son naufrage et le pria de faire parvenir à son adresse une longue lettre qu’il écrivit à Mme Jean Cardignac pour la mettre au courant de sa triste odyssée.

Le consul de France, M. Petitpied, était un excellent homme, serviable et plein de cœur, que le récit du jeune homme intéressa au plus haut point. Il avait une nombreuse famille et offrit à Pierre de se charger, pendant quelques jours, de son petit protégé.

Pierre accepta, car il avait un devoir à remplir auquel il n’eût voulu se soustraire à aucun prix, celui d’aller porter à la veuve et aux enfants du capitaine Renucci le dernier adieu du malheureux naufragé.

Aussitôt donc qu’il le put, laissant le petit Russe aux soins de Mme Petitpied et muni d’effets civils, il prit le train pour Milan.

Dès son arrivée dans cette ville, il fut frappé du grand nombre de soldats autrichiens qu’il rencontra ; comme les Français, ils portaient le pantalon rouge ; mais leur tunique était blanche et ils étaient coiffés d’une espèce de shako en cuir bouilli.

Des patrouilles armées parcouraient les rues ; les officiers, l’air provoquant, le revolver en bandoulière, allaient par groupes ; sur la place de la cathédrale, une batterie était en position, canons braqués. On pouvait se croire dans une ville en état de siège.

Pierre n’eut pas de peine à trouver la maison de la famille Renucci : cette famille était connue à Milan comme une des plus patriotes, et chacun savait que son chef s’était expatrié pour servir dans l’armée piémontaise.

Aussi, la première figure que rencontra le jeune homme après avoir frappé à la porte, fut celle d’un sous-officier autrichien qui avait été imposé comme garnisaire à Mme Renucci, bien qu’il fût de règle, en pays civilisé, d’éviter cette charge, en temps de paix, aux femmes seules et aux veuves.

C’était un Croate, type du véritable soudard, à la barbe d’un roux ardent, à la figure enluminée, au verbe haut, et dont le sabre résonnait dans toute la maison avec un grand bruit de ferraille.

Il toisa insolemment le visiteur et l’interpella en allemand.

Pierre ne comprit rien à son apostrophe ; mais l’air rogue du sous-officier le fit bondir, et sur le même ton, il répliqua en français :

— Ce n’est pas à vous que j’ai affaire : je viens voir ici Mme Renucci.

Mais le Croate, planté au milieu de l’antichambre, les bras croisés, réitéra sa question, barrant le passage.

Le sang afflua aux tempes de Pierre : il était, nous le savons, peu endurant, de tempérament ardent et batailleur. Tout ce que le capitaine italien lui avait raconté de la tyrannie et des vexations autrichiennes en Lombardie lui revint à la mémoire, et, oubliant les plus élémentaires leçons de prudence, puisqu’il était sans permission régulière en pays étranger, il s’élança menaçant sur le garnisaire.

— Je ne comprends rien à ce que vous me racontez, cria-t-il les yeux brillant de colère ; mais vous allez me laisser passer, entendez-vous, car vous n’êtes pas le maître ici !

Le sous-officier recula d’un pas, mit la main à la garde de son sabre et nul ne sait comment se fût terminée cette scène, lorsque, en haut de l’escalier, une femme en noir parut, très pâle sous ses bandeaux de cheveux argentés ; elle avait les traits classiques, les yeux sombres et la démarche noble des femmes romaines : une longue écharpe de dentelle était jetée sur ses épaules.

Descendant quelques marches, elle adressa à l’Autrichien dans sa langue une phrase dont Pierre ne comprit pas le sens, mais dont il lut clairement l’effet sur la physionomie du soldat, car ce dernier fit un pas menaçant vers l’escalier.

Notre ami en profita pour passer, gravit les premières marches, se découvrit et allait se présenter, lorsqu’il sentit une main s’appuyer lourdement sur son épaule et l’attirer brusquement en arrière.

Alors, il ne se contint plus, un voile rouge passa devant ses yeux et la rage décupla ses forces ; d’un mouvement rapide, il se dégagea, puis, d’une violente poussée, il envoya rouler l’Autrichien sur le sol dallé.

Un cri d’effroi se fit entendre au sommet de l’escalier et Pierre entrevit une jeune fille dans laquelle il devina l’enfant du malheureux capitaine. Effrayée, elle s’était jetée dans les bras de sa mère.

Margarita Renucci paraissait avoir dix-huit ans, et son père n’avait rien exagéré en la comparant à la perle dont elle portait le nom, car elle était d’une merveilleuse beauté : l’ovale de sa figure d’une pureté virginale, sa bouche petite et d’un dessin parfait, ses beaux yeux agrandis par l’anxiété, sa lourde chevelure noire ombrageant un front droit et intelligent, sa taille souple et fine, tout s’harmonisait pour faire de cette jeune fille une de ces créatures privilégiées comme en produit l’Italie, cette terre classique de la beauté.

Elle produisit sur le jeune homme l’effet d’une apparition, et quand le sous-officier autrichien revint sur lui en jurant, le sabre haut, Pierre n’hésita pas ; sous ce regard qu’il venait de croiser pour la première fois, il eût accompli des prodiges ; rompu comme il l’était à tous les exercices du corps, il fit un bond vers son adversaire, ne lui laissa pas le temps de frapper, et d’un violent coup de canne lui fit sauter le sabre des mains ; puis ramassant l’arme avant que l’Autrichien fût revenu de sa stupeur, il la ploya sur la dalle, mit le pied sur la pointe, la brisa et en jeta la poignée aux pieds du soudard, littéralement abasourdi.

Un double cri s’éleva :

— Bravo ! Viva ! viva !

Et un jeune homme aux traits énergiques, au regard brillant, se précipita vers Pierre et lui étreignit le bras avec une chaleur passionnée.

— Francesco Renucci, sans doute ? interrogea notre ami.

— Lui-même, répondit le jeune homme en français.

— Alors, puisque, grâce à vous, je vais pouvoir me faire comprendre de cette brute, dit Pierre, voulez-vous lui expliquer que je suis Français, et maréchal des logis aux chasseurs d’Afrique ; que j’arrive de Sébastopol et que je serai à sa disposition où et comme il voudra.

Le jeune Italien eut un geste admiratif, et, dans un sourire dédaigneux, jeta au reître, traduite en allemand, la phrase qui lui était dictée.

La physionomie de l’Autrichien laissa percer l’impression d’étonnement que lui causait la révélation de ce titre de combattant de Sébastopol, car il n’était bruit en Europe, à ce moment, que des prouesses accomplies de part et d’autre en Crimée ; mais la rage d’avoir été désarmé devant deux femmes par cet inconnu muni d’une simple canne, le faisait trembler de colère et il répondit :

— Si cet homme était italien, je l’aurais fait bâtonner ; mais, puisqu’il est français, je lui ferai l’honneur de me battre avec lui : il recevra tout à l’heure la visite de mes témoins, ici même.

— Je les attends, fut la seule réponse de Pierre, quand Francesco, exaspéré par l’insulte à l’adresse des Italiens l’eut traduite. Le soudard ramassa les tronçons de son sabre, ouvrit la porte et disparut.

Alors comme si rien d’anormal ne se fût passé, Pierre Bertigny s’inclina profondément devant Mme Renucci et sa fille, puis se nomma.

Mais, à ce moment, le souvenir lui revint de la lugubre nouvelle qu’il apportait.

Cette nouvelle allait effacer, pour longtemps, le sourire plein de charme qui se dessinait sur les lèvres de la jeune fille, maintenant remise de sa terreur, et, à la pensée qu’il fallait parler, une sueur froide enveloppa Pierre de la tête aux pieds.

— Veuillez me faire l’honneur d’entrer dans ma maison, monsieur, dit la mère, et considérez-la comme vôtre : un Français est partout chez lui dans notre malheureux pays ; et vous êtes doublement Français, puisque vous êtes soldat.

Pierre entra dans le grand salon. À tout autre moment, son attention eût été attirée par les merveilleuses fresques qui en couvraient les murs et le plafond ; mais, devant les regards interrogateurs de la mère et de ses deux enfants, il se troubla et ne trouva plus un mot à dire.

Son hésitation était si visible et son regard si rempli d’angoisse que Mme Renucci pâlit.

— Mon Dieu ! monsieur, fit-elle, m’apportez-vous des nouvelles du capitaine, de fâcheuses nouvelles ?… J’ai peur !… Et comme Pierre, de plus en plus ému et gêné, ne répondait pas :

— Vous l’avez vu… poursuivit-elle, serait-il blessé ? Pourtant sa dernière lettre, très récente, nous annonçait la fin de la guerre et son prochain retour… Parlez, je vous en conjure !… Vous me terrifiez !…

— Madame, balbutia Pierre haletant et joignant les mains, je ne sais vraiment comment vous apprendre…

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu, s’exclama la pauvre femme en tombant à genoux.

Et je n’essayerai pas, mes enfants, de vous décrire la scène d’affreux désespoir qui suivit. Je n’ai déjà été que trop souvent obligé, par les nécessités de mon récit, de vous initier à des tristesses qui ne sont pas de votre âge ; mais c’est que la guerre, dont j’essaye de vous montrer les divers aspects, traîne derrière elle des douleurs et des déchirements que son cortège de gloire ne parvient pas toujours à masquer.

Une heure après le récit, entrecoupé, de sanglots, de la fatale nouvelle, Mme Renucci était encore agenouillée au milieu de la pièce, serrant fiévreusement contre elle ses deux enfants en larmes, lorsque des coups violents ébranlèrent la porte d’entrée.

— Madame, vint dire un domestique, ce sont des Autrichiens, des soldats, ils veulent entrer.

— Cette visite est pour moi, madame, dit Pierre Bertigny ; veuillez ne pas vous en préoccuper : je vais la recevoir. Mais Francesco Renucci s’était levé et s’essuyant les yeux :

— Vous êtes notre ami, dit-il d’une voix qui alla droit au cœur de Pierre, notre ami le plus cher, bien que nous ne vous connaissions que depuis un instant ; ces gens-là viennent vous provoquer. Vous ne connaissez personne à Milan, permettez-moi d’être l’un de vos témoins ; le colonel Brignone, aide de camp du Roi, en ce moment ici, sera l’autre. Je ne doute pas de son acceptation et je vous l’amènerai dans une heure.

— Merci, répliqua Pierre ; ce détail était le seul qui m’embarrassât vraiment.

C’était en effet une provocation en règle que venaient adresser, au maréchal des logis de chasseurs d’Afrique, de la part du Croate, leur camarade, les deux sous-officiers autrichiens.

L’un appartenait aux chasseurs tyroliens et parlait à peu près le français ; l’autre servait dans un régiment de Honved.

Le Tyrolien expliqua :

Le duel devait avoir lieu au sabre, le jour même, à six heures du soir, dans un jardin retiré sur les bords de l’Olona.

Pierre accepta, sans les discuter, toutes les conditions qui lui furent faites, annonça qu’il amènerait deux témoins, et les sous-officiers se retirèrent !

Puis il voulut prendre congé de ses hôtes et les laisser seuls, par discrétion, jusqu’à l’heure de la rencontre ; mais tous trois le supplièrent de rester, et Pierre, qui ne demandait qu’à se laisser convaincre, passa le reste de la journée auprès des pauvres gens à qui il venait d’apporter le deuil.

Il trouva dans son cœur les plus délicates consolations à leur adresse, pendant qu’eux-mêmes essayaient de s’abstraire de leur douleur pour lui parler du danger qu’il allait courir, danger très réel, car son adversaire était un colosse dont la force brutale bien connue était redoutable.

— Soyez tranquilles, dit Pierre ; depuis dix-huit mois que nous sommes en campagne, je suis entraîné et j’ai vu de près des Russes qui valaient bien ce Croate-là. Je n’ai qu’un regret, madame, c’est de distraire votre fils de sa légitime douleur et de lui prendre quelques-uns des instants qu’il devrait passer près de vous.

Mais le jeune Francesco se récria, et avec cette emphase si chère aux Italiens de toutes conditions :

— Ne regrettez rien, fit-il ; je considère comme un devoir primant tous les autres de vous assister dans cette lutte contre un des oppresseurs de mon pays !

— Que la Madone vous protège, monsieur, ajouta la veuve de l’officier piémontais ; c’est en venant remplir auprès de moi un devoir sacré que vous avez rencontré ce véritable guet-apens. Margarita et moi irons ce soir à la chapelle du Campo-Santo et nous prierons pour vous pendant le combat.

La jeune fille confirma d’une inclinaison de tête les paroles de sa mère, et son regard, que rencontra Pierre, souleva en lui tout un monde d’émotions.

En quittant la maison, la poitrine gonflée d’un trouble inconnu, il se sentait de taille à affronter n’importe quel péril. Comme le Cid, au sortir de son entrevue avec Chimène, il eût pu s’écrier :

— Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans !

Et ce fut avec une confiance imperturbable qu’il arriva à l’heure dite, avec Francesco, au lieu du rendez-vous.

Le colonel Brignone, en tenue bourgeoise, les y avait déjà précédés.


La pointe du sabre de notre ami disparut dans la poitrine qui s’offrait.

C’était l’un des officiers les plus estimés de l’armée sarde, et il devait se signaler plus tard au combat de Palestre Il serra chaleureusement les mains du jeune homme ; mais, avec une nuance d’inquiétude, il lui dit :

— En France, vous faites beaucoup de fleuret, un peu d’épée de combat et rarement du sabre… Or, c’est au sabre que la question d’aujourd’hui doit se régler et… les Autrichiens, les cavaliers surtout, sont très exercés au maniement de cette arme.

— Tout est pour le mieux, alors, mon colonel, car le sabre est aussi l’arme des chasseurs d’Afrique, et je vais essayer de vous prouver que je sais m’en servir…

— Parfait, mon jeune camarade ; votre confiance me fait plaisir, elle est un gage de succès. Un conseil seulement : méfiez-vous des coups de tête… avec du calme et de la souplesse, vous userez rapidement ce lourdaud.

Il s’interrompit, car, au tournant d’une allée, trois Autrichiens venaient d’apparaître.

Tous trois étaient en uniforme ; l’adversaire de Pierre dominait ses deux camarades de la tête : c’était vraiment un colosse, large d’épaules, aux jambes massives, aux bras énormes, et dont les coups de sabre devaient produire l’effet de coups de hache.

Adversaires et témoins se saluèrent ; puis les deux combattants mirent habit bas et l’Autrichien montra son torse énorme, aux bras velus, musclés comme un bras d’athlète, avec des veines saillantes comme des cordes, pendant qu’en face de lui, le buste d’un blanc laiteux de Pierre, vigoureusement dessiné, émergeait d’une large ceinture rouge, seul débris qui lui restât de son uniforme.

Le colonel Brignone avait apporté deux sabres ; mais le tirage au sort, pour le choix des armes, favorisa le Croate, et notre ami comprit l’importance de cette formalité lorsqu’on lui mit en main un sabre d’un poids inusité, à coquille énorme, et dont la lame massive mettait le centre de gravité très en avant de la main.

Il était visible que cette arme ne pesait pas plus qu’un fleuret ordinaire au bras du colosse autrichien et qu’elle était d’un poids anormal pour le Français.

Un deuxième tirage au sort, de nouveau défavorable à Pierre, donna à l’Allemand l’avantage de la place, c’est-à-dire le terrain descendant, et un troisième, semblable aux deux premiers, attribua au plus âgé de ses témoins la direction du combat.

Francesco, superstitieux comme tous les Italiens, se signa sur le front et sur la poitrine pour conjurer le mauvais sort, en le voyant si manifestement contraire ; mais Pierre, un sourire aux lèvres, se campa en face de son adversaire et le fixa de son regard clair.

Gêné par ce regard, l’Allemand se mit à rouler des yeux furibonds ; on pouvait être sûr qu’il n’était pas disposé à ménager son adversaire.

Au signal du Tyrolien, les deux hommes se mirent en garde, et, presque aussitôt, l’Autrichien, opérant la feinte du coup de flanc, fit décrire à son arme un rapide moulinet et l’abattit sur la tête de Pierre Bertigny.

Mais déjà la tête de notre ami n’était plus là : bondissant de côté, il s’était dérobé. Son parti était pris : à cet adversaire, solidement campé comme une forteresse, mais comme une forteresse immobile, il allait opposer l’agilité et l’intelligence de sa race. Ne tenant pas sur place, attaquant avec furie et sautant vivement en arrière aussitôt son coup manqué, il rappelait le combat de l’agile espadon contre la baleine.

De plus, sentant qu’il se fatiguerait rapidement le bras avec une arme aussi lourde, en voulant porter des coups de taille, il se réserva pour les coups de pointe, les seuls en honneur, du reste, dans l’armée française.

Les reprises étaient de deux minutes.

Trois reprises eurent lieu, sans autre résultat qu’un coup de fouet sur l’épaule de Pierre et une légère piqûre sur le biceps de l’Autrichien ; mais la première blessure n’avait produit qu’une zébrure rouge, et l’autre, d’ailleurs insignifiante, n’avait servi qu’à aiguillonner la rage sourde de l’Allemand.

Le corps déjà ruisselant de sueur, la face congestionnée, en raison de l’incessant mouvement auquel l’obligeait son alerte adversaire, le Croate voulut en finir, au début de la quatrième reprise, par son coup favori, le coup le plus dangereux d’ailleurs de ceux qui s’échangent dans un duel au sabre, le coup de tête.

Il débuta par deux moulinets éblouissants de rapidité, simula un coup de banderole, et, avec toute la Altesse dont il était capable, remonta dans la ligne haute pour frapper.

Mais dans ce dernier mouvement il se découvrait fatalement ; profitant de cet instant, fugitif comme l’éclair, la pointe de notre ami passa et disparut dans la poitrine qui s’offrait.

Battant l’air des deux bras, le colosse lâcha son arme et s’affaissa dans les bras de ses témoins.

Le colonel Brignone s’avança alors vers Pierre :

— Mon jeune ami, lui dit-il, si vous m’en croyez, vous allez quitter Milan au plus tôt ; car, bien que le duel ait eu lieu dans toutes les règles, la police autrichienne sera chez vous dans une heure ; je la connais.

Et se tournant vers le fils du capitaine Renucci :

— Vous aussi, mon cher Francesco, ajouta-t-il, vous ferez bien de disparaître quelque temps… Ce sera prudent : malgré votre jeune âge, vous êtes suspect et les prisons de Milan sont déjà remplies de patriotes qui n’en ont pas tant fait… Donc, partez tous deux ; moi, je reste ici pour les formalités à remplir.

— Croyez-vous qu’il soit sérieusement touché, demanda Pierre dont la nature généreuse reprenait le dessus.

— Sérieusement oui, car il a au moins dix centimètres de fer dans la poitrine et vous y êtes allé franchement ; mais c’est le côté droit qui est traversé, le cœur doit être indemne, et on revient souvent d’un poumon perforé. D’ailleurs, partez sans remords ; si le gaillard eût pu vous toucher la tête, vous auriez à cette heure le crâne fendu jusqu’au menton.

Quand ils furent de retour à la maison, Francesco qui jusque-là s’était contenu, sauta au cou de Pierre Bertigny.

— Oh ! fit-il, laissez-moi vous embrasser ; que c’est beau d’être brave, d’être soldat… d’être Français !

Mais ce qui paya Pierre au centuple, ce fut l’accueil de Mme Renucci et de la brune Margarita ; les deux pauvres femmes oubliaient leur deuil pour féliciter leur hôte, et Pierre frémit lorsque la jeune fille le remercia d’une voix qui lui parut la plus suave des musiques.

Mais Francesco rappela à son ami la recommandation du colonel Brignone et se tournant vers sa mère :

— Que dirais-tu, fit-il, si j’accompagnais M. Bertigny ?

— Je t’approuverais, mon enfant, puisque le colonel prétend qu’une arrestation te menace ici : tu n’es plus un enfant et la police autrichienne ne te ménagerait pas.

— Oh ! ce n’est pas pour la fuir que je songe à suivre ce vaillant Français, mais pour être soldat avec lui dans cette armée française, la première du monde aujourd’hui.

Pierre eut beaucoup de peine à faire comprendre au bouillant jeune homme que, n’étant pas naturalisé Français, il ne pourrait servir que dans un seul corps, la Légion étrangère.

— Qu’est-ce que la Légion étrangère ? demanda Francesco.

— C’est une troupe d’élite en campagne, répondit Pierre ; mais son recrutement est des plus mêlés, puisqu’il y entre des déserteurs de tous pays et des déclassés de tout rang à qui on ne demande aucun compte de leur passé.

— Eh bien ! dit le jeune homme, je vais m’engager dans l’armée piémontaise.

— Tu es trop jeune, Francesco, objecta la mère.

— Non, le roi Victor-Emmanuel, en raison des services rendus par mon père, m’agréera, j’en suis sûr ; je travaillerai, et dans deux ans je pourrai peut-être entrer à L’École militaire de Turin.

— Alors c’est l’exil définitif, comme pour ton père.

— Vous me rejoindrez à Turin avec Margarita, mère, quand vous aurez pu réaliser la vente de cette maison et de nos biens. Si mon père pouvait exprimer un désir, soyez sûre que ce serait celui-là.

— C’est en effet le vœu que je lui ai entendu formuler, appuya Pierre. Mme Renucci et sa fille ne répondirent que par leurs larmes, et le jeune homme fit ses préparatifs de départ.

Lorsque Pierre Bertigny vint faire ses adieux aux deux femmes, il les trouva résignées, et elles eurent pour cet ami que la Providence leur envoyait des paroles touchantes.

— L’Italie ne compte plus que sur la France, dit la veuve d’une voix grave, et il n’est pas un patriote italien qui ne jette en ce moment des regards suppliants vers votre noble pays ; n’a-t-il pas toujours été le défenseur de toutes les causes généreuses, le champion désintéressé des peuples opprimés ? Il a rendu la vie à la Grèce ; il rendra son indépendance à l’Italie, et, jusqu’à la fin des siècles, tous les cœurs italiens le béniront, comme les deux faibles femmes que nous sommes vous bénissent aujourd’hui.

Profondément remué, Pierre put à peine répondre quelques mots, mais
Le petit Russe était calme, doux et silencieux.
ses yeux parlaient pour lui, et il emporta, gravé dans un des plus secrets replis de son cœur, l’image de la ravissante Italienne.

Le lendemain matin, les deux jeunes gens débarquaient à Turin. Pierre avait tenu à accompagner Francesco jusque-là, et reçut en le quittant ses plus vives protestations d’amitié. Il fut convenu qu’une correspondance suivie s’engagerait entre eux, et que, l’année suivante, Pierre, s’il pouvait avoir un congé, viendrait le passer dans la famille Renucci.

Le lendemain, par Alexandrie et Novi, notre ami regagnait Gênes, et Georgewitz Mohiloff, à qui la famille empressée du Consul avait fait oublier les vilaines heures du naufrage, agita ses petits bras en le reconnaissant.

Notre ami mit le Consul au courant des péripéties de son court voyage.

— Vous avez bien fait de revenir au plus vite, approuva l’excellent homme, car il aurait pu vous en cuire ; tout cela est fort triste et la situation est des plus inquiétantes ; l’antagonisme est tel aujourd’hui en Lombardie, entre Italiens et Autrichiens, que la lutte ne peut tarder à en sortir ; au théâtre, dans les lieux publics, partout, on s’évite ou on se provoque ; les maisons particulières sont fermées aux agents du gouvernement. Les Autrichiens ne sont pas installés dans ce pays : ils y sont campés le revolver au poing, et Dieu sait comment tout cela finira si la France ne s’en mêle pas.

— La France ne sera pas seule, opina Pierre : l’Angleterre qui vient d’être notre alliée en Crimée sera de nouveau avec elle.

— Détrompez-vous, répliqua vivement M. Petitpied. L’Angleterre y a été de son concours le plus actif en Crimée parce qu’il s’agissait pour elle d’une question vitale : la prédominance de la Russie à Constantinople dont elle ne veut à aucun prix ; mais l’indépendance de l’Italie n’a pour elle qu’un intérêt secondaire, et comme elle ne sacrifie jamais au point de vue sentimental, elle n’interviendra pas. C’est un peuple trop pratique pour risquer, dans un cas comme celui-ci, un soldat ou un écu ; c’est bon pour la France ce rôle-là.

— C’est un beau rôle, s’écria Pierre avec feu !

— C’est quelquefois un rôle de dupe ! murmura en hochant la tête le Consul de France.

Quelques jours après, Pierre s’embarquait sur un bateau côtier, à destination de Marseille et y prenait le train pour Paris, un peu embarrassé, il faut l’avouer, par son rôle de bonne d’enfant, mais s’y appliquant de son mieux.

Pierre Bertigny trouva Valentine à la fois triste et heureuse ; triste de la mort de Henri Cardignac qu’une dépêche laconique lui avait apprise, heureuse de voir la fin de cette guerre meurtrière et de n’avoir plus rien à redouter pour son mari.

Pendant les premiers jours, elle ne se lassa point de faire raconter à Pierre les détails de l’assaut de Malakoff et du bombardement qui l’avait précédé, et elle ne manquait jamais de conclure par cette phrase :

— Quelle affreuse chose que la guerre !

Elle versa des larmes abondantes au récit de la mort si émouvante de Henri, et de la fin si belle et si tragique de Lucienne, et montrant le petit Georgewitz :

— J’espère bien, dit-elle, que Jean, quand il reviendra, n’aura pas l’idée de faire plus tard un soldat de cet enfant.

Le petit Russe avait passé assez facilement des bras de sa mère morte dans ceux de sœur Marie-Agnès.

Il passa de même des bras de Pierre dans ceux d’une brave campagnarde à qui le confia Valentine.

Il avait à peu près l’âge de son fils Georges, un peu plus de deux ans, du moins pouvait-on le présumer, car la date de sa naissance était inconnue. Peu à peu, il devait paraître plus âgé que Georges, car il se développait plus rapidement, comme il arrive d’ailleurs aux races orientales dont la maturité est précoce, mais chez lesquelles aussi les signes de la vieillesse apparaissent plus rapidement que dans les pays d’Occident.

Avec ses yeux noirs, enfoncés, très petits et très vifs, ses sourcils rares, son teint olivâtre, ses cheveux légèrement crépus et d’un noir bleu, ses membres gros, son torse râblé, il formait un contraste frappant avec le petit Georges Cardignac, et ce contraste s’étendait jusqu’au caractère, car le petit Russe était calme, doux, silencieux, criant rarement et ne pleurant jamais.

Georges Cardignac était devenu un bel enfant dont les grands yeux bleus, étonnés et rieurs, faisaient la joie de Valentine : ses cheveux, presque blonds à sa naissance, tournaient au blond vénitien ; il était rose comme un amour de Bouguereau et sa petite bouche appelait le baiser. Par une bizarrerie de la nature, cet enfant d’un savant peu enclin à la gaieté et d’une femme sérieuse, comme la nièce de M. Normand, était d’une gaieté folle, et son rire frais et bruyant emplissait déjà la maison ; mais aussi il avait des colères subites, criait, tapait du pied et son caractère tenait plutôt de celui de son oncle Henri que de celui de son père.

La vérité est que sa pétulance, sa gaieté, ses impatiences, son besoin de caresses le rapprochaient du colonel Cardignac, son grand-père, dont il n’avait pas les yeux noirs, mais dont il possédait cependant le regard expressif et lumineux.

Les trois mois de congé de Pierre allaient toucher à leur fin et Jean n’était pas encore de retour. Valentine qui se sentait trop seule, pria le jeune maréchal des logis de faire prolonger son congé ou de renoncer à l’Afrique.

Et chose étonnante, mes enfants, ce fut le deuxième parti que choisit le
Georges Cardignac était devenu un bel enfant.
jeune homme : lui qui n’avait rêvé pendant de longs mois que son passage aux chasseurs d’Afrique et les fougueuses chevauchées dans la brousse algérienne, il renonça sans hésitation à rejoindre son régiment à Constantine.

Les dix-huit mois de campagne qu’il venait de faire lui avaient-ils ôté le goût de l’action et des aventures ? Non certes : là n’était pas la raison de sa détermination, et cette raison je vais vous la dire tout bas, car il n’osait pas se l’avouer à lui-même, et encore moins à Mme Cardignac.

En retournant en Afrique, Pierre aurait eu peu de chance de pouvoir aller passer son prochain congé en Italie et de revoir les yeux de jais de la belle Margarita, car de Philippeville, les courriers étaient rares, les permissions aussi. Et voilà comment son voyage accidenté à Milan, et surtout le souvenir rempli de charme qu’il en avait rapporté le décidèrent à chercher un permutant. Il en trouva un sans peine au régiment de cavalerie de Saint-Germain, et, en juin 1856, il passait au 2e hussards, commandé par le colonel L’Huillier.


Un mois après, en juillet, l’armée française de Crimée était enfin rapatriée tout entière, et je n’ai pas besoin de vous dire quel enthousiasme populaire accueillit les vaillants qui venaient d’ajouter une page glorieuse à l’histoire de notre pays.

Ce fut un retour triomphal.

Le Maréchal Pélissier quitta la Crimée le dernier.

Il s’était fait précéder par le colonel Pajol, chargé de porter à l’Empereur Napoléon III les drapeaux pris à Sébastopol.

Soixante ans auparavant, le père de ce colonel, le général Pajol, avait été chargé par Kléber de porter à la Convention les trophées pris à Mayence : il y a des noms prédestinés pour les nobles missions.

Jean Cardignac accompagnait le colonel Pajol.

Avec quel bonheur Valentine retrouva son mari, je vous le laisse à deviner, mes enfants ; elle allait donc reprendre avec lui la vie de travail tranquille qu’elle regardait comme l’idéal du parfait bonheur ! Aussi pour n’avoir plus à craindre l’imprévu d’une séparation, elle insinua doucement, très doucement d’abord à son mari, qu’il serait beaucoup mieux dans la vie civile pour continuer les recherches scientifiques, qui constituaient en somme le principal attrait de son existence ; et peu à peu elle essaya de l’amener à donner sa démission.

Mais Jean Cardignac la supplia de ne plus prononcer ce mot. Il avait juré à son père d’être soldat et soldat il resterait. Aujourd’hui, surtout, que son frère était mort et qu’il était seul, lui, Jean Cardignac, dans l’armée à porter un nom glorieux, il ne pourrait se résoudre à la quitter.

Valentine n’insista plus.

D’ailleurs, quelques jours après cette conversation, et comme si l’Empereur eût deviné les sollicitations dont était l’objet son ancien aide de camp, Jean Cardignac était promu lieutenant-colonel au choix hors tour, pour services exceptionnels en Crimée, et reprenait sa place à l’État-major particulier de l’Empereur.

Ce fut une grande satisfaction pour le dernier filleul de Napoléon de se retrouver au service du neveu de son illustre parrain, et peut-être l’emploi lui fit-il ce jour-là plus de plaisir que le grade.

Peu après, Jean eut une conversation secrète avec le souverain sur le nouveau matériel de canons rayés de campagne, qui était alors en construction et dont Napoléon III poussait en toute hâte l’achèvement. À la suite de cet entretien, il réintégra son cher local d’études du Louvre. Il y retrouva son fidèle Bouloche et se replongea avec plus de feu que jamais dans ses recherches, ses épures et ses calculs.

Mais ce qui faisait son bonheur causa le désespoir de Mahurec.

Le brave Breton avait d’abord éprouvé un gros chagrin en laissant en Crimée sa pièce « Yvonne », bien qu’elle ne tirât plus ; puis il s’était dit qu’en France, il retrouverait une autre « Yvonne » d’un calibre différent peut-être, mais à laquelle il pourrait s’attacher.

Il avait été fort impressionné, lorsque, au débarcadère, à Paris, Pierre Bertigny lui avait sauté au cou, l’avait remercié de sa ceinture de sauvetage et traité en ami ; mais il avait éprouvé une vive déception en voyant que son commandant, qui avait dix-huit pièces sous ses ordres à Sébastopol, n’en commandait plus une seule à Paris et n’alignait plus que des chiffres.

Il crut d’abord qu’il ne s’agissait, pour son officier, que d’une occupation passagère, et, pour tuer le temps, il alla voir, quand il avait des loisirs, manœuvrer les batteries sur le polygone de Vincennes ; mais lorsque Jean, réinstallé au Louvre, voulut le transformer en garçon de bureau, à l’instar de Bouloche, plus ventripotent et plus solennel que jamais, Mahurec exprima nettement son sentiment :

— Mon colonel, dit-il, moi, voyez-vous, j’aime le canon ; c’est plus fort que moi. Il n’y a pas d’homme plus heureux que moi quand je vois ma pièce bien astiquée, bien luisante, prête à tirer, « Je m’ai engagé » pour sept ans afin d’arriver chef de pièce. Je vous en prie, remettez-moi dans une batterie : je crois que je peux faire un bon artilleur, mais je suis sûr de faire un mauvais garçon de bureau.

Son vœu avait été exaucé, et, dès 1857, son ambition était réalisée : il était chef de pièce, et qui plus est, d’une pièce de 4 rayée de campagne, c’est-à-dire d’une des pièces nouvelles qui allaient faire si brillamment leurs preuves sur les champs de bataille d’Italie.

L’année 1856 s’écoula, marquée seulement par la signature du Traité de Paris, qui mettait fin officiellement à la guerre de Crimée et retardait pour un temps la décadence et la chute de l’Empire Ottoman. Aussi bien, cet empire était tellement ébranlé que, quatre ans après, il eut encore besoin de la France pour rétablir la paix dans une de ses provinces : une expédition française fut envoyée pour préserver la population chrétienne du Liban, les Maronites, contre les violences des Druses musulmans.

C’est aussi à cette époque, mes enfants, que l’intérêt de la France tournée vers l’Orient, s’y affirma par une grande œuvre de paix. Un Français, M. de Lesseps, entreprit, malgré la jalouse intervention de l’Angleterre, le percement de l’isthme de Suez qui, terminé depuis 1869, ouvre la plus utile des voies de communication, par la Méditerranée et la Mer Rouge, entre l’Europe et l’Asie.


Cependant Pierre Bertigny voyait arriver avec un secret bonheur l’époque qu’il s’était fixée pour aller voir ses amis de Turin ; il savait, par les lettres de Francesco, que sa mère et sa sœur l’avaient rejoint dans la capitale du Piémont et qu’il espérait entrer l’année suivante, en 1858, à l’École royale militaire.

Un jour, il avait trouvé, dans une de ses lettres, une fleur séchée de myosotis, et la vue de la poétique fleurette avait fait battre son cœur à coups précipités. Non, certes, il n’oubliait pas, et il comptait les jours qui le séparaient de son congé, lorsque le colonel L’Huillier le fit appeler à la salle des rapports.

— Maréchal des logis Bertigny, lui dit-il, vous avez demandé dernièrement une permission qui m’a donné la curiosité de consulter de près vos états de services : vous avez maintenant huit ans de présence sous les drapeaux et quatre ans de grade de sous-officier ; je trouve bien, à l’origine de votre carrière, une faute grave, mais je ne vous la rappelle que pour constater qu’elle a été noblement réparée, puisque vous avez obtenu une citation à l’ordre de l’armée d’Orient. Votre instruction générale est suffisante, vos connaissances professionnelles très complètes, votre science en équitation approfondie ; en un mot, je ne sais pas pourquoi vous semblez vous confiner dans le grade de sous-officier, alors que vous avez tout ce qu’il faut pour devenir un très bon officier de cavalerie…


Le maréchal des logis Pierre Bertigny.
— Mon colonel, je crains…

— Laissez-moi finir ; vous ferez vos observations après. Toutes les considérations que je vous énumère m’ont donc convaincu, et je vous préviens que je vous propose pour Saumur à cette inspection générale. Vous y entrerez dans deux mois.

— Mon colonel,… voulut dire Pierre.

— Qu’est-ce que c’est ? ça ne vous va pas, fit le colonel L’Huillier qui ne se rappelait déjà plus sa concession de tout à l’heure, tant son caractère autoritaire admettait peu la réplique.

— Mon colonel,… bégaya Pierre de nouveau.

— Suffit ! rompez !…

Quand notre ami se retrouva dans la cour du quartier, il se tâta pour savoir s’il ne rêvait pas. Il avait depuis longtemps renoncé à toute ambition, comptant sous peu arriver maréchal des logis-chef et espérant atteindre son bâton de maréchal dans le grade d’adjudant, pour y terminer ses vingt ans de services.

Il avait maintenant vingt-sept ans : c’était bien tard pour arriver sous-lieutenant ; encore ne pouvait-il être nommé à ce grade qu’après une année passée à Saumur, c’est-à-dire à vingt-huit ans, alors que les privilégiés, sortant de Saint-Cyr, acquièrent ce grade à vingt et un ans, vingt-trois au plus. C’était donc pour lui, vis-à-vis de ces derniers, un retard de cinq ans au moins.

Et puis, l’entrée à Saumur, c’était son voyage d’Italie remis à l’année suivante.

Mais une autre réflexion le retourna comme un gant, et, pour la première fois, il lut clairement dans son âme.

Cette jeune fille, cette adorable Margarita à laquelle il ne cessait de penser, à quel titre avait-il espéré se rapprocher d’elle et acquérir le droit de lui parler de son affection ? Pouvait-il lui proposer d’unir sa vie à celle d’un sous-officier de carrière, elle, dont la famille était une des premières de Milan, sinon par la fortune, du moins par la considération.

S’il passait officier, au contraire, tous les espoirs lui étaient permis.

Promptement donc, il écrivit à Francesco Renucci que, lui aussi, entrait à l’École Militaire de cavalerie pour passer officier l’année suivante, et que cette raison seule avait pu lui faire différer la visite promise.

Quand il eut la réponse de Turin, huit jours après, il fut transporté au septième ciel, car, cette fois, tout un bouquet de myosotis s’épanouissait dans l’enveloppe, et les allusions de Francesco au souvenir de sa sœur, à la part qu’elle prenait à l’heureux événement survenu dans la vie de Pierre, lui semblèrent autant de présages d’un bonheur possible et relativement prochain.

En octobre 1858, donc, Pierre Bertigny entra à Saumur, et personne n’eût reconnu, dans le jeune homme à la physionomie sérieuse, au front mélancolique, mûri par l’expérience, le malheur et les campagnes, personne n’eût reconnu, dis-je, le gamin incorrigible, le révolté et l’indiscipliné de La Flèche, tant il est vrai, mes enfants, qu’il y a toujours de la ressource chez l’enfant qui a du cœur et une nature droite.

De plus, Pierre Bertigny avait compris la nécessité du travail, et le paresseux du Prytanée devint à Saumur un travailleur acharné : il en sortit dans un excellent rang qui lui permettait de faire choix d’un régiment.

Il se décida pour le 4e régiment de chasseurs, parce qu’il comptait y retrouver son lieutenant de peloton, le petit Vautrain, récemment nommé capitaine dans ce corps, après avoir quitté, lui aussi, les chasseurs d’Afrique.

Ce fut un beau jour pour lui, je vous l’assure, mes enfants, que celui où Pierre Bertigny arbora le dolman bleu, galonné de la tresse d’argent et le coquet shako à la jugulaire de cuivre doré ; il regretta bien un peu de ne pouvoir aller visiter ses amis d’Italie dans cette brillante tenue, car il était interdit d’aller à l’étranger en uniforme, mais il se fit faire un vêtement civil élégant, lança sa demande de permission et, pour la seconde fois, annonça à Francesco son arrivée prochaine.

C’était en décembre 1858.

Quinze jours après, aux réceptions du 1er janvier 1859, l’Empereur Napoléon III, s’adressant au baron de Hubner, représentant l’Autriche, à Paris, lui dit :

— Je regrette vivement, monsieur l’Ambassadeur, que mes relations avec votre gouvernement ne soient plus aussi bonnes que par le passé, mais je vous prie de dire à l’Empereur que mes sentiments personnels pour lui ne sont pas changés.

En langage non diplomatique, cette phrase, mes enfants, n’a qu’une traduction ; elle est la suivante :

« J’aime votre souverain de tout mon cœur, mais ça n’empêche pas que la guerre avec votre pays est devenue inévitable et que vous pouvez compter dessus. »

Ce fut ainsi, d’ailleurs, qu’elle fut interprétée, dès le lendemain, par la presse de l’Europe entière.

Quelques jours après, un ordre du Ministre de la Guerre supprimait toutes les permissions, rappelait tous les hommes en congé et prescrivait la mobilisation de trois armées, une sur la frontière des Alpes, une sur le Rhin et une à Lyon.

Dès lors, Pierre Bertigny, privé définitivement de permission et déçu pour la deuxième fois, ne vécut plus que dans l’espérance de voir la situation se brouiller tout à fait ; il mit de côté son élégant complet de voyage et ne rêva plus que d’entrer au pays de Margarita, shako en tête et sabre au côté.

Son espoir ne fut pas déçu : le 3 mai, la guerre était déclarée par l’Autriche au Piémont et par la France à l’Autriche.

Une éloquente proclamation de l’Empereur l’apprenait au monde.

Une fois de plus, la France tirait l’épée pour venir en aide à un peuple opprimé, ne demandant pour elle que la gloire qui s’attache aux nobles causes noblement défendues.

  1. Il n’y a plus rien à faire !